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vendredi 26 novembre 2021

Ce vieil idéal oublié

Avant tout débat entre candidats à l'élection présidentielle, il faudrait leur faire lire les quelque 800 pages des trois tomes du récit graphique "L'Odyssée d'Hakim" (1). Un témoignage - qui doit être semblable à  des centaines de milliers d'autres - de ce qui pousse des hommes et des femmes à rompre, contre leur gré, leurs racines, à fuir leur quotidien pour tenter de trouver un pays d'accueil qui leur permettrait, à eux et à leurs proches, de se construire un avenir moins effrayant que ce qu'ils vivent. Un témoignage sur le chemin de croix qu'est le chemin de l'exil. S'y mêlent désarroi, faim et soif, froid, rejet, désespoir, escroquerie, danger, mépris, brimades, haine. Et, ici et là, heureusement, entraide et solidarité.
Durant un an et demi, le dessinateur Fabien Toulmé a recueilli régulièrement les souvenirs d'un jeune Syrien qui a fui son pays en guerre pour pouvoir retrouver sa famille accueillie en France. Son épouse et ses beaux-parents ont pu y obtenir le statut de réfugié, mais leur bébé et lui, pour de sombres raisons administratives, n'ont pu les rejoindre que par un périple éprouvant et dangereux via la Jordanie, le Liban, la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie, l'Autriche, la Suisse et enfin la France. Trois ans de galère durant lesquels il a croisé des gens qui l'ont conseillé, soutenu ou aidé, mais aussi d'autres qui profitent des migrants, leur demandant des prix exorbitants pour une bouteille d'eau, un café, un taxi ou des couches pour bébés. La Hongrie est le pire pays d'Europe, qui parque les migrants comme des bêtes, les maltraite, oubliant qu'en 1956 quatre cent mille Hongrois, fuyant la répression soviétique, ont été accueillis en Europe de l'ouest (2). Parvenant enfin en Autriche, Hakim y est accueilli par des policiers "pleins de compassion". Depuis septembre 2015, la famille est réunie en France où elle a obtenu le statut de réfugié. Elle y vit à l'abri et en sécurité, même si ses fins de mois sont difficiles.

On aimerait entendre les Zemour, les Le Pen et toute cette droite qui se laisse contaminer par ce virus haineux des étrangers réagir à la lecture de cette odyssée et aussi à ces propos d'Ahmad, un autre réfugié syrien qu'Hakim a rencontré en Hongrie: "Et tous ces Européens qui s'imaginent qu'on est des miséreux qui viennent pour gagner de l'argent, prendre leurs emplois. Les miséreux, ils n'ont pas le choix, ils restent en Syrie. Et ils se prennent des bombes sur la tête. J'ai même entendu des hommes politiques dire qu'on était des lâches. Qu'on devrait prendre les armes pour défendre notre pays. Mais pour qui ? Pour les barbares de Daesh ? Ou pour les bouchers qui sont au pouvoir ? Et j'aimerais bien qu'ils me disent quel genre d'arme on doit prendre contre les bombes et les armes chimiques... Je suis sûr que si tout ça se passait dans leur pays, ils seraient les premiers à fuir. Ou pire, à profiter de la situation pour se faire du fric."
On pourrait aussi interroger les candidats à l'élection présidentielle sur la manière dont ils voient la devise fondatrice de la République française, et en particulier la valeur de fraternité, ce "vieil idéal oublié", comme l'écrit David van Reybrouck (3).

