dimanche 7 janvier 2024

Réflexions d'un 7 janvier

Triste anniversaire. Il y a neuf ans, nous étions dans la sidération, avant d'en passer par la tristesse, le chagrin, la colère, le désarroi. Il y a neuf ans, deux sombres crétins (dont on s'est dépêché d'oublier le nom) massacraient à la kalachnikov des gens qui avaient le culot de s'exprimer avec des crayons et des stylos. 
Depuis le massacre de l'équipe de Charlie Hebdo, les attentats islamistes se sont multipliés un peu partout. Au nom de la défense des musulmans et de leur prophète, mais aussi pour exprimer une haine des valeurs dites occidentales. Des agresseurs de plus en plus jeunes, nés ou en tout cas élevés en Europe, souvent très éduqués, tuent des gens qui symbolisent précisément l'éducation, la réflexion, l'ouverture, la laïcité.
Jean-François Ricard, procureur de la république antiterroriste, traite les affaire d'attentats depuis les années 1990, il en commente l'évolution dans Charlie Hebdo (1). Parlant de l'assassinat de l'enseignant Dominique Bernard à Arras en octobre, il constate que le jeune tueur a agi d'abord pour punir la France, terre de mécréants. Dans le message audio qu'il a enregistré avant de passer à l'acte, le jeune "tient des propos mâtinés de références religieuses (et) déclare son soutien aux musulmans du monde entier. Bien sûr, il a quelques mots pour ses frères de Palestine, mais ce qu'il dit vraiment, ce qui a réellement déclenché son action, c'est sa haine de la France, de nos valeurs, de la République. (...) Ce qu'il dit, c'est que les valeurs que nous avons essayé de lui inculquer, de leur inculquer, notamment à l'école ont eu pour fonction de le détourner de la réalité, c'est-à-dire de la religion. Voilà le discours repris par ce jeune : on ne peut pas vivre notre religion ici. C'est un discours que j'ai entendu des dizaines et des dizaines de fois. Leur dialectique, c'est soit on combat la France, soit on la quitte parce qu'il faut se dissocier de ce pays". (...) C'est une vision du musulman qui ne peut être que victime."

Jean-François Ricard met à mal le cliché du terroriste islamiste masculin, peu éduqué, abandonné par le système : "j'insiste sur le fait que nous n'avons pas affaire à des pauvres types ou des paumés, pour reprendre les termes que l'on lit souvent. C'est complètement faux. On a eu des gens impliqués dans des projets d'action violente qui étaient d'un très haut niveau universitaire, scientifique, des ingénieurs, des médecins, etc. (...) L'idée selon laquelle ce sont des espèces de ratés qui vont choisir ce parcours presque par défaut, c'est complètement faux. Il y a de tous les niveaux." Et le djihadisme n'est pas qu'une affaire de mecs. Au contraire. Dans les études menées à partir des centaines de procédures qui ont suivi les départs en Syrie, le magistrat a constaté que "dans les deux tiers des affaires, c'était une mère qui était partie avec un ou plusieurs enfants jeunes, contre l'avis du père".

Reste qu'ils sont nombreux, à la France dite insoumise, chez les Verts et ailleurs, à ignorer ces analyses pour faire des terroristes de pauvres victimes de l'abandon par le système et des musulmans des victimes du système colonial. Le chercheur au CNRS François Burgat est de ceux-là. Pour lui, « la violence « islamique » ne vient pas de l’islam, mais est le produit de l’histoire récente des musulmans, soumis par le monde occidental. Dans un texte cinglant, l'essayiste français Ferghane Azihari dénonce cette analyse simpliste que Burgat a exposé dans son essai « Comprendre l'islam politique » (2016). 
"L'auteur, écrit Azihari, se familiarise avec la problématique islamiste dans le cadre de l'histoire tumultueuse de la colonisation européenne, de la création d'Israël (...) et des luttes dites anti-impérialistes. (...) Tout se passe comme si, pour l'auteur, l'histoire des rapports mouvementés de l'Islam avec l'Occident et avec la violence en général commence aux XIXe et XXe siècles avec l'expansion européenne et la naissance de l'État d'Israël." François Burgat ignore délibérément les siècles qui ont précédé : "les conquêtes arabes du VIIe siècle qui vont dérober à l'Empire romain d'Orient les provinces les plus riches de la Méditerranée antique", (...) les conquêtes arabes qui détruisent l'Empire perse et étendent l'Empire des premières dynasties califales des Pyrénées jusqu'aux frontières de l'Inde et de la Chine, (...) la constitution de ce vaste réseau de traite négrière et esclavagiste qui accompagnera l'expansion musulmane et qui ne sera aboli que sous la colonisation européenne, (...) l'élaboration des grandes écoles juridiques sur la base des légendes hagiographiques relatives à un prophète volontiers célébré comme un brigand sanguinaire, (...) la mise en place d'un statut discriminatoire pour les infidèles et la persécution des païens, (...) les luttes de pouvoir incessantes entre sunnites et chiites et des rivalités à l'intérieur desdites factions, (...) l'arrivée des Turcs, (...) la prise de Constantinople, le premier ou le second siège de Vienne, la destruction de la civilisation byzantine, l'occupation ottomane d'une partie de l'Europe qui va durer plusieurs siècles, (...) la guerre de course et les campagnes de razzias dont fut par exemple victime un Cervantès. Ce passif-là n'est évidemment jamais évoqué, tant le musulman n'est que l'éternelle victime de l'Histoire et rien d'autre que cela. Une variante du mythe du bon sauvage."

