samedi 28 novembre 2020

Une force peu tranquille

Pourquoi donc la France a-t-elle des forces de l'ordre aussi violentes? Les gendarmes qui ont violemment insulté et surtout tabassé un homme noir, le week-end dernier, auraient voulu empêcher l'adoption de l'article 24 contesté qu'ils ne s'y seraient pas pris autrement. L'Assemblée nationale a adopté en première lecture la loi "Sécurité globale" dont l'article 24 entend pénaliser la diffusion malveillante de l'image des policiers. Les journalistes s'inquiètent de ne plus pouvoir faire leur travail. Et les défenseurs des droits humains trouvent dans les images filmées les seules preuves à avancer parfois pour confondre des policiers accusés de bavures. C'est le cas ici. Sans ces images, la victime serait restée accusée. Mais de tout temps, le pouvoir a toujours voulu contrôler le travail des journalistes. On voit par là que les temps ne changent pas.

Lors des manifestations des Gilets jaunes, la police et la gendarmerie avaient été, à de nombreuses reprises, pointées du doigt pour leur usage immodéré de la force. Elles sont équipées d'armes d'une violence inouïe qui ont crevé des yeux, arraché des mains. Dans le cas qui nous occupe, on a vu un policier jeter une grenade de désencerclement dans un hall d'immeuble. Dans bien d'autres pays d'Europe, les forces de l'ordre utilisent tant des armes que des stratégies moins violentes. Pourquoi tant de violence en France?

Il reste inadmissible que les flics soient eux-mêmes fliqués et que leurs noms, leurs adresses, leurs coordonnées soient diffusés publiquement, par de courageux anonymes, et qu'eux-mêmes et leurs familles soient menacés. Mais les images de leurs méthodes inadmissibles doivent pouvoir servir de preuves quand des excès sont commis.

Ceci dit, on se souvient qu'il y a vingt ans à peine, un peu partout, nous nous opposions à l'installation de caméras de surveillance dans l'espace public, dans un souci de protection de la vie privée. Aujourd'hui, tout le monde, ou presque, filme et se filme en permanence. Et étale sa vie publique au grand jour. Filmer et s'exposer est devenu une des activités les plus pratiquées et revendiquées. On voit par là que les temps changent.

 


lundi 23 novembre 2020

Contre la mauvaise foi, encore et toujours (et jusque quand?)

Il faut, une fois encore, une fois de plus, répondre aux pécheurs qui gravissent sur les genoux les marches du Golgotha en se fouettant, leur dire que non, l'islamisme n'est pas de leur faute, n'est pas de notre faute, que leur auto-flagellation n'y fera rien, qu'elle n'arrêtera pas la violence des fous-furieux de Dieu. Il y a assez de sang versé. N'y ajoutez pas le vôtre.

Quelques artistes peu inspirés avaient publié un texte peu novateur (1), ressucé de tant d'autres déjà écrits qui encombrent nos poubelles, qui affirmaient un lien entre actions djihadistes et actions militaires occidentales. Des chercheurs leur répondent, dans un texte qu'il faut lire (2), pour réfuter leurs arguments. Où trouvent-ils ce lien? "Historiquement, lorsque la France a été frappée par un terrorisme d’origine moyen-orientale, c’était généralement sans intervention dans les pays concernés", disent les chercheurs. Comment expliquer, si les opérations militaires étaient la cause des attentats, ceux qui ont été commis en Allemagne, en Finlande, en Autriche, en Suède, aux Pays-bas? Comment expliquer que 80% des attentats commis au nom d'Allah ou de son prophète le soient dans des pays où l'islam est majoritaire? Ajoutons que si la France intervient au Mali, c'est à la demande de ce pays, précisément pour protéger la population malienne des exactions djihadistes. Que ça plaise ou non aux fustigeurs, François Hollande y a été bien plus populaire qu'il ne l'a jamais été dans son propre pays. "Faire de ces interventions une cause majeure de terrorisme, c’est inverser la causalité, affirme de groupe de chercheurs. Il n’y aurait pas eu d’intervention significative des Occidentaux en Afghanistan ou en Syrie sans la montée en puissance d’Al-Qaïda et de Daech. La principale opération extérieure conduite actuellement par la France, soutenue par nombre d’autres pays dont beaucoup d’acteurs régionaux, contribue à protéger une population composée à 90 % de sunnites des exactions de groupes armés terroristes. L’intervention au Mali, un Etat membre de l’Organisation de la conférence islamique, a été engagée sur demande de son gouvernement, en pleine conformité avec le droit international. Non seulement il est douteux que les interventions militaires génèrent un « nouveau » terrorisme mais, en l’espèce, elles entendent porter un coup d’arrêt à des franchises islamistes dont les crimes frappent d’abord les communautés musulmanes locales."

Les braves artistes peu au fait de l'actualité ignorent totalement le rôle d'un Bachar el-Assad, "l’un des principaux pourvoyeurs de terroristes en Syrie (...) qui n’hésita pas à libérer des milliers de djihadistes des prisons de Damas pour attiser la guerre civile. Rappelons d’ailleurs que les régimes autoritaires de la région ne sont pas étrangers à l’émergence du terrorisme en leur sein : en l’absence de toute respiration démocratique, ils favorisent l’émergence des formes les plus radicales de contestation et facilitent le passage à la violence." Une fois encore, répétons-le: c'est aux valeurs de la démocratie que veulent s'en prendre les djihadistes. "Les djihadistes sont d’abord et avant tout des ennemis du modèle libéral. La France est bien attaquée pour ce qu’elle est, pas pour ce qu’elle fait. (...) Si le terrorisme djihadiste réagit à quelque chose, c’est bien plus à l’héritage des Lumières qu’aux interventions militaires qui constituent une manière - imparfaite et insuffisante - de réduire la menace."

Comme trop souvent, les bonnes âmes qui nous invitent au repentir sont très euro-centrées. Ce sont, souvent, les mêmes, qui, sous couvert de position décoloniale, nous fustigent, nous Occidentaux, hommes blancs, hétéros et patriarcaux, pour notre vision qui serait réduite à nous-mêmes ,et qui ignorent superbement la violence djihadiste subie par les populations musulmanes. On a envie de les inviter à écouter les démocrates du monde musulman qui appellent l'islam à se remettre en question,  les inviter à sortir de leur vision nombriliste et à se débarrasser de la culpabilité judéo-chrétienne. Qu'ils arrêtent de se faire souffrir et de tenter de justifier l'injustifiable.