En Biélorussie, des réfugiés sont pris en otages par le dictateur Loukachenko qui les a fait venir par avions pour les pousser vers la frontière d'une Pologne qui les rejette. L'Union européenne a pris des sanctions pour tenter d'affaiblir ce régime fort. "Arrêtez les sanctions et je cesserai de vous envoyer des migrants", lui répond Loukanchenko qui n'a pas plus de respect pour les migrants qu'il n'en a pour son propre peuple. Des femmes, des hommes, des enfants sont tombés dans le piège. La Pologne les refoulent, les empêchant de déposer des demandes d'asile. Les voilà un peu plus victimes encore, victimes de situations de guerre et de misère qu'ils fuient en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Ethiopie et victimes d'une guerre diplomatique que se mènent le régime autoritaire de Minsk, avec l'appui de Moscou, et l'Union européenne. 
L'Union européenne se mure. Incapables de se mettre d'accord sur une politique migratoire, ses Etats, pour la plupart, se ferment, certains allant jusqu'à construire murs et barrières. Pour le plus grand plaisir des populistes et des nationalistes, des pays se transforment en forteresses. " Un pays comme le Danemark, pourtant dirigé par les socio-démocrates, a l’une des politiques d’immigration les plus dures du continent", soulignait ce matin Pierre Haski. Sur les billets en euros figurent des ponts. Ils sont rompus. L'industrie du barbelé ne souffre pas de la crise. Et pourtant, l'UE a besoin de cette main d'oeuvre. Les migrations ont toujours existé et les pays en ont besoin d'un point de vue économique, social et culturel, rappelait récemment un philosophe allemand. Un monde sans migration n'a jamais existé, ne pourra jamais exister. 

Pendant ce temps, des migrants se noient par dizaines en Méditerranée ou dans la Manche. La Grande-Bretagne menace de repousser jusqu'aux côtes françaises les migrants qui s'approcheraient des siennes. En les faisant accompagner par des jet-skis ! (5) " La seule conclusion que l’on puisse tirer de ces tragédies à répétition à presque toutes les frontières extérieures de l’Europe, disait Pierre Haski (6), est que nous, la puissante et riche Europe - Royaume Uni compris, une fois n’est pas coutume -, n’avons toujours pas de réponse à cette question. Cela fait pourtant des années qu’elle se pose à l’Europe, des naufragés de Lampedusa en Italie, aux camps de Samos aux allures de prison, en Grèce ; des grillages surélevés de l’enclave espagnole de Ceuta, à l’inhumaine jungle de Calais."
Et de souligner nos contradictions: " Lors de la chute de Kaboul aux mains des talibans, avec les images apocalyptiques de l’aéroport, tout le monde a été d’accord pour aider un maximum d’Afghans à partir. La mobilisation des villes, des associations, des particuliers a permis d’offrir un accueil honorable à des milliers d’Afghans qui avaient pu grimper à bord d’avions. Mais dans le même temps, des Afghans d’autres catégories sociales, venus par d’autres moyens, n’ont pas le même traitement, éternel dilemme". L'éditorialiste de France Inter rappelle qu'à la fin des années 70, "la France accueillait 120.000 boat people d’Indochine, après une mobilisation d’intellectuels de tous bords, de droite comme de gauche (...) Impensable aujourd’hui, avec le débat public délétère autour de cette question, les murs ont poussé, d’abord dans nos têtes." Il cite le politologue bulgare Ivan Krastev qui relevait il y a quelques jours dans le Financial Times, que " l’Europe est impuissante à aider ceux qui veulent la démocratie chez eux, et redoute l’arrivée à sa porte de ces migrants qui rêvent d’Europe. (...) L’Europe est terrorisée de sa propre attractivité. Hier, nous étions inspirés par l’idée que d’autres peuples voudraient vivre comme nous. Aujourd’hui, cette idée nous effraye ". 

