mercredi 11 janvier 2023

Nourrir la communauté

Le secteur agro-industriel, on le sait, est devenu fou (furieux) depuis longtemps. Quand il n'a pas asséché et stérilisé les sols, il s'en est détaché.
En Chine, un immeuble abrite sur vingt-six étages 650.000 cochons. Engraissés dans de minuscules stalles, ils sont transportés en ascenseur vers l'abattoir. Ailleurs, les cochons vivent au rez-de-chaussée, sous les poulets élevés au premier étage. Ils sont arrosés par la fiente des poulets et s'en nourrissent. Quand les poulets sont abattus, les cochons ont aussi droit à leurs carcasses. (1)
En Amazonie, des centaines de milliers d'hectares de forêt sont brûlés pour faire place à des pâturages ou à des champs de soja transgénique qui nourriront un bétail dont la viande voyagera à travers le monde. 
Ce modèle industriel qui donne envie de vomir est le seul qui permettra de nourrir l'humanité, nous disent ceux qui produisent dans des conditions qui n'ont absolument rien d'humain. 

Dans nos pays, les terres agricoles continuent à être gorgées de pesticides. Ainsi le veulent les syndicats agricoles les plus puissants, souvent liés à des groupes industriels sans foi ni loi qui contrôlent l'ensemble de la chaîne : graines, engrais, pesticides, herbicides et fongicides, mais aussi financement des investissements des agriculteurs qui leur sont ainsi pieds et poings liés. 
La remarquable (et effrayante) série Jeux d'influence (2) démontre ces collusions ahurissantes et la puissance des lobbys agro-industriels qui parviennent à imposer leurs règles et écrasent les petits paysans que leur système brutal a laissés exsangues.
Vendredi dernier en France, au lendemain de la diffusion des trois premiers épisodes de la saison 2 de Jeux d'influence, on apprenait que, après dix-sept ans d’information judiciaire, les juges d’instruction prononçaient non-lieu dans le dossier du chlordécone en Martinique, un pesticide accusé d'avoir provoqué mort et maladie chez les ouvriers des bananeraies. Le même jour, le Gouvernement français annonçait qu'il prolonge d'un an l'autorisation d'épandage dans les champs de betteraves de néonicotinoïdes, ce pesticide tueur d'abeilles. On comprend que Jeux d'influence est une fiction bien enracinée dans la réalité.
Les pesticides tuent, on le sait, et les premières victimes en sont les travailleurs agricoles. Mais c'est l'ensemble du secteur agricole qui est malade. Malade d'excès, de surproduction, de démesure. 

"Les politiques disent qu'il faut défendre l'agriculture familiale, et à côté de ça, on donne des primes à l'hectare, à la vache, au litre de lait, et on fait tout pour les agrandir. On te donne à condition que tu bouffes ton voisin", déplore un agriculteur (1).
Les exploitants agricoles disparaissent les uns après les autres. Près de trois mille emplois agricoles par an en Belgique (et combien de suicides ?), dans l'indifférence générale. Sans que personne - ou presque - n'ait la volonté de changer ce système assassin à bien des points de vue. 
Les exploitations agricoles deviennent gigantesques, nécessitent pour leur reprise des moyens impayables et tomberont les unes après les autres dans les mains des grands groupes de distribution et de millionnaires dont le seul et unique objectif est le profit. A n'importe quel prix.

Charles Culot est fils d'agriculteurs et comédien. Il joue, dans les théâtres, dans les écoles, dans les fermes, son spectacle Nourrir l'humanité - Acte II (3), qui interroge ce modèle. "Parfois, certains agriculteurs sont froissés, souvent parce qu'ils sont coincés dans un modèle dont ils ont hérité. Notre objectif n'est pas d'opposer les agriculteurs, mais les modèles agricoles. Le message que l'on porte est positif. on leur dit : vous ne vous en sortirez pas tout seul. La transition dépend des pouvoirs publics, des agriculteurs et des consommateurs. Il faut œuvrer ensemble."

Les perturbations du modèle agricole mondialisé qu'a engendrées la guerre d'Ukraine sont une opportunité à saisir. Un exemple d'actualité avec le coût des galettes des rois qui a augmenté : un pâtissier berrichon explique (4) que la caisse de 360 œufs est passée de 40 à 70 €. Dès lors, il se fournit maintenant non plus à Rennes mais dans le Berry auprès d'un éleveur qui nourrit ses 2.800 poules avec des céréales qu'il produit lui-même. Le voilà moins cher que les industriels. Ses œufs n'ont augmenté que d'un centime pièce contre huit pour les industriels. Voilà une solution à laquelle vient de penser le pâtissier : se fournir près de chez lui. 

Charles Culot encore : "Souvent, il y a des doutes qui sont émis : est-ce que les micro-fermes peuvent nourrir le monde ? Mais c'est une fausse question. On s'en fout de nourrir le monde : ce qu'on veut, c'est nourrir la communauté ; ce qu'on veut, c'est nourrir le restaurant du coin ; ce qu'on veut, c'est faire partie d'une coopérative. Il faut arrêter de voir trop large. Avançons une ferme à la fois, une communauté à la fois."

(1) Catherine Makereel, "La culture bêche l'agriculture pour ouvrir le champ des possibles", Le Soir, 10.12.2022.
(2) A voir sur Arte : https://www.arte.tv/fr/videos/RC-021142/jeux-d-influence/
(3) https://adoc-compagnie.be/
(4) "Galettes : les boulangers pâtissent de l'inflation", La Nouvelle République - Indre, 4.1.2022.


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