dimanche 3 avril 2022

Relire Anna Politkovskaïa

Comment avons-nous pu, depuis tant d'années, ignorer la malfaisance d'un Poutine ? Comment avons-nous pu dialoguer avec lui comme s'il était démocrate ? Comment a-t-il pu être un modèle pour certains leaders occidentaux ? Pourquoi avons-nous fermé les yeux, pourquoi n'avons-nous pas écouté les démocrates russes, celles et ceux qui, au péril de leur vie, ont osé dénoncer la guerre que menait le pouvoir russe à la Tchétchénie, à la Géorgie, aux démocrates syriens, à la population du Donbass ?
Aujourd'hui,  Novaïa Gazeta, menacée par le pouvoir russe, se voit forcée de suspendre ses publications. "Il faut que nous nous protégions les uns les autres," estime son rédacteur en chef Dmitri Mouratov, prix Nobel de la Paix 2021. "Nous avons essayé de comprendre comment notre peuple a laissé faire deux guerres à la fois : l'une, de conquête, en Ukraine, et une autre, presque civile, chez nous, en Russie."

Pour essayer de comprendre, relisons une des grandes plumes de Novaïa Gazeta : Anna Politkovskaïa, assassinée par le pouvoir russe en 2006.

"Après un bref interlude eltsinien, la Russie, amputée des républiques sœurs de l'URSS, sentit qu'elle n'était pas capable de vivre confortablement sans traditions ni ambitions impériales. Elle eut besoin d'un petit et d'un méchant pour pouvoir se sentir grande et importante. La joie orgasmique d'être une puissance se nourrit de l'écrasement, de l'humiliation de l'autre, que l'on peut piétiner en toute impunité. Le principe est simple : ici, c'est la zone de résidence pour les méchants qu'il faut rééduquer, et là, par rapport à cet enfer, le reste du territoire russe, où vivent les bons, semble un paradis.
Telle est la nature de notre patriotisme néo-impérial et néo-soviétique - embrassé par Poutine et par toute la verticale du pouvoir. Aujourd'hui, la plupart de nos gouverneurs sont des mini-Poutine qui parlent de l'Etat fort et du patriotisme et fustigent les ennemis de l'Etat.
Cela semble irrationnel. Pourtant, cela donne des fruits tout à fait rationnels et tangibles, comme une cote de popularité assez élevée pour les autorités, et Poutine en particulier. Car nous aimons bien trouver une léger voile de passion imprévisible chez nos chefs. Peu importe qu'il recouvre les dessous cyniques et sanglants, peu importe les conséquences. Chez nous, on ne pense qu'à la jouissance immédiate. C'est pourquoi nos chefs n'ont pas de vision à long terme et ne brillent pas par leur intelligence. Poutine ne fait pas exception. Le mythe de son intelligence satanique n'est qu'une campagne de publicité à destination de l'Occident. Et je suppose que l'Europe et les Etats-Unis l'apprivoisent, non pour son intelligence et sa perspicacité, mais uniquement pour sa capacité à contenir la Russie dans des limites qui leur conviennent, sans se soucier des moyens utilisés par le pouvoir russe.
En fait, l'Occident ne se donne pas la peine de réfléchir au prix du phénomène Poutine : aux droits de l'homme en Tchétchénie qui font partie de ce prix, à la justice sommaire devenue la norme en Russie, à la possibilité même de l'existence d'un ghetto dans l'Europe du XXIe siècle...  "

" Je n'aime pas Poutine, parce que, pour s'asseoir sur le trône et régner en maître (et avoir toujours de bons sondages), il a encouragé la gangrène morale de la Russie."

"Je n'aime pas le président de mon pays parce qu'il a joué (et continue de jouer) avec mon pays à des jeux idéologiques dangereux. 
Le premier jeu, probablement le plus dangereux, porte le vieux nom de racisme. (...) Il ne fait aucun doute qu'en Russie, pays éternellement occupé à trouver des ennemis intérieurs responsables de tous ses malheurs, ce jeu est très profitable en termes de popularité. C'est ce même mécanisme qui explique la montée en flèche récente de la popularité de Jean-Marie Le Pen en France. Ici et là, on fait appel aux bas instincts de la foule..."

"Poutine a, en public, un comportement réservé et convenable, comme il se doit pour un homme d'Etat, mais, malgré ses paroles polies, il se comporte mal. Ce mélange d'hypocrisie et de mensonges qu'on présente pour leur contraire est typiquement soviétique."

Voici donc quelques extraits - d'autres auraient pu être cités - de "Tchétchénie, le déshonneur russe" d'Anna Politkovskaïa (Folio Documents). Ce texte, dans sa version française, date de 2003. Voilà près de vingt ans que nous sommes restés sourds à la voix courageuse d'Anna Politkovskaïa. Est-elle morte pour rien ?


1 commentaire:

Bernard De Backer a dit…

Tu fais bien de revenir à Anna Politovskaïa. Je l'ai lue en son temps et ne vais pas commenter ces citations, mais simplement mentionner un auteur qui a été diabolisé par les bienpensants de gauche, notamment Le Monde Diplomatique, mais qui fut assez perspicace (notamment sur l'Ukraine, dès 1993) : Samuel Huntington. J'y ai consacré mon dernier article publié le 14 février 2022, 10 jours avant d'être happé par cette foutue guerre du 24 février, tellement prévisible. Mais celui que je place en lien n'est pas le mien, c'est celui de mon regretté collègue de La Revue nouvelle, Hervé Cnudde, qui avait publié "Faut-il pendre Samuel Huntington ?" en 2001, après le 11 septembre. J'ai revisité le livre de Huntington dans "Retour au livre de Samuel. Contrairement à ce que l'on n'a cessé de dire à son sujet, ce n'était pas un "culturaliste" obtus. Je m'en explique dans mon texte.