samedi 15 mai 2021

Sa vie en pays méfiant

Voici sept ans, alors que je venais de m'installer en France, j'ai rédigé un billet intitulé "Ma vie en pays grognon". C'était l'époque des manifestations des Bonnets rouges et des opposants au mariage homosexuel. Ce billet a été publié sur le site rue89 qui en a complété le titre (1). Très lu et très commenté, il a suscité son lot de réactions indignées et agressives. Aujourd'hui, c'est un journaliste néerlandais qui, après deux années et demie passées en France, fait part de son sentiment sur une France où prévaut, selon lui, un climat de suspicion (2). 

Il y a deux ans, face à la cathédrale Notre-Dame de Paris en flammes, Daan Kool a recueilli les avis de plusieurs Parisiens convaincus que cet incendie n'avait rien d'accidentel. "Ce sentiment - on ne nous dit pas tout, les autorités manigancent quelque chose - était présent dans presque tous les reportages que j'ai réalisés pendant mes deux ans et demi en France." Depuis, la pandémie a augmenté la méfiance vis-à-vis des autorités; elle se manifeste continuellement. "Si le complotisme progresse à une allure inquiétante dans le monde occidental, la France y est particulièrement sujette: 43% de la population pense que les autorités et l'industrie pharmaceutique dissimulent la dangerosité des vaccins; 25% pense que les élites stimulent l'immigration pour remplacer la population autochtone; 22% pense qu'il existe un complot sioniste mondial." Bref, nombre de Français sont méfiants. 85% d'entre eux ont le sentiment que leurs dirigeants politiques ne se préoccupent pas d'eux et 72% les trouvent corrompus. C'est ce qui ressort d'un rapport publié en 2019 - avant la pandémie donc - par Sciences Po Paris qui a envisagé de renommer en baromètre de la défiance politique celui de la confiance. "On pourrait dire en quelque sorte que la méfiance envers le pouvoir est inscrite dans l'ADN national", écrit Daan Koon. Encore une fois, la vieille culture monarchique dont n'a jamais réussi à se débarrasser la France est une explication au phénomène. Selon le sociologue Luc Rouban (cité par Daan Koon), "tous les regards sont dirigés vers le haut, vers le sommet, que ce soit un roi ou un président qui s'y trouve. L'Etat, c'est le guide, c'est le chef." Les Français, constate le journaliste néerlandais, n'arrivent pas à accepter que leur pays ne soit plus qu'un acteur de taille moyenne sur la scène internationale. Ils vivent un sentiment de déclin et rêvent toujours d'une personnalité énergique qui leur ramènera leur grandeur. C'est de ce président - qui a plus de pouvoir que tout autre - que les sujets français attendent tout et son contraire, d'être un guide au-dessus de la mêlée et d'être proche d'eux. Et tout échec lui sera automatiquement attribué. 

Mais les Français, constate Daan Koon, ne se méfient pas uniquement de leurs dirigeants, mais aussi de leurs concitoyens. Il rappelle une enquête menée dans les années '90 dans 82 pays à partir de la question suivante: "En règle générale, pensez-vous qu'il est possible de faire confiance aux autres ou que l'on est jamais assez méfiant?". 66% de la population suédoise déclarait faire confiance aux autres contre 21% seulement des Français. Sur l'indice de confiance aux autres, la France se situait à la 58e place, "au milieu de pays bien plus pauvres ou mis à mal par des conflits armés". Des chercheurs estiment que le système éducatif français - favorisant les performances individuelles et valorisant peu le travail collectif - serait source de méfiance. Tout autant que le corporatisme avec un système de sécurité sociale qui accorde des droits très différents aux divers corps de métier. "Conséquence, écrit Daan Koon, "les Français présupposent de manière persistante que les autres sont mieux lotis qu'eux-mêmes. (...) En France, se plaindre des supposés privilèges des autres est un sport national."

Cette méfiance, selon certains économistes (3), ne pousse pas aux risques, notamment dans le domaine économique et contribue à la rigidité du marché du travail. Elle constitue aussi un frein aux réformes et "ironiquement, aux réformes qui permettraient de renverser cette méfiance." Tel le projet du Président français de "transformer un système de retraites opaque en un régime identique pour tout le monde". La méfiance et les corporatismes ont eu sa peau.

Peut-on cependant être un peu optimiste, en constatant que la pandémie a créé de nouvelles formes de solidarité et a amené de nombreuses personnes à changer de vie? Reste que dans ce climat de suspicion des uns vis-à-vis des autres et à l'encontre des politiques, c'est la présidente du parti du rejet des autres qui tire son épingle du jeu. La fille à papa Le Pen déguisée en Kaa nous chante son air hypnotique: Aie confiance / Crois en moi / Que je puisse veiller sur toi / Fais un somme / Sans méfiance / Je suis là / Aie confiance.

(1) "Ma vie (de Belge) en pays grognon (la France)", à (re)lire sur ce blog, 5.1.2014.

(2) Daan Kroon, "Paranoïa à tous les étages", De Volkskrant, 19.2.2021, in Le Courrier international, 29.4.2021.

(3) Yann Algan et Pierre Cahuc, "Société de défiance - Comment le modèle social français s'autodétruit", CEPREMAP, éditions de la rue d’Ulm, 2007. 

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