dimanche 17 mai 2020

Ce fléau qui nous éloigne

On le sent bien, on le redoute, on le sait, on va devoir s'habituer à vivre, pendant longtemps, éloignés les uns des autres, à voir sa famille, ses amis à distance respectable. Par respect pour eux comme pour soi-même. Pour les protéger, pour se protéger. La peste, c'est les autres. Et nous sommes tous, les autres.
Mais est-ce cela la vie? Ne pas pouvoir se toucher, s'embrasser, se prendre dans les bras? Une telle perspective est déprimante, voire désespérante.
Allons-nous devoir vivre longtemps masqués comme si on portait une burqa? Ne pas voir que l'autre sourit? Ne pas être sûr de reconnaître telle ou telle personne qu'on aurait tant de plaisir à voir? Nous dirigeons-nous vers une société d'anonymes qui s'évitent?
Et tous ces moments si forts en émotions collectives générées par des spectacles, des concerts, des films, des représentations qui nous font vibrer en commun, rire, frissonner, pleurer, devons-nous en faire le deuil?
Dans son dernier film Last Words sur lequel il a travaillé ces six dernières années, le cinéaste américain Jonathan Nossiter évoque l'humanité mourante de 2086 qui redécouvre la joie d'être ensemble dans une séance de cinéma improvisée. "Je montre un futur où tout contact physique  et toute tendresse sont oubliés, et subitement redécouverts grâce au cinéma. J'imaginais 2086, pas 2020! Je suis sûr que, en ce moment, chacun sur Terre pense à ce manque de contact, aux regards fuyants et méfiants qu'engendre l'épidémie. On verra si ce désir de tendresse est perdu ou si, au contraire, il revient avec une force énorme." (1)

La chaîne Mezzo Live ce samedi soir diffusait un concert enregistré le 1er mai dernier et interprété par l'Orchestre philarmonique de Berlin dans ses locaux. Au programme, des œuvres de Lygeti, Part, Mahler et Barber, adaptées à un ensemble de musique de chambre. Les 1180 places de la salle de musique de chambre étaient vides. Pas de public pour cause de coronavirus. Le chef, Kirill Petrenko, salue face caméra. Sur scène, une douzaine de musiciens à un mètre les uns des autres. Pas de public, donc pas d'applaudissements. Très beau, mais si triste.

Comment la culture vivante va-t-elle survivre à ce fléau? "Je crains que la situation ne se prolonge, affirme le comédien et réalisateur Gustave Kervern. Parce que, franchement, aller dans une salle de spectacle en étant espacé, un masque sur le visage, en guettant le moindre mec qui tousse, est voué à l'échec." (2)
La metteuse en scène Ariane Mnouchkine est du même avis: "la distance physique ne sera pas tenable au théâtre. Ni sur la scène, ni même dans la salle. C'est impossible. Pas seulement pour des raisons financières, mais parce que c'est le contraire de la joie" (3).
L'Etat français s'est heureusement engagé à ce que les droits des intermittents du spectacle soient prolongés jusque fin août 2021. Il aimerait en profiter pour renforcer les dispositifs d'accès de l'art et de la culture à l'école. Au moins, pourrait-on en profiter pour avancer dans ce secteur.
"Je n'attendais pas de l'Etat qu'il me sauve, affirme le metteur en scène Thomas Jolly. Ce n'est pas son rôle. En revanche, j'ai besoin qu'il m'accompagne dans mes idées nouvelles. Le président de la République nous a donné ce feu vert: inventer malgré tout. Fin mai, je saurai comment me mettre au travail, et plonger dans cet inconnu. La protection des intermittents qui vont bénéficier d'une année blanche ajoutée à la piste de création qui s'ouvre me rassure et me stimule. Ces expériences vont servir à renouveler le monde d'après, j'en suis convaincu." (2)

Le monde d'après, on aimerait déjà y être, pouvoir nous retrouver au coude-à-coude dans des salles de concert, dans les rues, à table, partageant ce sentiment de fraternité qu'apporte la culture.

(1) "J'ai fait un film apocalyptique plein de tendresse", Télérama, 29.4.2020.
(2) "Les artistes regardent déjà vers demain", Télérama, 13.5.2020.
(3) Télérama, 13.5.2020.

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