(1) Fabien Toulmé, "L'Odyssée d'Hakim", éditions Delcourt / Encrages, 2020 (3 tomes).
(2) (Re)lire sur ce blog: "A la mémoire de Zsuzsanna", 10.10.2016.
(3) David van Reybrouck, "Odes", éd. Actes Sud, 2021, Ode à la fraternité, p. 36.
(4) "Vox Pop", Arte, 21.11.2021.
(5) France Inter, Journal de 13h, 26.11.2021.
(6) France Inter, 26.11.2021, 8h15

lundi 10 octobre 2016

A la mémoire de Zsuzsanna

Aîné d'une famille nombreuse, j'ai eu, durant quelques années, une grande sœur. Une très grande sœur puisqu'elle avait douze ans de plus que moi. Zsuzsanna avait quinze ans quand elle est arrivée en Belgique, dans notre famille, hébergée par nos parents. Les siens avaient voulu la mettre à l'abri de l'invasion soviétique qui mettait fin à une brève phase de libéralisation. C'était il y a soixante ans exactement. Ils furent quatre cent mille Hongrois à trouver asile en Europe de l'ouest où ils ont pu échapper à un régime autoritaire.
Mais les Hongrois ont la mémoire courte. Aujourd'hui, une bonne partie d'entre eux semble avoir oublié cet épisode de leur histoire nationale et s'oppose à l'accueil de 1294 demandeurs d'asile que leur imposent les quotas de répartition de migrants de l'Union européenne. Ils se sentent menacés dans leur identité, disent-ils. Dans ce pays de 9.900.000 habitants (à la démographie en baisse), 0,01 % de la population pourrait donc constituer un risque de déséquilibre. Certains ont l'identité très fragile. Dans le même temps, la Suède, qui compte autant d'habitants, a accueilli 160.000 réfugiés et connaît, de ce fait, une croissance économique inattendue (1).
L'autoritaire premier ministre Viktor Orban pensait emporter facilement un plébiscite en sa faveur en invitant ses concitoyens à une consultation populaire sur la question de l'accueil des migrants. Etant entendu qu'ils se prononceraient à une écrasante majorité contre leur arrivée. Ceux qui se sont déplacés se sont effectivement quasiment tous (98%) exprimés en ce sens. Mais ils n'étaient que 40% à participer au scrutin. Les autres ont préféré boycotter ce référendum piégé. Comme il fallait 50% de participation pour que la consultation soit validée, elle reste lettre morte. Mais les régimes autoritaires savent détourner les chiffres à leur avantage et pour le pouvoir seul doit être retenu celui des 98% qui s'opposent aux migrants (2).
"C'est, explique avec un humour amer le philosophe et ancien député Gaspar Miklos Tamas, seulement un symbole de notre victimisation et de la haine contre tous: contre l'Occident, contre l'Orient, contre le Nord, contre le Sud, contre les Etats-Unis, contre l'Union européenne, contre les peuples orthodoxes, contre les Russes, contre les migrants qui vont nous tuer dans nos lits. Tout le monde est notre ennemi, c'est un sentiment très chouette qui nous rend heureux. Nous sommes très heureux (3)."
Hier, la parution du principal quotidien d'opposition a été suspendue par Orban, le chef suprême et incontestable (4). Et ce n'est sans doute qu'un début: "les instituts de recherche, les programmes scientifiques, théâtres, musées, cinémas, lycées, tout est colonisé par la droite et l'extrême droite, constate encore Gaspar Miklos Tamas. Quand ce genre de structures soutenues par l'Etat sont dirigées par des démocrates, elles sont remplacées par des personnes d'extrême droite. Il y a des dizaines de milliers d'intellectuels de gauche limogés depuis six ans. Si vous êtes fasciste, toutes les carrières vous seront ouvertes."
Même l'école doit s'adapter: "dans les manuels scolaires, les grands auteurs européens sont peu à peu remplacés par des auteurs nationalistes, poètes, écrivains, et par des auteurs moyens, oubliés", explique la féministe Kata Kevehazi, qui constate aussi que "le féminisme n'a pas sa place dans la tradition intellectuelle hongroise. Ici, le féminisme, c'est une injure".
Viktor Orban est de ces populistes autoritaires à la mode aujourd'hui. On lui trouve des ressemblances, par exemple, avec la famille Le Pen: "il est resté très loin des milieux intellectuels, affirme l'historien Gyozo Lugosi, et a comme un sentiment d'infériorité. De revanche aussi, ce n'est pas par hasard s'il a acheté une grande maison dans un quartier chic dans laquelle il ne se sent pas très à l'aise."
La Hongrie d'aujourd'hui fait peur. Quand on demande (3) à Agnès, qui est rom, et à son mari Janos, qui est juif, comment se définissent leurs enfants, ils répondent: "nos enfants choisiront leur pogrom!".