(1) https://www.nouvelobs.com/idees/20201114.OBS36086/guerres-et-terrorisme-sortir-du-deni.htm

(2) https://www.nouvelobs.com/idees/20201121.OBS36387/guerres-et-terrorisme-ne-pas-se-tromper-de-cible.html

jeudi 19 novembre 2020

Politique de l'ostrich

Enfermés dans une forme de défense du communautarisme, les médias anglo-saxons ne comprennent pas - ou ne veulent pas comprendre - ce qu'est la laïcité à la française. La plupart se rangent dans le camp des aveugles angéliques qui refusent de voir la différence entre islam et islamisme, qui ne peuvent appeler un chat un chat et un islamiste un terroriste.

La police française tire et tue un homme après une attaque meurtrière au couteau dans la rue, voilà comment The New York Times a titré son article annonçant que Samuel Paty, professeur de la région parisienne, avait été décapité par un islamiste pour avoir travaillé avec ses élèves sur des caricatures et sur la liberté d’expression. "Après une vague d’indignation sur les réseaux sociaux, rapporte Inna Shevchenko (1), le quotidien américain de référence a modifié son titre, tout en continuant à mettre l’accent sur l’action de la police : La police française abat l’homme qui a décapité un professeur dans la rue. Visiblement tiraillé entre sa tendance obsessionnelle au politiquement correct et le devoir de rapporter les faits, le journal a finalement changé une troisième fois son titre pour : Un homme décapite un enseignant dans la rue en France et est abattu par la police. Il aura fallu du temps, mais ils y seront arrivés." Mais, poursuit Inna Shevchenko, "dans ses articles sur l’assassinat de Samuel Paty, The New York Times n’a cependant pas hésité à souligner que des questions sont soulevées quant à l’utilisation par M. Paty des caricatures de Mahomet en classe, citant des experts qui affirment qu’il est difficile d’utiliser ces caricatures à des fins éducatives". NBC News a eu la même attitude et "a choisi de couvrir l’attaque terroriste de Conflans-Sainte-Honorine sur l’air de il l’a bien cherché : Un professeur français décapité avait été averti de ne pas montrer des images du prophète Mahomet avant une « attaque islamiste »  – notez les guillemets qui encadrent soigneusement les mots « attaque islamiste ». Sur le même ton, d’autres médias anglo-saxons ne mentionnent que rarement le terme islamisme dans leurs comptes rendus, et quand ils le font, c’est généralement aussi avec des guillemets, comme une mise en doute de la pertinence du terme." Dans son article, Inna Shevchenko cite encore d'autres organes de presse américains qui refusent de voir la réalité et de hiérarchiser les problèmes, tel le Washington Post qui suggère que la laïcité française favorise l’islamophobie. "Les médias anglo-saxons, constate-t-elle, se sont donc majoritairement refusés à voir l’assassinat du professeur français comme un acte de terrorisme religieux. En revanche, ils ont largement insisté sur l’islamophobie et les insultes à la religion – qu’ils mettent sur le même plan –, comme seules explications vraisemblables à ces actes de violence. Pour ces ardents défenseurs des politiques communautaires et identitaires, le problème vient avant tout de la laïcité française, qui autorise le blasphème." Ce qui l'amène à affirmer que "la ligne éditoriale de ces grands médias sur ces sujets est aujourd’hui à peine différente de celle des plateformes d’information religieuse au prosélytisme affiché qui plaident ouvertement en faveur du mode de vie islamique en Europe".  Rappelons (2) qu'il y a un an et demi, The New York Times avait courageusement décidé la suppression des dessins de presse dans ses éditions, suite à la publication dans ses pages d'un dessin de Trump et Netanyahu qui avait été jugé antisémite par certains. Pas de vague, était la consigne, pas de scandale. Une décision qui ressemblait à un auto-sabordement. 

De son côté, le magazine américain Politico qualifie la laïcité de dangereuse religion française. "Une partie des médias américains peine à admettre la réalité du problème que l'extrémisme musulman pose à la France, estime le site d'information britannique Unherd (3). L'emploi du mot islamisme lui-même est rare, hormis pour citer Macron, comme si tout ça n'était que le pur produit de son imagination." Unherd considère que les médias américains ont tendance à plaquer "sur la France leur propre grille de lecture". Et surtout à craindre que la dénonciation de l'islamisme soit vue comme un reproche adressé aux musulmans. Une manière d'éviter de nommer et d'affronter le problème, en refusant de dénoncer ce que l'éditorialiste algérien Mustapha Hammouche (4) appelle une idéologie à vocation expansionniste: "sa stratégie de conquête repose sur la haine hissée au nom de valeur. Son credo est de semer le chaos pour imposer son ordre sur les décombres de l'ancien. Là où il le peut. Là où il ne le peut pas, il s'adonne au terrorisme d'attentats pour entretenir la haine, qui entretient le moral des troupes, dans ses rangs. Sa cible est alors aisément identifiable: l'ordre issu du génie humain, c'est-à-dire la science, l'art, l'harmonie sociale..." Mustapha Hammouche termine en affirmant que "par nature, un péril global appelle une réaction globale". Mais tant de braves gens font le dos rond face à l'islamisme...

(1) "Médias anglo-saxons: le terrorisme n'a jamais existé", Charlie Hebdo, 28.10.2020.

(2) (Re)lire sur ce blog "Autocensure", 11.6.2019.

(3) "Des médias anglo-saxons hors sujet?", Le Courrier international, 19.11.2020.

(4) "L'islamisme rime toujours avec terrorisme", Liberté (Alger), 5.11.2020, in Le Courrier international, 19.11.2020.


lundi 16 novembre 2020

I miss messe

Le confinement provoque des manques. En France, des milliers de catholiques ont manifesté ce dimanche devant leurs églises pour réclamer la ré-autorisation des messes, interdites en cette période de Covid-19. Un jeune homme vient de faire une découverte et s'indigne: "Voilà un gouvernement qui se place au-dessus de Dieu". L'époque est rude pour lui : il avait toujours cru que la loi de son dieu passait avant celle des hommes. "Rendez-nous la messe" affichent des manifestants sur leurs panneaux. "La messe, c'est essentiel", "Laissez-nous prier". Le culte est une liberté fondamentale, disent des manifestants. Un couple affirme ne pas pouvoir se passer de messe. Certains prélats cependant trouvent normale la suppression des messes, les plaçant sur le même plan que d'autres rassemblements publics. Et certains prêtres diffusent leurs messes en ligne. Personnellement, j'arrive à me passer de mon verre de blanc quotidien au zinc du bistrot du village. Je bois chez moi. Les addictions comme les rituels doivent s'adapter. 

