vendredi 27 octobre 2023

Pas si folle

Très vite, elle avait vu clair et elle fut l'une des rares voix à oser s'exprimer publiquement. "La Russie s'apprête à plonger dans un gouffre creusé par Poutine et sa politique aveugle", écrivait en 2004 Anna Politkovskaïa. Deux ans plus tard, le 7 octobre 2006, le jour de l'anniversaire de Poutine, elle était assassinée dans le hall de son immeuble à Moscou. Elle avait 48 ans.

Sa fille Vera, journaliste elle aussi, lui rend hommage dans un livre sobrement intitulé "Une mère" (1). Elle retrace la carrière de celle qui a consacré son travail à donner la parole aux victimes du régime de Poutine, en Tchétchénie et ailleurs. "Elle partait pour témoigner, pour écouter les victimes, pour donner une voix à leurs douleurs." Son idéal de journaliste : "dénoncer les injustices, la barbarie, les atrocités commises était sa priorité numéro un. (...) Elle voulait raconter les faits, écrire sans tenir compte des pressions hiérarchiques. Une optique sûrement banale quand on vit en démocratie, mais en Russie ? C'était de la folie, purement et simplement".
Plus d'une fois, celle qui était surnommée La folle de Moscou fut menacée de mort. Elle échappa à un empoisonnement, mais jusqu'à sa mort, continua à souffrir de ses séquelles. Dans un journal elle fut accusée, par des officiers restés courageusement anonymes, d'être "une ennemie".  Elle avait confirmé, répondant dans le même journal qu'elle était "l'ennemie d'une armée immorale et dépravée, des mensonges sur la situation en Tchétchénie, des mythes et des légendes forgés par les propagandistes de l'armée, des lâches anonymes osant porter des épaulettes".
Quand, en octobre 2002, un groupe de terroristes tchétchènes prit en otage un millier de personnes au théâtre Doubrovka, Anna Politkovskaïa fut appelée pour négocier avec eux. Elle ne parvint pas à les convaincre de libérer les enfants, mais obtint que les otages puissent recevoir de l'eau et des jus de fruits. Elle les paya de sa poche. "Au quartier général, ils me disent qu'ils n'ont pas les moyens ! Tu le crois, ça ?" Les forces de l'ordre russes donnèrent l'assaut, après avoir diffusé un gaz mortel dans les conduites d'aération du théâtre. Les chiffres officiels parlent de cent trente victimes parmi les otages. La vie humaine ne compte pas pour ce régime brutal.

A son enterrement, la mère d'un des otages sacrifiés au théâtre Doubrovka déclara : "Les puissants avaient peur de tous ceux qu'Anna avait les moyens d'aider. Mais grâce à elle, le mur du silence s'est écroulé". Sa fille confirme : "Pour beaucoup, ma mère était celle qui n'avait jamais eu peur de pointer du doigt le véritable responsable de la mort des otages : le système. C'est-à-dire Poutine lui-même." Quelques heures après sa mort, ce dernier publiait une déclaration : "Elle était bien connue des journalistes, des militants des droits humains et des Occidentaux. Malgré tout, son influence sur la vie politique russe était minime". 
Aucun représentant du régime n'assista à son enterrement, mais une foule d'anonymes en larmes. "On l'aimait. Et son assassinat avait profondément remué l'opinion. Beaucoup de gens avaient perdu leur voix, l'épaule sur laquelle pleurer. Ils venaient d'être privés de la dernière chance qu'on leur rende justice, que leur histoire soit écrite." 
Son dossier a été bâclé, des tueurs arrêtés et condamnés, mais les commanditaires jamais identifiés. 
D'autres connaissances d'Anna Politkovskaïa furent assassinés après elle : un ancien officier des services secrets qui l'avait aidée à identifier des auteurs d'exactions en Tchétchénie, un jeune avocat, une collègue et amie, une jeune stagiaire de Novaïa Gazeta, le journal pour lequel elle travaillait.

Aujourd'hui, écrit sa fille, "rien n'a changé. Les hommes que ma mère a combattus par la seule force des mots sont encore là. La guerre en Ukraine a marqué un tournant dans la trajectoire funeste du régime actuel".
Et elle explique comment elle, Vera, a vécu à Moscou les débuts de cette guerre coloniale. Elle a dû fuir son pays à cause de son nom, trop dangereux à porter pour sa fille adolescente (Anna, comme sa grand-mère), depuis le déclenchement de la guerre. Elle fut menacée à l'école par certains de ses camarades. "Tu vas finir comme ta grand-mère", lui a écrit l'une d'elles. Deux mois après le déclenchement de la guerre, elles se sont réfugiées dans un pays voisin.

