vendredi 1 décembre 1995

Petite chronique élastique

Ce billet a été publié dans le magazine Méphistophélès n°6,
décembre 1995 (sous le pseudonyme d'Emile Grublicht).


S'il y a une saison qui - parmi toutes - réjouit le cœur de l'honnête homme que je suis, c'est sans conteste l'automne. Ah! L'automne! Les longues promenades au fond des bois, les silences de la forêt, l'odeur des champignons, la solitude venteuse.  Et les ploucs déguisés en sapins verts, coiffés d'un bob pied-de-poule qui arpentent armés les sentiers de la guerre aux faisans. Une horde de rabatteurs jettent au bout de leurs fusils quelques bestioles affolées. Qui chantera un jour la noblesse et l'audace de ces Tartarin en 4x4?
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Ah! L'automne! La nature déploie sa féérie de couleurs. Les parcs des villes se font palettes de peintres. Et nos rues résonnent des chants mélodieux d'étudiants marchant au pas, en bons petits soldats, soumis à l'autorité sans nuance de quelques néandertaliens expert ès-bières et méthodes d'humiliation sans pareille. Leurs propos fleuris embaument nos rues: chante, bleu! Avance, bleu! Ta gueule, bleu! Qu'en termes élégants ces choses-là sont dites. Le "poil" a le respect des traditions, qui se moquent bien du respect tout court. Qui dira un jour la bravoure de ces Ubu en tabliers sales?

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Les baptêmes sont encore lourds dans les têtes enfiévrées que déjà s'en viennent Saint-V et Saint-Nicolas. Et les étudiants de tendre leurs sébiles aux passants pour réclamer quelque argent qui se fera liquide et qu'ils iront vomir au milieu de la nuit suivante. A leurs côtés, des SDF, les yeux tristement tournés vers le sol, tendent des gobelets vides.

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Les SDF frileusement tendent la main. Les autorités bruxelloises courageusement leur indiquent la porte de sortie. La mendicité est désormais pratique moyenâgeuse dans la capitale de l'Europe, résolument tournée vers le futur. Pendant ce temps, Philippe XVII accumule les milliards par dizaines. Ces messieurs-dames les pauvres sont priés de mourir ailleurs. Et dans la dignité, si possible.

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Ah! L'automne, saison bénie des anciens Belges! Les hirondelles sont parties, pas folles les guêpes. Vivement le printemps!

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C'est ainsi que les hommes vivent. Mais où sont donc leurs baisers qui sont censés me suivre?

vendredi 1 septembre 1995

Petite chronique empirique

Ce billet a été publié dans le magazine Méphistophélès n°5,
septembre 1995 (sous le pseudonyme d'Emile Grublicht).


Les promeneurs du bord de mer vont de paire. Comme les gendarmes, les joueurs de cartes et les Japonaises.
Observons les Japonaises. Que constatons-nous? Qu'elles se déplacent le plus souvent par deux, l'une d'entre elles porte des lunettes. Les photos peuvent être prises par n'importe laquelle des deux. Les lunettes n'empêchent rien. Non plus qu'elles ne favorisent rien d'ailleurs. C'est tout. Juste une observation.

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J'ai une admiration sans bornes pour les coureurs cyclistes, les héros du Tour, les forçats de la route. Comment peuvent-ils, alors qu'ils suent sang et eau, supporter que des beaufs qu'ils n'ont jamais vus viennent leur taper sur l'épaule, leur crier des choses incompréhensibles dans l'oreille ou - pire - leur vider une bouteille d'eau sur la tête? Quel métier!

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Il y a une loi en journalisme, qu'on vous apprend dans toutes les écoles de journalisme du monde: celle du mort au kilomètre. Un mort au coin de votre rue aura, à vos yeux, plus d'importance que cinquante morts à mille kilomètres de chez vous. C'est ce qu'on appelle la proximité. Les journaux, les télés font "proche", pour susciter plus d'intérêt, et donc mieux se vendre (il y a une autre loi en journalisme, c'est celle du marché).
Hier soir, le JT s'ouvre avec la mort de Fangio, dans son lit, à 84 ans. Il faudra attendre un quart d'heure pour qu'on nous parle de Srebrenica qui est tombé aux mains des Serbes et de Zepa qui va tomber. Et des atrocités commises par les agresseurs: assassinats, viols, tortures.
Fangio était argentin et Srebrenica est en ex-Yougoslavie. Jamais je n'aurais imaginé que l'Argentine est si proche de nous... Va falloir que je révise ma géographie!

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A l'entrée de l'église Saint-Antoine, chaussée de Saint-Amand (à Tournai), en ce début du mois d'août, flottent deux drapeaux: Chaudfontaine et Jupiler. Voilà donc l'église sponsorisée. Il faut bien que tout le monde vive, je suppose. Chaudfontaine est sans doute baptisées eau bénite, mais pourquoi donc Jupiler? On aurait plutôt attendu une bière catholique... Rochefort, Chimay, Maredsous, hissez vos étendards!
Je me souviens de ces cartes postales "A la grotte de Lourdes, j'ai prié pour vous". Bientôt, on pourra lire "A Saint-Antoine, j'ai bu un coup à votre santé". On n'arrête pas le progrès.