Journal de France 3, 15.11.2020, 19h30.

dimanche 15 novembre 2020

Mais tissons, métissons

En ces temps de nouvelle inquisition, il est de bon ton de jeter l'opprobre sur tout et même sur n'importe quoi. Tout est condamnable, tout doit être critiqué, repensé, rééduqué. Et surtout dénoncé comme étant le fait des hommes, des blancs, des hétéros, des colons, de tous ces monstres qui ne s'ignorent pas toujours, qui imposent, volent, pillent, cachent, s'approprient. Ainsi de la psychanalyse, de la cuisine, de la musique, du yoga, des coiffures, de la laïcité, de la liberté d'expression, bref, de la vie. La traduction n'y échappe pas. Elle est violente. C'est la magazine Marianne qui, récemment (1), l'écrivait: France Culture annonçait sur son compte Twitter une thèse fracassante de la critique littéraire Tiphaine Samoyault: "La traduction est outil d'oppression". Il faut donc repenser "cette opération par essence ambiguë et complexe non comme un simple outil de communication, mais comme un acte empreint de violence". Comme l'écrit Marianne, "cette forte pensée est intraduisible même en français". Peut-être y a-t-il dans l'ouvrage cité l'une ou l'autre analyse qui mérite intérêt, mais - allez savoir pourquoi - on n'a guère envie de lire cette thèse qui nous est tombée des mains avant même qu'on ne l'approche. 

Il semble qu'aujourd'hui tout soit violence. Cette société outragée qui nous invite à nous flageller dès le saut du lit est fatigante, cette police de la culture qui nous dit ce que nous devons penser est effrayante. Et on ne sait s'il faut rire ou pleurer de toutes ces dénonciations qui s'additionnent chaque jour. Ici, c'est la chanteuse Rihanna qui est fustigée pour porter des tresses dites africaines et le chanteur Bruno Mars pour ses dread locks, là c'est un cours de yoga qui est dénoncé comme appropriation culturelle, ailleurs encore ce sont des plats asiatiques servis dans des cantines universitaires américaines qui sont pointés du doigt. Le yoga ne devrait-il donc être pratiqué qu'en Inde (ou que par les Hindous)? Les étudiants américains ne devraient-ils manger que des hamburgers? La cuisine dite du monde devrait-elle être proscrite? Faut-il interdire les cours de djembé en Occident? Censurer les Rolling Stones et tous les groupes rock qui ont puisé aux sources du blues? Empêcher de chanter dans une langue qui ne serait pas la sienne? Va-t-on, comme un vulgaire dictateur l'a fait récemment, obliger les habitants de chaque pays à se coiffer de telle ou telle manière qui serait respectueuse d'on ne sait quelle tradition? A qui faudra-t-il demander l'autorisation de jouer tel spectacle, de se déguiser en tel ou tel personnage pour un carnaval, pour Halloween ou pour une fête? On en arrive à ne plus savoir quel mot on peut ou non, on doit ou non utiliser pour ne pas risquer de chatouiller la moindre sensibilité. Mais qui ferait la loi? Qui peut assurer que telle pratique trouve sa source à tel ou tel endroit? Qui en est le gardien? Qui a des droits sur telle tradition? Des comédiens se voient reprocher de jouer le rôle d'un autre: un hétéro ne peut jouer le rôle d'un homo, un blanc celui d'un noir, un homme celui d'une femme. Chaque comédien ne devrait-il jouer que son propre rôle? Cesser de jouer donc?  Tous ces procès sont d'autant plus inquiétants qu'ils vont jusqu'à la demande de réparation, d'excuses, d'éducation. On n'est pas loin de procès en sorcellerie et de camps de redressement.

Caroline Fourest a consacré son dernier ouvrage (2) à ce phénomène, à cette génération qu'elle qualifie d'offensée, à cette jeunesse "qui se veut woke, réveillée, car ultrasensible à l'injustice. Ce qui serait formidable si elle ne tombait pas dans l'assignation ou l'inquisition". Elle constate que "le courage d'y résister se fait rare. Si bien que nous vivons dans un monde furieusement paradoxal, où la liberté de haïr n'a jamais été si débridée sur les réseaux sociaux, mais où celle de parler et de penser n'a jamais été si surveillée dans la vie réelle". Et tout cela avec le soutien d'une bonne partie de la gauche qui, souvent par calcul électoral, s'indigne avec les indignés, trouve normal de séparer nos sociétés entre racisés et non-racisés, puis s'offusque de voir son électorat traditionnel basculer dans le camp des populistes et de l'extrême droite. Sans vouloir se rendre compte qu'elle fait ainsi le jeu des suprémacistes blancs. La méconnaissance et la bêtise construisent des murs. Chaque chose et chacun à sa place, évitons les métissages. Mais d'où venons-nous? Comment nous sommes-nous construits sinon par métissage?

Si tous ces bonnes âmes étaient cohérentes - ce qu'elles ne sont évidemment pas - elles interdiraient , plutôt que de la défendre, la burqa qui n'est une tradition que dans les montagnes afghanes. Et elles s'opposeraient au port du voile par les femmes musulmanes qui n'est de retour, dans les pays européens comme dans de nombreux pays de tradition musulmane, que depuis une trentaine d'années sous la pression des barbus soutenus par les machos. Il n'était plus depuis longtemps une tradition. Tout comme l'obligation de nourriture halal, qui ne date que des années 1970. Comme le relève Caroline Fourest, "traumatisés à l'idée que des Blancs adoptent des coupes afro, les mêmes trouvent normal que des étudiantes blanches s'essayent au voile islamique le temps d'un Hijab Day. Une initiative imaginée par des cercles intégristes et reprise par des étudiants de Sciences Po. Le temps d'une journée, ils ont proposé à leurs camarades d'essayer la modestie (sic!). Bizarrement, aucun des inquisiteurs habituels n'y a vu la moindre appropriation culturelle."

