dimanche 13 juin 2021

Une sale odeur dans l'air

En cette période printanière, c'est le parfum des roses, des pivoines et du chèvrefeuille qui devrait dominer, mais il traîne dans l'air comme une odeur d'égout. Les temps sont inquiets. Les débats ont cédé la place à l'invective. Sur les réseaux aussi sociaux qu'antisociaux, on balance entre nombrilisme et insulte. On doit adorer ou détester. On doit dire blanc ou noir, envoyer des baisers ou cracher. La nuance est une notion qui semble appartenir au passé.

"Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison", écrivait Albert Camus. Jean Birnbaum le cite dans "Le Courage de la nuance" (1) et constate que "les réseaux sociaux sont devenus une arène où le débat est remplacé par le combat: chacun, craignant d'y rencontrer un contradicteur, préfère traquer cent ennemis. Au-delà de Twitter ou de Facebook, le champ intellectuel et médiatique se confond avec un champ de bataille où tous les coups sont permis. Partout de féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines qu'éclairer les esprits."

Une chaîne comme C-News ne délivre plus d'informations, mais uniquement des commentaires, quasiment tous de droite et le plus souvent d'extrême droite. Il faut bien donner la parole "aux ploucs, aux gens qui roulent en diesel, qui pètent à table", comme le laisse entendre un des éructeurs de la chaîne (2). Draculine Le Pen invite Eric Zemmour à ne pas se présenter à l'élection présidentielle de 2022 pour ne pas disperser ce qu'elle appelle "le "vote national". Elle n'envisage évidemment pas une seconde de se retirer, elle. Elle qui a déjà perdu face à Macron, faisant l'éclatante démonstration de son indigence intellectuelle. Ce qui n'enlève rien à son succès: elle est en tête des sondages, même si elle change d'avis tous les trois jours et ne parvient pas à expliquer la politique qu'elle entend mener notamment sur les plans budgétaire et monétaire.  En France comme en Belgique, des études révèlent que l'armée est gangrénée par l'extrême droite. Des militaires se déclarent prêts à "prendre leurs responsabilités" pour sauver leur pays. Ce qui ressemble fort à une menace de putsch. De l'autre côté de l'échiquier, une partie importante de la gauche cire les bottes des islamistes, au mépris de tous ceux et toutes celles - surtout toutes celles - qui crèvent sous ces bottes. Ce qui est tout bénéfice pour l'extrême droite. MélenChe, lui, balance entre immonde et stupide. Son complotisme a scandalisé tout le monde, y compris ses affidés qui peinent à tenter d'expliquer la subtilité des analyses de leur leader maximo (3). Et voilà l'irresponsable qui s'indigne ensuite d'être enfariné dans la rue. Le président de la République se fait gifler par un partisan des Gilets jaunes qui s'est dit dégouté par son regard sympathique. On cherche en vain dans tout cela de l'intelligence, des réflexions, de la rationalité, des échanges d'arguments, des débats, une hauteur de vue. 

Hier, un peu partout en France, des manifestants ont marché contre la banalisation de l'extrême droite. Il ne faut à aucun prix la laisser passer. Une manifestante anti-extrême droite se vante d'avoir voté blanc à la présidentielle de 2017 (4). Elle ne veut plus d'un front républicain comme en 2002 quand il a fallu choisir Chirac pour éviter le pire, le père Le Pen. Une autre annonce, péremptoire, qu'elle ne votera "certainement pas au deuxième tour". Pour un jeune manifestant, "lorsque le front républicain se construit avec des partis qui ont des valeurs en partie communes avec l'extrême droite, on est sur la peste et le choléra". Donc, si on comprend ces manifestants, il faut empêcher que l'extrême droite arrive au pouvoir, mais il ne faut pas compter sur eux pour cela. Eux se contentent de manifester, pas de voter. Un autre jeune affirme ne pas voir de différence entre l'extrême droite et d'autres partis. Inquiétants citoyens qui ont jeté aux orties tout sens de la nuance et semblent ne pas comprendre leurs propres revendications. Heureusement, l'un d'eux pense le contraire: "être de gauche, c'est penser à l'autre avant de penser à soi". Il ajoute que, s'il l'avait fallu, il aurait voté Fillon pour faire barrage à Le Pen pour protéger ceux qui en auraient, les premiers, payé le prix. Mais beaucoup d'autres sont prêts à voir la France salie, pourvu qu'eux gardent les mains propres.

Jean Birbaum encore: "Faire droit au point de vue d'autrui, admettre qu'il peut avoir raison, ne pas hésiter, non plus, à lui signifier vertement un désaccord: on est très loin, ici, de cette mentalité de guerre civile qu'on voit s'imposer à chaque regain des tensions idéologiques, et qui a tendance à s'installer à nouveau aujourd'hui. Au point de produire des esprits vitrifiés, qui rechignent d'autant plus à formuler leurs divergences avec tel ami, tel soutien, qu'ils mobilisent toutes leurs forces contre un grand Ennemi principal. Or c'est précisément dans les périodes de montée aux extrêmes, quand les consciences se durcissent et que tout dialogue menace de se rompre, qu'il faut protéger l'espace d'une frontalité honnête, le seul qui permet véritablement de penser."

(1) Jean Birnbaum, "Le Courage de la nuance", Seuil, 2021. 

(2) https://www.franceinter.fr/emissions/le-billet-de-sophia-aram/le-billet-de-sophia-aram-07-juin-202

(3) https://www.nouvelobs.com/politique/20210607.OBS44983/des-propos-complotistes-de-melenchon-a-sa-plainte-contre-un-youtubeur-d-extreme-droite-retour-sur-une-polemique-en-cinq-actes.html

(4) https://www.huffingtonpost.fr/entry/le-front-republicain-ne-fait-plus-recette-a-la-marche-des-libertes_fr_60c4c849e4b0daf882b7eb3e

(Re)lire sur ce blog "Le paradoxe de la gauche", 21.3.2021.

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