Suzanne, comme nous l'appelions,  a passé toute sa vie en Belgique, elle y a eu des enfants et des petits-enfants. Elle m'avait toujours promis de m'emmener un jour découvrir son pays natal. J'ai longtemps rêvé de Budapest et des steppes hongroises, comme d'un pays exotique qui serait aussi un peu le mien. Je n'y ai jamais mis les pieds. La vie nous a un peu éloignés, puis elle est décédée voilà douze ans d'une méchante chute dans son escalier. Aujourd'hui, la Hongrie ne m'a jamais paru aussi lointaine. Allez savoir pourquoi, elle a cessé de me faire rêver.

Laissez-moi vous parler des hommes de demain...

Ils seront force et douceur
Ils déchireront le masque de fer du savoir
Pour laisser lire enfin une âme sur son visage.
Ils embrassent le pain, le lait
Et de leurs mains caresseront la tête de leurs enfants.
Ils extrairont les minerais,
Le fer et tous les métaux.
Ils bâtiront des villes en mettant à contribution les montagnes;
Calmes et puissants, leurs poumons
Aspireront la tempête, l'ouragan
Et les océans s'apaiseront.
Toujours ils attendront l'hôte inattendu
Pour qui ils mettront la table
Et disposeront leur cœur.
Ils sont, comme nous tous, les frères cadets, les amants de Dieu.

Soyez semblables à eux,
Et que puissent vos frêles enfants
Sur leurs jambes sveltes comme lys,
Traverser la mer de sang qui demain nous sépare. 

Attila Jozsef, Leçons (extrait), traduction de Georges Kassai et Jean-Pierre Sicre, "Attila Jozsef, Aimez-moi", Œuvres poétiques, Phébus, 2005.
(Re)lire sur ce blog "Le sort du poète", 12 mars 2012.

(1) https://www.franceinter.fr/emissions/les-histoires-du-monde/les-histoires-du-monde-10-octobre-2016
P.S.: à examiner avec des nuances... (cf "28 minutes", 18.10.2016)
(2) http://www.lalibre.be/actu/international/hongrie-le-referendum-anti-refugies-invalide-orban-contre-attaque-57f13e71cd70e9985fe8c4aa
http://www.lemonde.fr/europe/article/2016/10/02/hongrie-le-manque-de-participation-au-referendum-sur-l-accueil-des-refugies-pourrait-invalider-la-victoire-du-non_5006966_3214.html
(3) "Hongrie, le pays de l'identité pleurnicheuse", excellent reportage en quatre pages d'Angélique Kourounis avec des dessins de Riss, Charlie Hebdo, 5 octobre 2016.
(4) http://www.lalibre.be/actu/international/hongrie-bruxelles-tres-preoccupee-par-la-situation-du-principal-journal-d-opposition-57fb77f4cd7004c05d087919