Rappelons, une fois encore, les propos de Gaston Kelman dans son ouvrage "Je suis noir et je n'aime pas le manioc" (3): « Permettez-moi de vous dire qu’il n’existe pas de culture africaine. La similitude entre un cadre de Douala, de Bamako ou de Dakar, diplômé, urbain, et un agriculteur du Sahel ou de la forêt équatoriale, analphabète, rural, est la même que celle qui existe entre un cadre suédois ou un golden boy de Manhattan ou de la City et un agriculteur moustachu du sud de la Turquie, un pêcheur de la Tchétchénie ou un Gitan de Bulgarie. La culture est un élément social et non ethnique, même si l’ethnie sert souvent d’espace social d’enracinement à un modèle culturel. Ce cas de figure se retrouve notamment et presque exclusivement en milieu traditionnel rural. Dans tous les cas, la culture reste un élément spatial et temporel. C’est la capacité de s’adapter à son milieu et à son temps. Moi, le Francilien, ce qui me relie culturellement à mon cousin qui n’est jamais parti du village d’origine de mes parents (espaces décalés), ou à celui qui vivait dans ce même village il y a un siècle (temps décalés), est certainement plus mince que ce qui me relie à un Blanc de la région parisienne (espace commun) aujourd’hui (temps commun), ayant les mêmes caractéristiques sociologiques que moi. (…) Mes origines reposent sagement dans mon patrimoine ; mon quotidien, c’est la culture au sein de laquelle je vis. (…) Le problème réside dans le fait que tout le monde confond allègrement culture et valeur. La culture, c’est l’adaptabilité à un milieu et à un moment. C’est la capacité à utiliser des outils (production), les comportements (vie sociale) locaux pour vivre. La culture c’est hic et nunc, ici et maintenant. Elle est donc intimement liée aux notions d’espace et de temps. »

Qui peut contester que le métissage est enrichissant? Que l'enfermement dans une culture assèche? Que la notion même de culture implique celle d'ouverture à l'autre? Que tous ces imprécateurs, ces possesseurs de la bonne parole, ces Savonarole du XXIè siècle se taisent. Et que la vie, métissée par essence, prenne toute la place qui lui revient. En ces temps d'obscurantisme, on a besoin d'air et de lumières. 

(1) 9.10.2020.

(2) Caroline Fourest, "Génération offensée - de la police de la culture à la police de la pensée", Grasset, 2020.

(3) Gaston Kelman : « Je suis noir et je n’aime pas le manioc », édit. Max Milo, Paris, 2003.

lundi 9 novembre 2020

Aveuglement

Nombreux sont les intellectuels occidentaux qui, inlassablement, après chaque attentat commis chez nous, nous invitent à battre notre coulpe: nous devons respecter les musulmans dans leurs croyances et leurs règles. S'ils condamnent les crimes terroristes, ils nous invitent cependant à cesser ce qu'ils nomment "des provocations". Il nous faut, disent-ils, une laïcité, plus ouverte, plus tolérante, plus inclusive. Il en est même (1) qui affirment que "nous sommes victimes de l'aveuglement des Lumières". A se mettre la tête dans le sable, leur répond-on, on ne peut voir clair. L'Autriche a connu, voilà quelques jours, un attentat islamiste qui a tué quatre personnes et en a blessé plusieurs autres. Or, aucune caricature du Prophète n'a été publiée dans ce pays qui n'est pas laïc. A Kaboul tout récemment, vingt-deux étudiants ont été tués par des talibans. Leur grand tort: visiter le Salon du livre iranien. Comme le dit Abnousse Shalmani (2), essayiste d'origine iranienne, "dans un pays à 99% musulman, le problème n'est pas le salon du livre iranien ou algérien ou tunisien. Le problème, c'est le salon du livre tout court. Parce que c'est un livre, une foi, et tous ceux qui refusent cela sont condamnés à mourir. Une semaine avant cet attentat, au nord-ouest de Kaboul, un autre attentat a tué vingt-quatre étudiants. Ça ne s'arrêtera jamais. Dès qu'on ouvre un autre livre que le Coran, qu'on se permet de douter, même pas d'ouvrir un autre livre, on est condamné à mourir de la main de ces talibans qui sont en train de négocier pour revenir au pouvoir". Mais les bonnes âmes qui veulent que la laïcité fasse un pas de côté face à l'islamisme ignorent ce qu'il se passe dans les pays musulmans et veulent à tout prix que nos pays s'adaptent pour accompagner cette régression des esprits et des corps que veut imposer l'islamisme.

" Dès qu’un attentat a lieu au nom d’une idéologie ayant pris en otage une religion, des gens, souvent bardés de diplômes, s’empressent d’absoudre l’islamisme, et de nier ses responsabilités intrinsèques. Ils préfèrent chercher des coupables dans les pays visés, aussi différents soient-ils", écrit Jack Dion (3). Et de citer différentes tribunes publiées dans Le Monde, sur Mediapart, dans L'Humanité, de sociologues qui veulent à toute force que la laïcité se remette en question. L'un d'eux, constate-t-il " fustige « la réponse répressive, souvent stigmatisante et dénonce la laïcité frileuse, crispée qui se mue en religion civile. A Kaboul aussi ?", demande Jack Dion. Voir L'Humanité, organe du Parti communiste, s'attaquer à la laïcité pour défendre une religion, c'est constater combien l'obscurantisme a gagné un terrain inattendu. Marx, reviens! Ils sont devenus fous!

L'imam de Drancy, en région parisienne, Hassen Chalghoumi, est l'objet de milliers de messages de haine et de menaces (4). Il n'ose plus circuler librement. Il n'a pas publié de caricatures, mais a le grand tort d'avoir pris position contre l'intégrisme et de défendre les valeurs de la République.

En commentaire de mon billet sur Samuel Paty (5), Bernard De Backer, sociologue bruxellois, citait un extrait d'une récente tribune de Gilles Kepel dans Le Monde où celui-ci retraçait brièvement l'historique de l'islamisme en France: "Le terme de séparatisme a suscité beaucoup de débats. mais quel que soit le vocable qui sera retenu, la racine du problème tient à une expression arabe à laquelle les Frères musulmans, salafistes et djihadistes s'efforcent de réduire la dogmatique islamique, et qui est l'objet d'un intense prosélytisme, depuis ces cours de récréation où il ne fait plus bon se dire athée, surtout quand on est musulman de faciès, jusqu'aux sermons du vendredi, en passant par Facebook et Twitter et les innombrables sites qui lui sont dédiés sur la Toile: al wala'wa-l bara'a. Le syntagme signifie allégeance et rupture  - le second terme étant fréquemment rendu, dans la novlange salafiste, comme désaveu. L'impératif de tout bon musulman, selon ces doctrinaires, consiste à se désavouer d'avec tout ce qui ne constitue pas le dogme dans son acception la plus rigide - y compris l'islam mystique, confrérique, etc., stigmatisé comme hérésie (chirk) ou apostasie (ridda) - et donc de mettre en œuvre un séparatisme  radical par rapport aux infidèles. Ce dernier terme (...) désigne tout non ou mauvais musulman n'ayant pas fait allégeance totale et exclusive. Mais il est grave, car la sanction (...) est la mise à mort." Commentaire de Bernard De Backer: "Ce que nous vivons de manière de plus en plus intense et diffuse en Europe, et plus particulièrement en France, c'est que les islamistes veulent s'y établir, voire y régner (en commençant par les populations musulmanes immigrées et leurs descendants), ceci en s'emparant des institutions musulmanes (ou en en créant de nouvelles) et en instrumentalisant les lois démocratiques. C'est ce qu'écrivait déjà, rappelle-t-il, en 1964, Sayyid Qut'b, l'idéologue des Frères musulmans créés par le grand-père de Tariq Ramadan en 1928, qui avaient pour objectif de lutter contre l'emprise laïque occidentale et l'imitation aveugle du modèle européen en terre d'islam. Une forme de pensée décoloniale, en somme. Sauf que, pour Qut'b (le Lénine des Frères musulmans), la terre d'islam était la terre entière". Et de citer cet extrait de "Jalons sur la route de l'islam (1964): "Une autre direction de l'humanité s'impose! La direction de l'humanité par l'Occident touche à sa fin, non parce que la civilisation occidentale a fait faillite sur le plan matériel (...) mais parce que le monde occidental a rempli son rôle et épuisé son fonds de valeur qui lui permettait d'assurer le direction de l'humanité. (...) L'islam seul est pourvu de ces valeurs et de cette ligne de conduite." 

