jeudi 21 janvier 2021

Le grand purificateur

Est-ce une machine ou un homme? C'est une kalashnikov vocale. Geoffroy de Lagasnerie, sociologue et philosophe, était fin septembre 2020 l'invité de la matinale de France Inter. (1) On a du mal à le suivre, tant il parle à une vitesse excessive, nous écrasant de sa logorrhée et de ses petits rires satisfaits. On a du mal à le suivre tant il est dans le mépris de ceux qui ne pensent pas comme lui, qui ne sont pas, comme lui, du côté de ce qui est juste et de ce qui est pur. Mais veut-il être écouté, lui qui dit refuser le débat? Il semble vouloir juste imposer sa vérité. Sait-il que les gens méprisants sont méprisables?

"Le respect de la loi n'est pas une catégorie pertinente pour moi", répond-il à Léa Salamé qui lui demande quelle société nous aurions si chacun définissait lui-même la loi. "La question, c'est la justice et la pureté", affirme-t-il. On frémit, l'Histoire nous a montré que derrière la notion de pureté, il y a celle d'épuration. Il faut produire des actions qui lèvent les systèmes de persécution, dit-il, vous produisez alors une action qui est juste et qui est pure. "Si vous prenez des mesures qui renforcent l'exposition des corps à la persécution, alors vous êtes impur et vous êtes injuste.", affirme-t-il péremptoire . "Mais qui décide ce qui est juste et injuste?", lui demande la journaliste. "C'est objectif, tout le monde le sait", répond le gardien de la pureté et de l'objectivité. Ce qui est objectif, c'est ce qu'il pense, lui. "Il faut tenter d'influencer les cerveaux de celles et ceux qui dans quelques années accèderont aux positions de pouvoir", écrit cet enseignant dans un ouvrage que les éditions Fayard ont trouvé bon - allez savoir pourquoi - de publier. Croyant sans doute au destin et à l'inéluctable (il n'est pas à une contradiction près), il pense que "les gens qui sont de droite à vingt ans sont perdus". Il vise ceux qui ont "des cerveaux malléables". Mais n'allez pas croire qu'il veuille les manipuler, il veut juste "les démanipuler". Ses étudiants savent-ils qu'ils suivent les cours d'un manipulateur qui ne s'assume pas?

S'il a la bonté de venir partager sur France Inter ses théories fumeuses et inquiétantes, c'est parce qu'une conférence qu'il devait donner le soir même dans une université de Rennes a été annulée à cause du coronavirus, mais il le fait dit-il, "de façon cynique" parce que de toute façon "les médias ne sont pas un lieu de transformation sociale". Il défend la violence: "moi, je me bats contre la catégorie de non-violence, il n'existe pas de non-violence dans un monde d'antagonismes". Lui-même assume son intolérance que dénonce un auditeur: "le but de la gauche, c'est de produire des fractures et des gens intolérables et des débats intolérables dans le monde social. Je suis contre le paradigme du débat et de la discussion. Il faut reproduire un certain nombre de censures dans l'espace public pour produire un espace où les opinions justes prennent le pouvoir sur les opinions injustes". Il estime que la gauche doit "mépriser les opinions de droite". Il faut renvoyer les gens de droite et d'extrême droite à leur insignifiance, dit-il. "Je parle à mon public". On entend résonner la voix de Trump. Il dit souvent "tout le monde sait que..." tant il semble convaincu que tout le monde pense comme lui. Quand Léa Salamé lui demande de préciser qui est ce on auquel il se réfère sans cesse, il répond que "c'est un on auto-référentiel. C'est très très facile: tous les gens qui sont de mon côté vont tout de suite le sentir."

C'est ce même Lagasnerie qu'a épinglé l'hebdomadaire Marianne dans deux articles différents dans un numéro de mi-octobre 2020. D’abord dans un dossier sur « ces autres séparatismes qui nous mènent à la guerre civile ». « A quand les camps de rééducation? », demande le journaliste effrayé par ses propos sur la justice et la pureté. Ensuite dans un billet de Guy Konopnicki titré « L’effroi de l’ânerie ». « L’ouvrage est proprement confondant, écrit-il, tant il accumule les âneries les plus éculées sur l’art de donner un débouché politique aux mouvements contradictoires, dont le seul point commun est de s’opposer à quelque chose. » (…) « N’ayant guère d’idées nouvelles à imposer, il soutient tout ce qui interdit l’expression des anciennes. » (…) « Peu importe ce que l’on conteste, l’essentiel étant d’en interdire l’expression. Mais il faut croire que c’est une vieillerie que de vouloir donner un but à la politique, d’imaginer un projet de société, de concevoir des programmes. Le grand objectif révolutionnaire est d’acquérir la puissance politique en noyant la raison dans un lac d’âneries. »