Avant cela, elle a vu la peur dans les familles russes de voir leurs fils enrôlés de force. "Des brigades de police se postent dans les centres commerciaux ou dans les zones fréquentées par des jeunes, le vendredi soir, par exemple. Les garçons âgés de dix-huit à vingt-sept ans sont arrêtés et se voient remettre leur convocation. De là, ils sont conduits dans un centre de recrutement où ils sont souvent obligés de s'engager avant d'être autorisés à rentrer chez eux. Grâce à ce système, 120.000 jeunes auraient été enrôlés. Il n'est pas exclu que certains - ou même la totalité - d'entre eux se retrouvent en première ligne. Je connais beaucoup de familles dont les enfants n'osent plus sortir. Ils vont à la fac et au travail en voiture ou en taxi, ils évitent le métro, les rues trop fréquentées et les carrefours. Ce sont les nouveaux invisibles." Mais, depuis, les convocations sont électroniques...
Le recrutement s'opère aussi via des contrats avec des promesses de salaire jusqu'à 3700 euros mensuels, dix fois plus que la solde moyenne. Et tant pis si l'argent promis n'arrive jamais. Les promesses n'engagent que ceux qui y croient. Tant pis pour eux s'ils ne peuvent, comme on le leur a promis, rompre quand ils le veulent leur contrat. L'Etat a tous les droits, à commencer par celui de mentir constamment.

Vera Politkovskaïa explique combien il est difficile, impossible même, d'avoir une idée du nombre de militaires russes victimes de cette guerre. Mais il apparaît qu'on dénombre le plus de morts dans des régions éloignées de Moscou : dans celle de Krasnodar, au Daghestan, en Bouriatie. Mieux vaut que les morts ne soient pas de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, là où l'opposition au régime est la plus forte, et que les voix des jeunes soldats au combat "se perdent dans les steppes sibériennes ou à travers les montagnes du Caucase". 
Ce régime n'a que mépris pour le peuple. Il faut, selon Poutine, "dénazifier" l'Ukraine, libérer les Ukrainiens de soi disants nazis qui dirigeraient leur pays, protéger la minorité russe d'Ukraine qui aurait été privée de ses droits, dont l'usage de la langue russe à l'école et dans l'administration. "Dans les faits, les bombardements survenus lors du premier mois de guerre se sont concentrés sur des territoires où la population russophone est majoritaire. C'est même d'elle qu'est issue la majorité des réfugiés du pays. Après l'agression, nombre d'entre eux ont d'ailleurs progressivement opté pour l'ukrainien."

La famille d'Anna Politkovskaïa possédait une datcha dans le district de Rouza, à une centaine de kilomètres de Moscou. Le 6 mai 2022, réfugiée depuis peu dans un pays voisin de la Russie, Vera a reçu un coup de téléphone de voisins : la datcha flambait. Selon les pompiers, ce n'était pas un accident.

Des guerres de Tchétchénie à la fin du siècle passé à la guerre d'Ukraine aujourd'hui, la même logique est à l'œuvre, le même dictateur à la manœuvre.

"Non, je ne suis pas devenue folle, mais cela me mine : je vis dans un pays où les chefs ont toujours méprisé leur peuple. Et Poutine ne diffère en rien des autres."
Anna Politkovskaïa, "Tchétchénie, le déshonneur russe".

Post-scriptum :
Le tueur en série Poutine a décidément une sinistre façon de fêter son anniversaire : Olga Nazarenko, une enseignante russe très critique vis-à-vis de la guerre d'Ukraine, a été sérieusement blessée, dans des circonstances étranges, le 7 octobre dernier, jour d’anniversaire de Vladimir Poutine. Elle est morte deux semaines plus tard. Certains de ses proches assurent qu’elle a été passée à tabac. “Elle a été transportée à l’hôpital avec de multiples blessures et est décédée aux soins intensifs. Selon les médecins, ses blessures laissent à penser qu’elle a été violemment battue et qu’elle est tombée d’une grande hauteur, mais pas d’un arbre. Je pense qu’elle était surveillée alors qu’elle préparait une nouvelle manifestation contre la guerre”, signale un proche. (2)

(1) Vera Politkovskaïa, "Une mère", avec la journaliste Sara Giudice, traduction de Marc Lesage, éditions Fayard, septembre 2023.
(2) 
https://www.lalibre.be/international/europe/2023/10/28/une-opposante-a-vladimir-poutine-retrouvee-morte-dans-des-circonstances-etranges-74KKGJ5H6JFIRGSIVZDFJQTDGE/

(Re)lire sur ce blog : https://moeursethumeurs.blogspot.com/2022/04/relire-anna-politkovskaia.html

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