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La machine à voyager dans le temps existe. Dans le Nord Eclair du 20 août - la date a son importance - on peut découvrir une carte de la qualité des eaux de baignade sur la côte belge, carte établie par le Vlaamse Milieumaatschappij. Les eaux de toutes les plages y sont réputées de bonne ou de très bonne qualité. A partir d'analyses effectuées entre le 15 et le 31 août 1995...
Le 27 août, j'ai été me baigner à La Panne. Et je n'ai pas été malade. C'est donc qu'ils étaient bien informés!

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C'est ainsi que les hommes vivent. Mais où sont donc leurs baisers qui sont censés me suivre?

jeudi 1 juin 1995

Petite chronique empirique

Ce billet a été publié dans le magazine Méphistophélès n°4,
juin 1995 (sous le pseudonyme d'Emile Grublicht).

A la poste, le guichet 2, fermé, invite le client à s'adresser aux guichets 3 et 4. 
Le guichet 3, aussi obstinément vide que le 2, renvoie au guichet 4 qui lui-même propose de s'adresser au guichet 3.
L'administration a un sens de l'humour qui lui est propre et qui laisse de marbre les clients, en file indienne devant l'unique guichet ouvert, le 7.
Les cachets du postier claquent avec la vigueur de ses vingt ans. Les timbres accusent le coup.
Le bruit donne à ces bureaux désertés une atmosphère de travail. D'énergie même. Il rassure les clients, décuple leur patience. Parfois, l'un d'eux craque, quitte la file dans un soupir ou un marmonnement qui s'adresse à ses voisins, leur signifiant son regret de les quitter. La file s'en émeut peu, fait semblant de ne pas s'en apercevoir, avance d'un pas et en profite pour déplacer le poids de son corps de sa jambe gauche à sa jambe droite.

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Le train possède un étonnant pouvoir d'assoupissement. A peine s'est-il mis en branle que dodelinent les têtes, que se ferment les paupières, que se décrochent les mâchoires.
Les moutons entr'aperçus par la fenêtre sont passés trop rapidement pour expliquer cette léthargie. Les peupliers sont plus constants, ils s'imposent dans le paysage, ont peut-être leur part de responsabilité dans le vide qui s'impose dans les têtes.
Pour réclamer au voyaguer endormi son titre de transport, le contrôleur a tantôt des attentions de maman, tantôt des brusqueries de sergent-chef. Celui-ci ne supporte pas qu'on dorme quand il travaille, celui-là se sent un peu responsable et heureux de l'engourdissement béat de ses voyageurs. Il se sent tout-puissant, seul maître à bord, veilleur de nuit en plein jour. Le train, déjà un goût de sommeil.

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Autoroute des navetteurs, un matin. En homme tranquille et respectueux du code de la route, je m'apprête à dépasser un camion. Sur ma droite, trois voitures surgissent d'une bretelle d'accès. Visiblement, des automobilistes malades de honte à l'idée de ne pas circuler sur la bande de gauche. Sur laquelle ils s'installent donc aussitôt, jouant des coudes, m'obligeant à freiner. Pour signaler ma présence, je me permets un appel de phares, du style "Coucou! Roulez les yeux ouverts! Ou je me trompe fort, ou vous venez de me faire une queue de poisson." L'automobiliste qui me précède, dans un geste d'une rare élégance, dresse son majeur. J'applaudis la grâce du langage, lui signifie que je suis plein d'admiration pour semblable distinction. Je ne peux m'empêcher de croire que les bovins pour communiquer entre eux doivent avoir un vocabulaire plus riche que celui des automobilistes. Plus je connais les automobilistes, plus j'aime les vaches.
La longue coiffure de celui qui me précède m'intrigue. Il ou elle? Ce type de langage m'avait, jusqu'à présent, semblé réservé aux seuls hommes. Je veux vérifier: je me glisse sur la bande de droite à sa hauteur. Aussitôt, il donne un violent coup de volant vers moi m'obligeant à effectuer un écran brutal. Me voilà rassuré: il s'agit bien d'un homme, avec du poil partout sur le visage, et ce besoin d'être devant! Je m'incline.
Il existe dans nos sociétés civilisées un mystère qui restera à jamais entier: celui du pouvoir de l'automobiliste de ressusciter l'homme préhistorique qui sévit en beaucoup d'entre nous. C'est struggle for road.Vive les trottoirs, les quais de gare, voire les comptoirs.

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C'est ainsi que les hommes vivent. Mais où sont donc leurs baisers qui sont censés me suivre?