mardi 5 mai 2020

Le sauveur

Le temps du coronavirus est aussi celui d'une logorrhée insupportable. L'armée des gloseurs est partout, lançant des imprécations, jugeant les politiques menées, délivrant leurs sentences, envoyant aux enfers les imprévoyants.
Ils savaient ce qu'il arriverait, ils ont compris dès le début ce qu'il aurait fallu faire, ils semoncent les ministres qui n'ont rien vu venir.
En ces temps de coronavirus, la parole est rarement d'argent, plus souvent du métal le plus grossier qui soit. Le silence, lui, est bien d'or.
Il n'est pas dans les habitudes de ce blog de publier les textes d'autrui. Mais celui-ci a autant de pertinence que d'humour. Autant le partager.

Il a été publié dans l'Obs le 31 mars dernier et est signé d'un de ses journalistes, David Caviglioli (lauréat du Prix Hennessy du Journalisme littéraire 2017).

SCÈNES DE LA VIE CONFINÉE : CE QU’IL AURAIT FALLU FAIRE
Chaque jour mes amis Facebook découvrent une nouvelle impéritie gouvernementale. Impréparation, hésitation, communication confuse, dissimulation. « Bande d’amateurs », dit l’une qui travaille dans l’événementiel musical. « À ce niveau, ce n’est plus de la stupidité, c’est de la trahison », confirme l’autre, journaliste pour un site de paris hippiques, qui songe à porter plainte contre le gouvernement pour homicide.
Comme eux j’ai la certitude que j’aurais bien mieux anticipé l’épidémie que les autorités. Voici le plan d’action que j’aurais mis en place contre le Covid-19.
• 2009 : j’aurais résolu beaucoup plus vite la crise budgétaire et l’effondrement monétaire européen, puis j’aurais quintuplé le budget de l’hôpital public.
• 2010 : j’aurais immédiatement compris qu’il n’y avait rien à craindre du virus H1N1 ; grâce à quelques lectures bien sélectionnées, j’aurais acquis la certitude que la vraie menace viendrait d’un coronavirus qui causerait chez ses victimes des troubles respiratoires. J’en aurais tiré deux conclusions :
1) la France doit se doter d’un stock colossal de masques et de respirateurs ;
2) la France doit mettre le paquet sur la recherche contre les coronavirus.
• 2012 : j’aurais graduellement augmenté le nombre de lits de réanimation, pour atteindre le nombre de 180.000 lits disponibles à l’horizon 2020.
• 2013-2014 : anticipant une pénurie de masques, et plutôt que de me contenter de simples masques FFP2, j’aurais lancé la fabrication de 700 millions de masques FFP3 ; j’aurais en outre créé RespiFrance, une agence publique aux fonds illimités dont la fonction aurait été de produire des respirateurs.
• 2016 : RespiFrance aurait doté le pays de 600.000 respirateurs. Satisfait, je les aurais stockés dans le Doubs.
• 2016-2017 : j’aurais mobilisé nos meilleurs savants pour étudier la transmissibilité des virus entre l’homme et divers animaux, dont bien évidemment le pangolin ; je les aurais envoyés pour la plupart en Asie et leur aurais demandé des rapports hebdomadaires sur l’évolution de la situation. J’aurais engagé des savants de seconde zone, mais tout de même doués, pour lire ces rapports et me les synthétiser à l’oral.
• 2018 : synthèse après synthèse, mon soupçon se serait porté sur le pangolin, animal qui a toujours suscité chez moi une perplexité teintée de méfiance. J’aurais demandé aux meilleurs spécialistes mondiaux de « réfléchir à ce que pourrait être un syndrome respiratoire transmis par le pangolin » et de « commencer dès maintenant à travailler sur un vaccin ».
• début décembre 2019 : grâce à cette veille sanitaire anticipatrice, j’aurais été alerté des premiers cas à Wuhan. Je me serais tourné vers mon Premier ministre, Michel Cymes, et lui aurais dit : « Michel, c’est parti. » À partir de là, tout serait allé très vite.
• fin décembre 2019 : l’élite de la science française est envoyée en Chine ; grâce au travail préparatoire remarquable de mon équipe de spécialistes mondiaux, un vaccin est prêt en quelques jours.
• 2 janvier 2020 : test du vaccin sur des souris : il est redoutablement efficace ; test sur des humains : il l’est encore plus. « T’as eu du flair, sur le pangolin », me dit Michel Cymes. On se tape dans les mains.
• 3 janvier 2020 : appel téléphonique à Xi Jinping : « Cher Xi, écoutez-moi, vous ne vous rendez pas compte de ce qui est en train de se passer. » Xi Jinping aurait d’abord réagi froidement. « Pour qui vous prenez-vous ? », m’aurait-il dit. « Pour quelqu’un qui va sauver votre cul, Jinping », aurais-je répondu du tac au tac. Après un silence, il m’aurait dit : « OK. Que dois-je faire ? »
• 5 janvier 2020 : les militaires français envahissent le Hubei, accueillis en héros ; les Chinois prennent goût à la démocratie.
• 16 janvier 2020 : la population chinoise est entièrement vaccinée. « Nous l’avons échappé belle », dis-je à Michel Cymes. Ce que nous ignorons, c’est que des premiers cas de Covid-19 ont été enregistrés en Thaïlande et au Japon.
• 23 janvier 2020 : des cas ont été déclarés en Corée du Sud, aux Etats-Unis, à Taïwan et Singapour. « Nous avons péché par excès d’optimisme », me dit Michel Cymes. Je lui dis de ne pas s’inquiéter. Nous allons faire face, lui et moi. Michel Cymes plonge ses yeux dans les miens. Nous nous regardons longuement, troublés.
• 24 janvier 2020 : premiers cas en France ; sans attendre, réunion des meilleurs experts français ; beaucoup de points de vue s’affrontent, la controverse entre scientifiques est féroce, mais j’identifie sans difficulté la bonne marche à suivre : fermeture des frontières, suspension des lignes aériennes, confinement de la population, vaccination de l’intégralité de la population, annulation de toutes les élections à venir, suspension du parlement.
• 25 janvier 2020 : la population acclame les mesures que j’ai mises en place et les respecte scrupuleusement ; personne ne les trouve excessives, bien qu’il y ait eu très peu de cas ; l’ensemble des partis politiques accepte l’annulation des élections et salue mon sens de l’anticipation ; ma communication est unanimement louée pour sa clarté ; tous les soirs, à 20h, les soignants sortent sur leur balcon pour m’applaudir.
• 26 janvier 2020 : le virus est vaincu ; partout dans le monde, les commerces rouvrent, les villes se repeuplent, les familles séparées se réunissent en pleurant, les femmes et les hommes s’embrassent ; au milieu de la foule en liesse, j’échange avec Michel Cymes une poignée de main lourde de non-dit ; considérant que ma tâche est accomplie, je retourne à l’anonymat.

David Caviglioli
Publié le 31 mars 2020 dans l’Obs


Post-scriptum; un dessin de Xavier Gorce, publié dans Le Monde:
https://www.lemonde.fr/blog/xaviergorce/2020/05/08/bla-bla-deconfines/

2 commentaires:

Bernard De Backer a dit…

Je n'ai pas tout compris mais j'ai beaucoup ri, surtout sur le pangolin. Et il avait déjà prévu tout cela le 31 mars, chapeau !

gabrielle a dit…

Dans son dessin du 23 mars, Xavier Gorce faisait déjà dire à un manchot (qui tient une interminable liste de noms) : "Selon notre étude épidémiologique, le nombre de personnes disant savoir ce qui aurait dû être fait contre la pandémie explose !"