Selon Ferghane Azihari, François Burgat n'aborde la problématique islamiste qu'à travers "ce prisme ultra-étroit, qui ne couvre que 15% de l'histoire de l'Islam, et qui n'étudie l'Islam qu'à travers sa confrontation avec l'Occident moderne (comme si l'Islam avait attendu le XIXe siècle pour être le terreau de forces intolérantes, impérialistes et intégristes)". 
Burgat n'a jamais caché sa sympathie pour ce qu'on appelle communément l'islamisme, écrit encore Azihari, une indulgence qui a pour lui diverses origines :
"1/ Le musulman n'est qu'une victime et rien d'autre au motif qu'il a été colonisé pendant 150 ans (...).
2/ La conviction que le musulman ne fait que réagir à des circonstances extérieures qui lui échappent toujours. (...)
3/ L'islamisme est une réaction identitaire logique à une domination culturelle et politique extérieure (occidentale). Ainsi, le lexique musulman/islamiste « se réfère à un univers symbolique et normatif perçu comme endogène, « fait maison », imposé ni du dehors, par la puissance coloniale, ni d’en haut par les élites ». Cette théorie renvoie à un lieu commun de la sociologie, le fameux retournement du stigmate, qui postule qu'une discrimination ou un comportement impérialiste tend à renforcer, chez le discriminé ou le dominé, les traits culturels stigmatisés. Le problème de ce poncif ultra-répandu (bien au-delà de la gauche) est qu'il est incapable de rendre compte de la diversité des réactions possibles face à un impérialisme réel ou supposé. (...) La théorie du retournement du stigmate qui postule que le repli identitaire est la conséquence nécessaire, attendue et logique d'un impérialisme et d'une discrimination étrangère est une théorie paresseuse incapable de rendre compte de la variété des réponses à l'impérialisme. Cette théorie est incapable de rendre compte de tous ces peuples qui ont su, pour le meilleur et pour le pire, faire la part des choses entre la lutte contre les crimes d'une puissance impérialiste et la lutte contre la culture exportée par la puissance impérialiste. Au fond, gageons que l'indulgence de François Burgat à l'égard d'un islamisme auquel lui-même n'adhère pas est fondée sur la conviction inavouée que le musulman serait l'un des rares sur cette planète à être incapable de faire cette part des choses. Une autre variante d'un racisme tranquille.
4/ Vient enfin la conviction que le vocabulaire islamiste n'aboutit pas nécessairement à une politique autoritaire et violente. Il peut, dans certaines conditions, être le socle de l'émancipation. (...) Ce que dit Burgat, c'est que ce n'est pas parce qu'un musulman convoque le Coran et Mahomet qu'il va nécessairement se transformer en une créature autoritaire, homophobe, misogyne, antisémite et j'en passe. Le Coran et Mahomet peuvent aussi être invoqués pour poursuivre des objectifs démocratiques, féministes, humanistes etc. Dès lors, nous dit François Burgat, il est contreproductif de combattre l'étendard islamiste en tant que tel dans la mesure où cet étendard peut être utilisé à des fins violentes et pacifiques." On ne devrait donc pas s'opposer à l'islamisme sous prétexte qu'il ne serait pas uniquement générateur de violence mais aussi d'effets positifs. Après tout, sous Mussolini, les trains arrivaient à l'heure...

Ceux qui confinent leurs analyses de l'islamisme dans une vision coloniale récente et dans un rapport frontal Occident versus Monde musulman restent souvent enfermés dans une vision occidentalo-centrée, oubliant l'histoire et le vécu des populations musulmanes qui sont les premières à souffrir de la violence islamiste. "Parmi les phares de l’obscurantisme et du despotisme islamique figure l’Arabie saoudite. Or le Royaume des Saoud fait partie des alliés historiques de l’OTAN et n’a jamais connu la colonisation européenne", écrit, dans un autre texte Ferghane Azihari (2). Où sont pour tous les excuseurs de la violence islamiste les victimes musulmanes ? Les jeunes filles enlevées par Boko Haram ? Les Iraniennes ? Les démocrates algériens ? Les laïques afghans ? Toutes celles et tous ceux, musulmans ou non, qui souffrent, là où ils vivent en pays régis par l'islam, du diktat de la religion ? Ils n'existent pas. Ils gênent les analyses colonialistes.
On voit par là que l'universalisme est la seule voie. On ne peut être que du côté de toutes les libertés et surtout de celle de vivre et de penser librement. 

(1) "Jean-François Ricard : C'est un phénomène nouveau : en 2023, 11 mineurs ont été impliqués dans des affaires terroristes", Charlie Hebdo, 3.1.2024.
(2) https://www.lefigaro.fr/vox/religion/ferghane-azihari-l-islam-n-est-pas-la-religion-des-opprimes-20210413


1 commentaire:

Bernard De Backer a dit…

Cette image des islamistes "damnés de la terre" a la vie dure. On sait bien que Ben Laden était un pauvre misérable, opprimé par le capitalisme occidental. Quant à François Burgat, cela fait des décennies qu'il développe sa prose sur le sujet. J'ai même eu un jour la surprise de voir un des pilliers de La Revue nouvelle, un sociologue pourtant remarquable, faire l'éloge de Burgat ("bien meilleur que Gilles Kepel") et en proposer une recension dans la revue (en 2017), ce qui fut fait. C'est ici : https://revuenouvelle.be/Comprendre-l-islam-politique-Une-trajectoire-de