samedi 19 septembre 2020

Des questions

Suivre le procès des attentats de janvier 2015, c'est être renvoyé à une immense tristesse, à la perte de celle et ceux qui, à force de les lire, étaient devenus des proches et que d'obscur(antiste)s crétins surarmés ont froidement abattus comme dans un tir aux pipes. Et ce pour quelques dessins qu'ils n'avaient pas compris et auxquels, en agissant de la sorte, ils ont donné tout leur sens. (Oui, Mahomet doit vraiment se dire que c'est dur d'être aimé par des cons) C'est être renvoyé à la violence, à la bêtise, à la lâcheté, à l'incompréhensible.
Et c'est aussi à cela que sert un procès: tenter de comprendre au-delà des responsabilités de chacun. Comprendre pourquoi, comprendre comment, et sans doute accepter que des questions restent à jamais sans réponse. 
L'équipe de Charlie Hebdo a demandé à un de ses membres de suivre quotidiennement ce procès et de partager sur le site de Charlie ses réflexions (1). Yannick Haenel n'est pas journaliste, mais écrivain et il a intégré l'équipe après l'horreur du 7 janvier. Ce qui lui permet sans doute cette vision cathartique. Même si l'horreur nous dégoute et nous noie, ses propos nous permettent de surnager.

"Tout le procès tend vers ce point innommable, vers cette scène qui nous a été rappelée ce matin parce qu’elle est le cœur de la tragédie. Offre-t-elle à ceux qui en soutiennent la vision une quelconque vérité ? Je ne sais pas. Sans doute pas, mais elle dit que cette vérité existe et qu’elle peut être rejointe selon le cœur de chacun (par le deuil, la conscience de l’atrocité, l’adieu à ceux qui ont fini leur vie, par l’amour qui doit se substituer au crime). 
Ça a eu lieu, et rien ne doit l’effacer. Dire les noms, saluer les corps par l’endurance de notre regard : ici commence un nouveau silence. Ce silence est notre éthique, il est celui de nos battements de cœur.
"Permettez-moi de continuer encore un peu. Faire la vérité implique-t-il de soutenir l’horreur ? Les rescapés, les familles choisissent le plus souvent de ne pas regarder des images qui dégraderaient la mémoire de ceux qu’ils aiment. Alors disons ceci : dans ce tribunal, dans tout tribunal peut-être, nous qui souffrons moins qu’eux, nous regardons pour eux — à leur place. C’est pourquoi j’ai accepté d’être là et d’écrire ce compte rendu quotidien dont je sais qu’il sera chaque jour plus difficile parce qu’il m’entraîne vers un lieu si reculé en nous que l’humain semble s’y consumer. Mais ces flammes, je les vois aussi comme des lueurs. J’en ressens la justesse, j’en devine l’innocence, j’en attends la justice."  (4e jour)

Et ceci encore, parlant du tribunal et du procès qu'il mène:
"Mais il n’empêche : nulle part ailleurs, il n’existe, dans la société, un tel rassemblement de paroles, sauf dans la littérature (mais la littérature n’est pas la société, elle est une résistance à la société). Aujourd’hui, plus personne n’écoute personne. La contradiction n’est plus considérée comme un moment du dialogue, chacun ne parle que pour soi ou sa communauté d’intérêts ; et d’ailleurs, les gens ne se mélangent plus car ils ne supportent plus de rencontrer quelqu’un qui n’est pas d’accord avec eux. D’où aussi les problèmes de Charlie Hebdo : les problèmes que ce journal pose, les problèmes qu’il subit." (8e jour)

Et enfin, ceci, publié ce matin. Cette question sans doute sans réponse: pourquoi Coulibaly a-t-il assassiné la jeune policière Clarissa Jean-Philippe alors qu'elle s'occupait d'un accident sans gravité avec lequel il n'avait rien à voir?
"J’aimerais essayer de penser les crimes de Coulibaly parce que, justement, plus encore que ceux des Kouachi — ou du moins d’une manière différente —, ils ont à voir avec l’impensable. Il me semble qu’ils ne sont pas entièrement réductibles à l’idéologie islamiste, ou disons que s’ils s’y soumettent, celle-ci ne les définit pas intégralement : il reste une part — et certains soirs il me semble que c’est la pire —, qui relève d’une autre dimension. L’islamisme radical, balbutié chez ces gens-là comme une psalmodie criminelle dont on se demande en quoi elle a à voir avec Allah et Mahomet, est surtout un bon prétexte pour tuer. La part la plus noire du crime chez Coulibaly est purement gratuite, elle est sa jouissance même, la dimension démoniaque qui a pourri son âme, et qui le pousse à tuer quelqu’un pour rien. À assassiner telle ou telle personne, au hasard, dans la rue, le matin, le soir, peu importe. Nous autres qui passons nos vies à chercher, qui voulons comprendre, qui nous imaginons que même le mal a ses raisons, nous ne sommes sans doute pas à la hauteur d’un phénomène qui touche à la racine même de la malfaisance : sa terrible gratuité. Le mal peut bien se donner toutes les raisons du monde, au fond il n’en a pas : il est sans cause. Nous demandons pourquoi, mais il est possible qu’il n’y en pas de pourquoi, car c’est dans l’absence de sens — dans l’insensé — que gît réellement le mal." 

A suivre quotidiennement, textes de Yannick Haenel, dessins de François Boucq:
https://charliehebdo.fr/themes/proces-attentats/

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