On peut toujours s'aveugler, accompagner la régression, demander de baisser les Lumières, il y a urgence à sortir d'une vision franco- (ou belgo-) centrée du phénomène islamiste (et d'une réaction judéo-chrétienne de culpabilisation) et à comprendre dans quel jeu mondial l'islamisme veut nous enferrer. Urgence à entrer, avec les musulmans qui veulent vivre tranquillement leur religion, dans la résistance à ce projet totalitaire. Urgence pour cette gauche qui a perdu la tête à cesser de jouer les collabos.

(1) https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/09/caricatures-de-mahomet-nous-sommes-victimes-de-ce-qu-il-faut-bien-appeler-l-aveuglement-des-lumieres_6059037_3232.html

(2) https://www.arte.tv/fr/videos/097407-055-A/28-minutes/    

(3) https://www.marianne.net/lislamisme-pour-les-nuls   

(4) https://www.lefigaro.fr/actualite-france/l-imam-chalghoumi-fait-l-objet-de-milliers-de-menaces-depuis-la-mort-de-samuel-paty-20201108

(5) 18.10.2020.

samedi 7 novembre 2020

You're fired

François Hollande voulait être un président "normal". C'est sans doute d'abord ce que la population américaine et la majorité des dirigeants politiques dans le monde attendent du nouveau président des Etats-Unis, Joe Biden: être un président normal. Un homme qui sache se montrer civil, respectueux, travailleur. Un homme qui soit digne de sa fonction. L'exact contraire de son prédécesseur, ce président anormal qu'aura été, jusqu'au bout (on peut encore s'attendre au pire de la part de ce sale gamin capricieux), Ubu Trump. Ses tweets agressifs et stupides, son ignorance sans fond, sa morgue, ses phrases mal torchées ne nous manqueront pas. Lui qui a pris plaisir pendant des années à virer des gens ("you're fired", leur disaient-ils - ce qui lui arrachait les seuls sourires qu'on lui ait connus) dans une émission dite de télé-réalité est aujourd'hui rattrapé par une réalité proche. Le voilà jeté à son tour. On ne peut s'empêcher de ressentir un sentiment de justice. L'homme à l'ego boursouflé qui a passé quatre ans à mépriser la terre entière est aujourd'hui plus que jamais méprisé. Twitter, son canal de communication préféré, déborde de dessins sarcastiques à son égard.

N'empêche que cet insupportable personnage a été soutenu et parfois idolâtré par la moitié de la population américaine. Et pas seulement par des rednecks. Des femmes - beaucoup de femmes - ont voté pour Machoman, pourtant accusé de viols et de harcèlement. Beaucoup de noirs et de latinos ont soutenu ce raciste. Et on peut imaginer qu'un nombre important d'homosexuels aussi ont fait le choix de l'Agent orange. Tout ceci pose question par rapport à la démocratie et à la capacité de personnes comme Trump qui sont autant des produits que des producteurs de ce que certains appellent Le Sytème à incarner l'opposition à celui-ci. Mais ces choix interrogent aussi les analyses simplistes des identitaires et des communautaristes - qui ont tué une bonne partie de la gauche, là-bas comme ici - qui aiment se persuader que tous les noirs forment une communauté et pensent tous de la même manière, que toutes les femmes font les mêmes choix politiques, que tous les homos ont les mêmes opinions. On ne le dira jamais assez: le sens des nuances rend moins bête.
En attendant, ne boudons pas nottre plaisir: he's fired. 

jeudi 5 novembre 2020

A la liberté

"La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres." On ne cesse d'entendre cette phrase ces derniers temps, répétée  comme une antienne par ceux qui pensent que caricaturer c'est méchant, que critiquer c'est pas bien, que se moquer c'est pas gentil. Bref, c'est le slogan de ceux qui voudraient que chacun se censure pour ne pas choquer les croyants. Si on y réfléchit une seconde, cette phrase n'a aucun sens, sinon de dire que la liberté n'existe pas. Il faut respecter la liberté de croyance, veulent dire les bonnes âmes. Si on les prend à la lettre, il faudrait donc cesser de proférer quelque opinion que ce soit puisque chacun a le droit de se plaindre, de se sentir bridé dans sa liberté, dès que "l'autre" émet une opinion contraire à la sienne. Le croyant dès qu'il a l'impression que sa foi est critiquée, le non-croyant dès qu'il pense que sa rationalité est moquée par une croyance. Comme si, en critiquant, en tournant en dérision, on empêchait de croire. Comme si on empêchait la liberté de "l'autre". On a le droit de croire que Dieu existe ou qu'il n'existe pas, on a le droit de penser si on veut que la terre est plate ou cubique, le droit de ne croire en rien ni personne, le droit de rire des histoires abracadabrantes que nous content les religions, de leurs règles rétrogrades, le droit de discuter, de contester, de rire. Est-on moins libre de croire parce que quelqu'un n'est pas d'accord avec nous? Et les religions, elles, mènent-elles à la liberté? Nous permettent-elles de penser librement?

