lundi 10 octobre 2016

A la mémoire de Zsuzsanna

Aîné d'une famille nombreuse, j'ai eu, durant quelques années, une grande sœur. Une très grande sœur puisqu'elle avait douze ans de plus que moi. Zsuzsanna avait quinze ans quand elle est arrivée en Belgique, dans notre famille, hébergée par nos parents. Les siens avaient voulu la mettre à l'abri de l'invasion soviétique qui mettait fin à une brève phase de libéralisation. C'était il y a soixante ans exactement. Ils furent quatre cent mille Hongrois à trouver asile en Europe de l'ouest où ils ont pu échapper à un régime autoritaire.
Mais les Hongrois ont la mémoire courte. Aujourd'hui, une bonne partie d'entre eux semble avoir oublié cet épisode de leur histoire nationale et s'oppose à l'accueil de 1294 demandeurs d'asile que leur imposent les quotas de répartition de migrants de l'Union européenne. Ils se sentent menacés dans leur identité, disent-ils. Dans ce pays de 9.900.000 habitants (à la démographie en baisse), 0,01 % de la population pourrait donc constituer un risque de déséquilibre. Certains ont l'identité très fragile. Dans le même temps, la Suède, qui compte autant d'habitants, a accueilli 160.000 réfugiés et connaît, de ce fait, une croissance économique inattendue (1).
L'autoritaire premier ministre Viktor Orban pensait emporter facilement un plébiscite en sa faveur en invitant ses concitoyens à une consultation populaire sur la question de l'accueil des migrants. Etant entendu qu'ils se prononceraient à une écrasante majorité contre leur arrivée. Ceux qui se sont déplacés se sont effectivement quasiment tous (98%) exprimés en ce sens. Mais ils n'étaient que 40% à participer au scrutin. Les autres ont préféré boycotter ce référendum piégé. Comme il fallait 50% de participation pour que la consultation soit validée, elle reste lettre morte. Mais les régimes autoritaires savent détourner les chiffres à leur avantage et pour le pouvoir seul doit être retenu celui des 98% qui s'opposent aux migrants (2).
"C'est, explique avec un humour amer le philosophe et ancien député Gaspar Miklos Tamas, seulement un symbole de notre victimisation et de la haine contre tous: contre l'Occident, contre l'Orient, contre le Nord, contre le Sud, contre les Etats-Unis, contre l'Union européenne, contre les peuples orthodoxes, contre les Russes, contre les migrants qui vont nous tuer dans nos lits. Tout le monde est notre ennemi, c'est un sentiment très chouette qui nous rend heureux. Nous sommes très heureux (3)."
Hier, la parution du principal quotidien d'opposition a été suspendue par Orban, le chef suprême et incontestable (4). Et ce n'est sans doute qu'un début: "les instituts de recherche, les programmes scientifiques, théâtres, musées, cinémas, lycées, tout est colonisé par la droite et l'extrême droite, constate encore Gaspar Miklos Tamas. Quand ce genre de structures soutenues par l'Etat sont dirigées par des démocrates, elles sont remplacées par des personnes d'extrême droite. Il y a des dizaines de milliers d'intellectuels de gauche limogés depuis six ans. Si vous êtes fasciste, toutes les carrières vous seront ouvertes."
Même l'école doit s'adapter: "dans les manuels scolaires, les grands auteurs européens sont peu à peu remplacés par des auteurs nationalistes, poètes, écrivains, et par des auteurs moyens, oubliés", explique la féministe Kata Kevehazi, qui constate aussi que "le féminisme n'a pas sa place dans la tradition intellectuelle hongroise. Ici, le féminisme, c'est une injure".
Viktor Orban est de ces populistes autoritaires à la mode aujourd'hui. On lui trouve des ressemblances, par exemple, avec la famille Le Pen: "il est resté très loin des milieux intellectuels, affirme l'historien Gyozo Lugosi, et a comme un sentiment d'infériorité. De revanche aussi, ce n'est pas par hasard s'il a acheté une grande maison dans un quartier chic dans laquelle il ne se sent pas très à l'aise."
La Hongrie d'aujourd'hui fait peur. Quand on demande (3) à Agnès, qui est rom, et à son mari Janos, qui est juif, comment se définissent leurs enfants, ils répondent: "nos enfants choisiront leur pogrom!".

Suzanne, comme nous l'appelions,  a passé toute sa vie en Belgique, elle y a eu des enfants et des petits-enfants. Elle m'avait toujours promis de m'emmener un jour découvrir son pays natal. J'ai longtemps rêvé de Budapest et des steppes hongroises, comme d'un pays exotique qui serait aussi un peu le mien. Je n'y ai jamais mis les pieds. La vie nous a un peu éloignés, puis elle est décédée voilà douze ans d'une méchante chute dans son escalier. Aujourd'hui, la Hongrie ne m'a jamais paru aussi lointaine. Allez savoir pourquoi, elle a cessé de me faire rêver.

Laissez-moi vous parler des hommes de demain...

Ils seront force et douceur
Ils déchireront le masque de fer du savoir
Pour laisser lire enfin une âme sur son visage.
Ils embrassent le pain, le lait
Et de leurs mains caresseront la tête de leurs enfants.
Ils extrairont les minerais,
Le fer et tous les métaux.
Ils bâtiront des villes en mettant à contribution les montagnes;
Calmes et puissants, leurs poumons
Aspireront la tempête, l'ouragan
Et les océans s'apaiseront.
Toujours ils attendront l'hôte inattendu
Pour qui ils mettront la table
Et disposeront leur cœur.
Ils sont, comme nous tous, les frères cadets, les amants de Dieu.

Soyez semblables à eux,
Et que puissent vos frêles enfants
Sur leurs jambes sveltes comme lys,
Traverser la mer de sang qui demain nous sépare. 

Attila Jozsef, Leçons (extrait), traduction de Georges Kassai et Jean-Pierre Sicre, "Attila Jozsef, Aimez-moi", Œuvres poétiques, Phébus, 2005.
(Re)lire sur ce blog "Le sort du poète", 12 mars 2012.

(1) https://www.franceinter.fr/emissions/les-histoires-du-monde/les-histoires-du-monde-10-octobre-2016
P.S.: à examiner avec des nuances... (cf "28 minutes", 18.10.2016)
(2) http://www.lalibre.be/actu/international/hongrie-le-referendum-anti-refugies-invalide-orban-contre-attaque-57f13e71cd70e9985fe8c4aa
http://www.lemonde.fr/europe/article/2016/10/02/hongrie-le-manque-de-participation-au-referendum-sur-l-accueil-des-refugies-pourrait-invalider-la-victoire-du-non_5006966_3214.html
(3) "Hongrie, le pays de l'identité pleurnicheuse", excellent reportage en quatre pages d'Angélique Kourounis avec des dessins de Riss, Charlie Hebdo, 5 octobre 2016.
(4) http://www.lalibre.be/actu/international/hongrie-bruxelles-tres-preoccupee-par-la-situation-du-principal-journal-d-opposition-57fb77f4cd7004c05d087919


1 commentaire:

Didier L. a dit…

Sophie recommande de lire Mémoires de Hongrie, de Sándor Márai, qui présente le triple mérite d'être immense, européen et hongrois.