On se le demande: pourquoi France Inter a-t-elle invité ce personnage qui crache sur les médias?  Pourquoi les éditions Fayard ont-elles édité ce petit-fils de Pol Pot et de Milosevic? Et pourquoi aujourd'hui Etopia, centre de recherches en écologie politique, lié au parti Ecolo, invite-t-il à ses rencontres prospectives celui qui préfère la censure et la pureté au débat et à la loi? 

(1) https://www.youtube.com/watch?v=5VVCrFhJ9vk

3 commentaires:

Bernard De Backer a dit…

Voilà qui est bien et justement dit, cher Michel. Tu as eu la patience et le rigueur de dépiauter cette logorrhée sur le "juste et le pur". Pour ma part, lorsque j'ai entendu pour la première fois cette interview de GdL sur France Inter, j'ai tout de suite pensé aux Khmers rouges, à leur logique de la "purification" et d'éliminitation du "peuple ancien" sur lesquels j'avais écrit un long article dans la Revue nouvelle (à l'occasion du procès de Douch). A ma surprise, un commentaire en dessous de la capsule vidéo y fait référence : "Qui aurait dit que la réincarnation de Pol Pot choisirait une fin de lignée aristocratique se trémoussant nerveusement sur un siège rotatif en débitant trop vite des appels à la révolution ? Quel bonheur le jour où une minorité de "purs" imposera sa volonté à la majorité supposée corrompue à coups de camps de rééducation et de plomb dans la nuque au crépuscule, pour que naisse enfin une forme de justice sociale où la blancheur des ossements sera identique pour tous." L'objectif semble bien être de créer une société pure et "réactionnairesrein", aux sinistres précédents ("Judenrein" ou sans koulaks "éliminés en tant que classe" selon Staline). Que cette logique délirante de la "sociologie critique" des épigones de Bourdieu s'infiltre chez Etopia (sur l'initiative d'Edgar Szoc ?) ne m'étonne qu'à moitié. La "pensée décoloniale" dans ses extrêmités messianiques y a aussi fait sa discrète entrée. Affaire à suivre...

Bernard De Backer a dit…

Complément au commentaire précédent. Je suis plongé dans "« Renverser ciel et terre. La tragédie de la Révolution culturelle. Chine, 1966-1976 » de Yang Jisheng, auteur d'un admirable "Stèles" (2012) consacré à la Grande Famine du Grand Bond en avant maoïste, et dont j'avais rendu compte dans la Revue nouvelle (url sur mon nom). Sans faire d'assimilation hâtive et imprudente, je constate une étrange homologie entre ce désir de pureté de GdL, certains formes de la "cancel culture" d'aujourd'hui, et la fureur messianique de la révolution culturelle, qui a d'ailleurs inspiré les Khmers rouges. Comme le disait François Bizot, qui a écrit deux livres admirables sur les Khmers rouge, "Notre drame sur terre est que la vie, soumise à l’attraction du ciel, nous empêche de revenir sur nos erreurs de la veille, comme la marée sur le sable efface tout dans son renversement. (Le Portail).

Michel GUILBERT a dit…

Cette recherche de pureté est effrayante. On voit, on sait - si on ne se laisse pas attirer par le ciel - à quelles horreurs elle nous a menés.
Il y a une vingtaine d'années, j'ai eu le plaisir de passer quelques jours au Cambodge, dans le cadre d'une réunion de la Commission Culture - Education - Communication de l'Assemblée parlementaire de la Francophonie. Notre hôte (dont le nom m'échappe à l'instant), ex-Ministre de la Culture et ethnologue, nous avait expliqué combien la recherche de pureté menée à son paroxysme par les Khmers rouges avait aboli toute référence culturelle, toutes les valeurs traditionnelles. Ce grand nettoyage purificateur, nous expliquait-il, a mené à une société qui n'avait finalement comme repère que l'argent. La seule valeur à laquelle se raccrocher pour se sauver. La pureté qui cherchait à créer un "homme nouveau" avait mené la guerre à la culture et aux hommes et aux femmes et ouvert, in fine, une voie royale au dieu dollar...
(J'ai lu, à l'époque, "Le Portail" de F. Bizot. Glaçant!)