Charlie Hebdo a reçu, suite à l'assassinat de Samuel Paty des tombereaux de messages de menaces, d'insultes, de bons conseils de braves gens qui lui demandent de se taire. Mais pourquoi faudrait-il se taire plutôt que de continuer, plus que jamais, à dénoncer l'intolérable? "Car franchement, écrit Natacha Devanda (1) on le redit ici, toutes les religions sont caricaturables, elles le font d’ailleurs très bien elles-mêmes, entre costumes de carnaval et miracles en tout genre. L’islam ne peut et ne doit faire exception à cette liberté critique. Mais peut-on encore être audible auprès de personnes comme Marie-Thérèse G. qui se présente comme une pacifiste de 75 ans et qui a honte pour nous. Elle se demande si les gens pitoyables que nous sommes arrivent encore à se regarder dans une glace tant elle est excédée de voir des innocents se faire assassiner pour soi-disant défendre la liberté d’expression. Alors, chère Marie-Thérèse, non seulement on se regarde dans la glace, mais encore bien en face parce qu’on dénonce chaque jour l’inexcusable : le fanatisme religieux qui conduit à ce chaos du monde, à ces tueries, à cette mainmise fasciste qui gangrène les esprits et fout les jetons à tout le monde. On déplore l’abêtissement des foules auxquelles elles participent, le joug qui s’abat sur les hommes et les femmes qui revendiquent une once de liberté. Et si on a peur de cette idéologie sanguinaire qu’est l’islamisme, on peut aussi se faire un sang d’encre pour l’avenir de la résistance à cette idéologie mortifère. Vous savez cette encre qui n’a jamais fait couler de sang." 

Post-scriptum: https://www.lalibre.be/international/amerique/elections-us/une-conseillere-de-trump-appelle-les-anges-a-venir-l-aider-a-gagner-j-entends-un-son-de-victoire-5fa3cc3bd8ad586f514fe883 On a le droit de se moquer ou "la liberté des uns s'arrête là où commence la folie des autres"?

(1) Natacha Devanda, Charlie Hebdo, 2.11.2020


mardi 3 novembre 2020

The Ugly

Ce 3 novembre marquera-t-il la fin du règne d'Ubu Trump? Une bonne partie de la planète l'espère. Cet homme adore être candidat. Voilà quatre ans et demi qu'il l'est. Il ne sait faire que cela. Gouverner n'est pas son truc. La crise du coronavirus l'a montré dans une incapacité totale. Non seulement, il n'a pas le temps de travailler, mais en plus il ne sait pas comment on fait et visiblement il déteste cela. Ou plutôt il croit que travailler c'est regarder Fox News et envoyer des tweets, le plus souvent agressifs, grossiers, incultes, rageurs, stupides, mensongers. Quand ce n'est pas le cas, c'est pour faire connaître tout le bien qu'il pense de lui-même. Son slogan n'est pas America first. C'est Me First, Myself. Il faut reconnaître qu'il a réalisé une partie de son programme: casser les avancées de son prédécesseur, quitter l'Accord de Paris sur le climat, mener une guerre économique avec la Chine, rompre l'accord avec l'Iran. Cet agent immobilier ignore le verbe construire. Mais c'est pour cela que ses fans l'idolâtrent. L'incarnation du déclin américain ne s'exprime que par bras d'honneur et ça, ça leur parle. Détruire, dit-il. Certains de ses fanatiques, ces derniers jours, ont empêché un bus de campagne de Biden-Harris d'arriver à destination. Le cortège des pro-Trump, armés dans leurs pick-ups avec des drapeaux flottant au vent, ressemblait étrangement à un convoi de Daech (1). Glaçant. 

L'écrivaine libanaise Dominique Eddé a écrit un portrait au vitriol, mais très juste, de celui que Spike Lee a baptisé L'Agent Orange. Quelques extraits de "Mon virus d'Amérique" (2).

"On ne peut pas dire de lui qu'il est un phénomène de la nature. Il est un phénomène de recyclage. Tout ce qu'il n'a ni vu, ni appris, ni connu - la masse d'ignorance qui l'habite - est recyclé en une formidable provision d'énergie. Sa carrure à nuque engoncée l'oblige à hausser le menton pour s'inventer un cou. Il porte son corps comme un privilège et comme un poids. Cette ambivalence se lit à la débandade de son sourire. Il est toujours très content de lui, jamais content tout court." (...)

"Sa voix (...) est un raz-de-marée. Elle s'adresse au monde entier en n'ayant consulté que lui. Elle est bourrée de son désir: un désir irrépressible, mais sans objet précis. Une sorte de pulsion mi-chair, mi-métal. (...) Elle s'écoute sans s'entendre, elle a le charisme d'un tank en temps de guerre. Elle sécurise ceux qui ne savent pas quoi faire de la paix. Elle leur sert de berceuse." (...) Elle change de registre. C'est la voix d'un acteur qui joue si bien son rôle qu'il ne voit pas pourquoi il en essaierait d'autres." (...)

"Toute sa personne est attroupée dehors. Le peu qui reste à l'intérieur est installé devant un miroir. Il est le roi impassible de la façade. L'amour qu'il se voue est si passionné qu'il lui arrive de craindre la trahison: un lâchage inopiné de lui par lui. Cet homme est sans mystère, mais il a un secret: il manque un lien entre son personnage et sa personne." (...)

"Il se sent revivre chaque fois qu'il change d'avis, chaque fois qu'il peut dire sans broncher: C'est comme ça et pas autrement. Ses retournements ne sont pas que sa marque de fabrique, ce sont ses points d'équilibre. Il compte sur eux pour déstabiliser l'adversaire. C'est un des moments qu'il préfère. C'est là qu'on le voit lever une lèvre et hésiter entre ricaner et sourire. Pour finir, il ne fait ni l'un ni l'autre, il s'amuse de ne pas rire. Il s'en vante. Est-ce qu'il sait rire? Rien n'est moins certain. S'esclaffer sûrement, mais rire comme on se lâche lorsqu'à l'intérieur de soi, l'enfant et l'adulte ne font qu'un? Impossible." (...)

"L'excitation, l'exaltation, il connaît. Mais la joie? On a beau retourner son cas dans tous les sens, on ne voit pas comment il pourrait y goûter. La joie, c'est le contraire du gain. Il faut n'avoir rien d'autre qu'elle à obtenir pour y accéder. Il faut s'être un instant oublié. Comment pourrait-il?" (...)

"Il y a deux humanités à ses yeux: celle qui le suit, l'applaudit, le prolonge, et l'autre, qui, en un mot, l'importune. Elle le gêne au même titre qu'un lacet qui résiste ou qu'une allumette qui ne prend pas. Quand son impatience l'aveugle, la Bourse et son gendre lui tiennent lieu de boussole." (...)