lundi 28 septembre 2015

Le beau et la bête

Deux articles presque en vis-vis, par hasard, et comme en recto-verso, dans le dernier numéro de Charlie Hebdo. L'un en haut de la page 13, intitulé "Archétype" et signé par Marie Darrieussecq. L'autre en page 12, intitulé "La vie des autres", chroniquant le dvd du fim "Une belle fin" d'Umberto Pasoloni et signé par Gérard Biard. 
Dans "Archétype", Marie Darrieussecq revient sur cette vidéo qui a tant choqué: on y voit cette cadreuse (camerawoman) faisant un croche-pied à un candidat réfugié qui court avec son fils dans les bras. Tous deux tombent au sol, l'enfant pleure. Ensuite, c'est à une petite fille, aussi candidate réfugiée, qu'elle donne un coup de pied dans la jambe. La femme, qui travaillait pour une télévision hongroise proche de l'extrême droite, a été licenciée. "C'est une mauvaise décision, prise dans un moment de panique", a-t-elle tenté d'expliquer. Des gestes réflexes en quelque sorte. On la voit un peu bousculée par la petite fille qui court en même temps que beaucoup d'autres personnes. Mais on voit aussi que c'est très consciemment et volontairement qu'elle fait tomber ce père et son enfant. Marie Darrieussecq s'interroge: "est-ce que j'ai ça en moi? Dans mon ADN humain? Est-ce que je serais capable de ça? Un croche-patte à un homme affolé, un coup de pied à une petite fille? Il y a des questions qu'on se pose sur le lâche et le héros en soi... mais ça?".
Le film "Une belle fin" nous amène à suivre un petit fonctionnaire londonien qui a "pour tâche de retrouver les proches éventuels de personnes décédées sans famille ni amis connus". A partir de ce qu'il trouve à leur domicile, il écrit des éloges funèbres qu'il sera seul à entendre. Ne pas laisser qui que ce soit s'en aller seul, l'accompagner, le faire exister jusqu'au bout, c'est le rôle qu'il s'est donné. "L'empathie, écrit Gérard Biard. C'est le premier mot qui vient à l'esprit pour définir l'étrange et attachant personnage de ce film à la mélancolie contagieuse. (...) Empathie qui va de soi, enfin, comme une évidence. (...) Ou l'histoire d'un petit bonhomme qui, parce qu'il est un petit bonhomme, justement, se conduit comme un grand monsieur."
Il y a cette femme qui a pour réflexe de faire tomber ceux qui essaient de sauver leur vie. Et il y a cet homme qui refuse de laisser les morts dans l'oubli. L'une est bien réelle, l'autre est un personnage de fiction. 
Les leaders d'extrême droite et des partis populistes et ceux qui les suivent  ignorent le sentiment d'empathie et ont des gestes réflexes agressifs à l'égard de ceux qui ne sont pas comme eux. Et il y a, heureusement, ceux pour qui ouvrir sa porte aux autres est une évidence. Ces derniers sont grands, souvent modestement. Les premiers l'ignorent du haut de leur suffisance, mais ils sont très petits. 

mardi 9 juin 2015

La honte

Empêcher les migrants d'arriver en Europe semble être la seule politique que soient capables d'envisager nos pays. Ce qui n'empêche pas - et n'empêchera pas - des dizaines, sans doute des centaines, de milliers de gens de prendre la mer, pour fuir la guerre et la misère. Au péril de leur vie. Depuis le début de cette année, 1800 personnes sont mortes lors de leur tentative de traversée de la Méditerranée. "Depuis vingt ans, on estime qu'au moins 18 000 à 20 000 personnes ont perdu la vie en tentant d'atteindre l'Europe", écrit Riss (1). Ils meurent par noyade le plus souvent, mais aussi de soif, de faim ou de froid, assassinés, écrasés, suicidés, étouffés dans des camions, tués par un champ de mines...
En 2014, 274 000 personnes sont entrées illégalement dans l'Union européenne, dont 170 000 sur les côtes italiennes. L'Italie et la Grèce se sentent abandonnées par le reste de l'Europe.
L'Union européenne a néanmoins établi un plan de répartition des migrants dans ses différents pays en fonction de quotas. Mais qui l'accepte? 40 000 demandeurs d'asile syriens et érythréens, arrivés en Italie et en Grèce depuis le 15 avril, seraient ainsi répartis dans le reste de l'Union. Ce qui ne représente que 40% d'entre eux. "Et on parle d'un million de candidats au départ en Libye, point de convergence de tous ceux qui fuient guerre ou persécution au Nigéria, en Syrie, en Érythrée, en Somalie...", écrit Juliette Bénabent dans Télérama (2). Elle précise que les 274 000 illégaux recensés ne représentent que 0,05% de la population de l'Union et cite Simona Taliani, une anthropologue de l'université de Turin: "les flux ne sont pas si élevés. Ces migrants montrent largement la faillite de nos politiques militaristes et postcoloniales, par exemple l'intervention de 2011 en Libye. Les accueillir reviendrait à reconnaître cet échec, et l'Europe n'y est pas prête". 
On ne peut accepter une immigration "illégale", disent les Tartuffe. "Mais quelle différence y a-t-il entre un être humain qui entre légalement dans un pays et celui qui entre illégalement? Celui qui entre illégalement serait-il moins humain que celui qui a ses papiers en règle?", demande Riss (1).