"En somme, il a pitié de ceux qui ne savent pas qui il est et il souffre en permanence, sans savoir pourquoi, de ne pas être un autre. Comment le saurait-il? Il n'a jamais connu que lui. Cet homme est un virus qui révèle parfaitement le piteux état de notre planète: tout le monde l'a identifié, personne n'arrive à le mettre hors d'état de nuire."

(1) https://www.lalibre.be/international/amerique/elections-us/des-militants-pro-trump-armes-menacent-le-bus-de-campagne-biden-harris-au-texas-5f9d8a109978e20e7059cacf

(2) Dominique Eddé, "Mon virus d'Amérique", L'Orient - Le Jour, 10.4.2020, in Le Courrier international, 22.10.2020.



lundi 2 novembre 2020

Vive l'école

En cette journée de rentrée scolaire, l'école et les enseignants sont mis à l'honneur en France. Parce qu'au début même des vacances qui viennent de se terminer un professeur d'histoire-géo, Samuel Paty, a été décapité pour avoir travaillé avec ses élèves sur la notion de caricature. Un hommage lui a été rendu aujourd'hui dans toutes les écoles de France.

L'école publique unit. Elle est celle de toutes et de tous. Contrairement à l'école privée et, plus encore, à l'école à la maison. Avant ce crime atroce, le président français avait annoncé que tous les enfants devraient, désormais, suivre l'enseignement à l'école. Tollé immédiat chez les parents qui estiment que le système  n'est pas adapté à leurs chers enfants et qui refusent qu'ils soient formatés, préférant le faire eux-mêmes. Si on veut bien imaginer que certains parents sont capables de délivrer un enseignement correct à leurs enfants, on ne peut s'empêcher de penser que d'autres leur donnent une vision de la vie et de la science totalement viciée. Dans combien de familles le darwinisme est-il ignoré pour lui voir préféré le créationnisme? Est-il normal que certains enfants passent une partie non négligeable de leur temps à étudier des textes dits sacrés plutôt que d'étudier les sciences? Que certains parlent la langue de leurs parents mais pas celle du pays dans lequel ils vivent? Qu'ils reçoivent des cours d'histoire totalement tronqués? Que des filles soient privées de sport et n'aillent jamais à la piscine? La pédagogie familiale n'est pas la panacée. Outre qu'elle isole, elle ne permet pas la confrontation d'idées, de points de vue, d'expériences de vie, de façons de vivre.

Le jeune homme qui a exécuté Samuel Paty a agi au nom d'une idéologie qui déteste le savoir. "Rappelons-nous, écrit Gérard Biard (1), que les talibans pakistanais ont tenté d'assassiner Malala Yousafzai parce qu'elle voulait simplement aller à l'école. L'islamisme ne veut pas des enfants instruits et éclairés, il veut des abrutis à manipuler." Former des jeunes capables de discernement, de prise de recul, d'esprit critique, de mise en perspective, c'est le rôle de tout enseignant. Et on ne peut confondre former et déformer. "Une chose est sûre, écrit encore Gérard Biard: pour apprendre à devenir des citoyens adultes et libres, ces enfants sont mieux à l'école publique qu'à la maison". 

Lors du rassemblement en hommage à Samuel Paty à Paris le 18 octobre, Agathe André, qui préside l'association Dessinez Créez Liberté,  a expliqué que celle-ci travaille notamment "avec des professeurs animés par le désir de transmettre, qui s'efforcent chaque jour d'expliquer le monde et d'ouvrir le champ des savoirs". Elle a conclu son intervention par ces mots: "Notre ennemi, c'est l'ignorance. Loin de nous terroriser, cette nouvelle tragédie doit nous rendre plus combattifs encore. Il n'est pas question de nous infantiliser et de céder quoi que ce soit à ces logiques mortifères. Que l'école de la République demeure le lieu de l'accès à tous les savoirs et celui de l'apprentissage de la citoyenneté et des valeurs qui nous unissent". 

(1) "L'école de la dernière chance", Charlie Hebdo, 21.10.2020.

(2) "Les clés de la liberté", Charlie Hebdo, 21.10.2020.

dimanche 1 novembre 2020

De Salman Rushdie à Samuel Paty

Les agressions et les crimes aussi lâches qu'abjects se multiplient en France au nom du Prophète. Derrière les meurtriers ne se cachent même plus des irresponsables religieux et des chefs d'Etat qui voudraient réglementer la société française et brider la liberté d'expression comme ils le font déjà chez eux. Il faudrait être sourd et aveugle pour qualifier, aujourd'hui encore, les tueurs de loups solitaires. Leurs ignobles actes s'inscrivent dans une stratégie qui remontent loin dans le temps.

Jean Birnbaum (1) situe la scène originelle dans un commissariat londonien, en 1990, à la veille de Noël: "ce jour-là, l’écrivain Salman Rushdie comparaît devant un drôle de tribunal. Face à lui, plusieurs notables musulmans qui prétendent intervenir auprès du régime iranien pour faire lever la fatwa le condamnant à mort. Invité à signer une déclaration apaisante dans laquelle il s’excuserait d’avoir offensé les musulmans en publiant son roman, l’auteur des Versets sataniques fait amende honorable. Comment expliquer ce geste de reddition, après lequel Rushdie ira vomir sa honte aux toilettes ? Par le profond isolement d’un homme qui se débattait seul, depuis longtemps déjà, au milieu d’un guêpier planétaire." Ce n'est pas le loup qui est solitaire, c'est l'agneau. "Ce roman, que l’écrivain lui-même considère comme un récit imaginaire plein d’admiration pour le prophète de l’islam, a fait l’objet d’autodafés jusqu’au cœur de Londres." Le traducteur japonais de Rushdie sera plus tard assassiné, son éditeur norvégien blessé par balles, tandis que la protection policière dont fait l'objet l'écrivain est critiquée pour son coût, y compris à gauche. "Lui qui est né en Inde, et qui s’est engagé pour la défense des migrants, se trouve soudain accusé de racisme. Lui qui est profondément ancré dans la tradition musulmane, se voit traité d’islamophobe par des intellectuels qui lui reprochent d’insulter les déshérités. Ces esprits progressistes ne savent sans doute pas qu’en Iran le régime des mollahs a écrasé les marxistes, les syndicalistes, les féministes…" Selon certains, si le sinistre Khomeiny a déclenché cette fatwa contre l'écrivain, c'est qu'il était empêtré dans la guerre Iran - Irak et qu'il fallait faire diversion. Le roman de Salman Rushdie, qu'il n'a sans doute jamais lu, était une heureuse opportunité. Quoi qu'il soit, selon Jean Birnbaum, "la campagne qui vise Rushdie est organisée par des Etats puissants et de riches institutions religieuses". A Londres, un certain Kalim Siddiqui, un prédicateur qui dirige un obscur Institut musulman, organise des rassemblements publics où il fait voter à main levée l’exécution de l’écrivain. Cette méthode sera reproduite régulièrement.              "Ainsi, à l’origine de la crise des caricatures, on trouve encore un homme seul. Encore un militant de gauche, accusé de blasphème et de racisme." Cette fois, il s'agit d'un auteur danois de livres pour la jeunesse, Kare Bluitgen, qui au début des années 2000, constatant l’influence des intégristes musulmans sur son quartier de Copenhague, décide de publier une vie de Mahomet destinée aux enfants, afin de favoriser le dialogue interculturel. Il ne trouve aucun dessinateur pour illustrer son livre, en parle à un journaliste du quotidien Jyllands-Posten qui publie des dessins de Mahomet. En 2005, des imams danois les diffusent en y ajoutant "trois caricatures qui n’ont pourtant été publiées par aucun journal, mais dont la virulence toute particulière est propre à jeter de l’huile sur le feu". Et l'incendie prend vite. Les imams s'excitent à la télé en Turquie, en Egypte, au Liban, en Syrie, au Soudan ou au Qatar. "En Inde, un ministre musulman offre son poids en or à celui qui exécutera l’un des dessinateurs. Au Pakistan, un groupuscule met à prix la tête des dessinateurs à plus de 1 million de dollars." Le Danemark est menacé de toutes parts. 

Par solidarité, pour défendre la liberté d'expression, Charlie Hebdo publie les dessins danois. En 2011, en représailles, les locaux de l'hebdomadaire français sont incendiés dans une indifférence quasi générale. Au contraire: certains s'indignaient qu'on puisse s'indigner d'un attentat contre un journal islamophobe. Le journal sera ensuite inondé de milliers de messages islamistes menaçants, en français et en arabe. Et le 7 janvier 2015, ce sera l'irruption des frères Kouachi dans les locaux de Charlie pendant la conférence de rédaction. On connaît la suite. Pas un instant, écrit encore Jean Birnbaum, les ricaneurs français qui traitaient l'équipe de Charlie d'islamophobe n’entrevoyaient que ce qui se jouait maintenant autour de cet hebdomadaire, "c’était un front planétaire dont les termes décisifs étaient fixés loin de Paris : Occident, mécréants, califat, djihad…" Il faut sortir d'une explication locale ou  nationale, les enjeux sont ailleurs. "Les ayatollahs iraniens qui ont condamné Rushdie à mort, en 1989, avaient tout autre chose en tête que la lutte antiraciste en Grande-Bretagne. Les prédicateurs égyptiens ou qataris qui ont lancé l’assaut contre le Jyllands Posten, en 2005, se moquaient bien du sort des immigrés au Danemark. Les émirs qui ont donné l’ordre d’assassiner Charlie Hebdo, en 2015, s’intéressaient assez peu aux inégalités dans les banlieues françaises. Et les djihadistes qui viennent de provoquer la décapitation de Samuel Paty ne semblent guère concernés par les violences policières. Quelle que soit leur origine sociale ou culturelle, tous se réclament d’une même religion et d’un même combat, qui ne connaissent pas les frontières. C’est leur force, leur vocation. C'est que pour les islamistes, "la fonction du djihad est d’abattre les barrières qui empêchent cette religion de se répandre sur toute la surface de la terre", avait précisé Abdallah Azzam, l’une des grandes figures tutélaires du djihadisme, diplômé de la prestigieuse université Al-Azhar, au Caire. Rien ne sert de faire son mea culpa, de remettre en question la tradition laïque française ou multiculturelle britannique, il faut juste comprendre - et admettre - que nous sommes face à la déviance d'une religion qui veut imposer ses dogmes, ses rites, ses règles et ses lois, à tout prix. Dont celui du sang.

Aujourd'hui, on entend le président turc appeler son confrère français à faire examiner sa santé mentale parce qu'il défend le principe de la liberté d'expression. Le ministre turc de la Culture traite les dessinateurs de Charlie Hebdo de "bâtards" et de "fils de chiennes". Et un ancien premier ministre de Malaisie affirme (2) que le président Macron est "très primitif lorsqu'il blâme la religion de l'Islam et les musulmans pour le meurtre du professeur". Selon lui, les Français ont tué des millions de personnes par le passé, dont beaucoup de musulmans, ce qui justifie la colère de ces derniers. "Les musulmans ont, dit-il, le droit d'être en colère et de tuer des millions de Français pour les massacres du passé." On ne sait de quels massacres il parle ni de qui sont ces millions de personnes massacrées, mais on a bien compris qu'on est dans le même type de campagne que celle qui n'a pas cessé depuis les attaques contre Salman Rushdie. Il faut abandonner toute rationalité, cesser de chercher à comprendre. Sinon cette volonté d'étendre par la violence une toile d'araignée, d'abattre la notion même de laïcité et d'imposer un islam non des Lumières, mais de l'obscurité.
On sait combien l'influence des Frères musulmans est grande dans la nébuleuse islamiste. Le grand-père de Tariq Ramadan, Hassan al-Banna, a fondé dans les années 1920 en Egypte cette organisation qui entend lutter contre l'emprise laïque occidentale. A défaut de parvenir à instaurer une dictature théocratique, écrit Caroline Fourest (3), le mouvement "milite pour une vie en société où les libertés individuelles sont confisquées, la mixité honnie, les femmes dominées et voilées, les minorités sexuelles opprimées, le tout au nom de la charia!".
Voilà bientôt un siècle que le projet s'étend et nous, nous continuons à battre notre coulpe, à nier l'évidence, à crier avec les loups à l'islamophobie, quand ce n'est pas à soutenir l'insoutenable.

La religion est un poisson carnivore des abysses. Elle émet une infime lumière, et pour attirer sa proie, il lui faut beaucoup de nuit. Hervé Le Tellier, "L'Anomalie" (Gallimard, 2020).

(1) Le Monde, 28.10.2020.                                                              (2) https://www.lalibre.be/international/europe/les-musulmans-ont-le-droit-de-tuer-des-millions-de-francais-selon-l-ancien-premier-ministre-de-la-malaisie-5f9ac54c7b50a6525ba5f55e                                                                                                           (3) "Frère Tariq", Grasset, 2004.