Au nom de la lutte contre l'immigration illégale, le racisme devient légal. "A la frontière entre l'Italie et l'Autriche, chaque jour, on chasse du Noir", écrit Yannick Haenel (3). Dans les trains, "plus besoin de contrôler les passagers, plus besoin de vérifier qui est en règle ou ne l'est pas, la Trilatérale (une brigade de policiers italiens, autrichiens et allemands) ne s'intéresse ni aux papiers d'identité ni aux billets de train; elle n'a qu'un seul objectif: empêcher les Noirs, tous les Noirs, de prendre le train." (...) "Autrement dit, après avoir laissé mourir les réfugiés au large de Lampedusa, l'Europe en traque les survivants aux frontières. On fait sortir des trains et on laisse à quai des personnes qui ont traversé des déserts et des mers, qui ont passé des années dans des camps en Ethiopie, en Libye: on traite de manière juridique, policière une situation qui est avant tout politique et humanitaire.
Faire descendre des trains tous les Noirs est un acte qui signifie donc qu'il est interdit aujourd'hui d'être Noir. L'illégalité est-elle un concept racial? Quand une loi est injuste, la justice passe avant la loi. Mais quand ce qui est injuste n'est même pas une loi?"

Il y a aussi ceux qui rêvent de passer la Méditerranée mais qui restent à quai, coincés dans des camps en Libye ou ailleurs. Leurs témoignages recueillis par Le Monde nous interpellent (4). On a tout pris à ces hommes. Surtout l'espoir.

Mais on ne peut accueillir toute la misère du monde, disent les autruches. En 2013, 3,2% de la population mondiale ont migré et les mouvements concernent toutes les régions du monde. Du sud vers le sud: 82,3 millions et du sud vers le nord: 81,9 millions, indiquent des militants du Collectif poitevin "D'ailleurs nous sommes d'ici".
Ils rappellent que la part des étrangers dans la population française était de 6% en 1926, 6,3% en 1990 et 5,8% en 2008, qu'en 2012 accueillait 286 000 migrants, l'Allemagne 400 000 et la France 258 900.  "L'immigration coûte chaque année 48 milliards d'euros à la France, ajoutent-ils, mais elle rapporte 60 milliards d'euros en impôts cotisations sociales." Et de citer le secrétaire général de l'OCDE, Angel Gurria pour qui "il faut oublier cette idée reçue qu'accueillir des migrants coûte cher".

Mais tant de partis politiques vivent aujourd'hui de la peur d'une invasion totalement imaginaire.
En Hongrie, le premier ministre Viktor Orban a distribué un questionnaire à la population dont le thème est "Immigration et terrorisme"; Une question innocente parmi d'autres: "la mauvaise gestion de l'immigration par Bruxelles favorise-t-elle le terrorisme?" (5). On comprend par là que le premier ministre a déjà les réponses à toutes les questions qu'il pose. La Hongrie compte 1,4 % d'immigrés.

(1) Charlie Hebdo, 20 mai 2015.
(2) Le grand naufrage, 10 juin 2015.
(3) Il est interdit d'être Noir, Charlie Hebdo, 13 mai 2015.
(4)  http://www.lemonde.fr/international/visuel/2015/05/30/nous-sommes-la-pour-etre-vendus_4642829_3210.html
(5) Arte Journal, 9 juin 2015.