samedi 5 décembre 2020

Européenne

Valéry Giscard d'Estaing, ancien président français, vient de mourir. Il est salué comme un Européen convaincu, qui comprit que si la France voulait retrouver sa grandeur, c'est par sa participation pleine et entière à la construction de l'Union européenne qu'elle y arriverait. Si on regarde le monde d'aujourd'hui, en tentant d'être un peu objectif, on se dit que cette U.E. est quand même, malgré les critiques qu'on peut lui adresser, un espace rassurant, voire enthousiasmant. Un vaste espace où la solidarité, la démocratie, la liberté d'expression, la protection des citoyens sont des réalités pour près de cinq cents millions d'habitants de vingt-sept pays différents. Où dans le monde peut-on trouver semblable territoire où on puisse se déplacer et s'installer librement? Où trouver une construction politique, relativement récente, aussi réussie? Ni dans les Etats-Désunis d'Amérique, ni en Russie, ni en Chine, ni en Inde, ni au Moyen-Orient, ni au Brésil, au Chili ou au Vénézuela, ni dans la plupart des pays d'Afrique. Les dictateurs, les populistes, les présidents qui tripatouillent les élections ou la constitution pour s'accrocher au pouvoir sont innombrables. "Partout, les peuples ont - plus ou moins - élu des despotes et des incompétents", écrivait il y a peu Vincent Rémy dans Télérama (1).

Bien sûr, la Hongrie et la Pologne font tache, gouvernées par des populistes qui ont su profiter de la solidarité européenne sans en respecter aujourd'hui les valeurs d'ouverture et de respect des droits humains. Bien sûr, il reste des efforts considérables à fournir pour atteindre les objectifs environnementaux qui permettront de lutter contre le dérèglement climatique. Bien sûr, les lobbies économiques, comme partout, y sont puissants. Bien sûr, l'U.E. échoue toujours à harmoniser les politiques migratoires. Mais l'Union européenne ne peut être le bouc émissaire de tant d'Etats qui continuent, au moindre problème, à tenter de tirer la couverture à eux en actionnant la fibre nationaliste et en rendant Bruxelles coupable de toutes leurs erreurs et difficultés. 

"L'Europe, à l'origine de deux guerres mondiales dévastatrices, et toujours divisée, écrivait encore Vincent Rémy, apparaît soudainement comme un îlot démocratique en plein renouveau." Et l'Allemagne y est pour beaucoup, avec deux femmes: l'inoxydable chancelière Angela Merkel et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Elle "porte et incarne (...) l'idée de la solidarité. En juillet, son plan de relance tourné vers l'environnement et le numérique proposait le principe longtemps rejeté par l'Allemagne que des subventions soient accordées aux pays les plus touchés par la crise, et qu'elles soient remboursées collectivement. Voilà que cette solidarité financière se double aujourd'hui d'une solidarité morale": quand Ursula von der Leyen a annoncé l'abolition du règlement de Dublin. Ce qui implique que les pays d'arrivée des migrants ne portent plus seuls la gestion des flux migratoires. "Jamais depuis Jacques Delors, il y a plus de trente ans, un président de la Commission n'avait incarné la fonction avec autant d'autorité morale." Oui, c'est cette Europe-là qu'on aime, c'est d'elle qu'on se sent plutôt fier d'être citoyen.

En septembre, Ursula von der Leyen a eu ses mots: "Dans notre Union, la dignité du travail doit être sacrée. Mais la vérité est que, pour trop de personnes, le travail ne paie plus. Le dumping salarial détruit la dignité du travail, pénalise l'entrepreneur qui paie des salaires décents, et fausse la concurrence loyale sur le marché unique. Chacun doit avoir accès à un salaire minimum (...)." Ce salaire minimum est récent en Allemagne, il existe à présent dans 21 pays de l'U.E., mais pas en Suède, au Danemark, en Finlande, en Italie, en Autriche, ni à Chypre. "Il serait possible, estime Jacques Littauer (2), de fixer le smic bruxellois en pourcentage du salaire médian national, 60% par exemple. Un seuil atteint par seulement deux pays de l'U.E. aujourd'hui: le Portugal et la France." Mais, ajoute-t-il, lors de la présentation de l'initiative von der Leyen, fin octobre, l'organisation des patrons d'Europe a hurlé et la fixation des salaires reste une prérogative nationale. Dommage parce qu'il relève qu'une étude indique qu'aux Etats-Unis, "dans les Etats où le salaire minimum est élevé, les personnes travaillent moins d'heures, se soignent et s'alimentent mieux, s'occupent davantage de leurs enfants et battent même moins leur femme".

L'U.E. reste une immense machine lente et complexe, qui passe de crise en crise. Normal, estime l'historien néerlandais Geert Mak qui voit en ces crises des maladies infantiles : "un projet historique d'une telle envergure subit nécessairement des revers avant de parvenir à un équilibre au bout de plusieurs dizaines d'années. Les Etats-Unis ont même dû en passer par une guerre civile. Ils ont même eu besoin d'une longue période, depuis la déclaration d'indépendance, en 1776, jusqu'au XXe siècle, pour vraiment se considérer comme une fédération". Il pense d'ailleurs qu'on peut considérer les crises "comme des passages presque prévisibles dans un processus d'unification" et que l'Europe doit "d'urgence accepter le fait d'être une puissance géopolitique. (...) En comparaison avec d'autres régions du monde, elle jouit d'un très bon niveau de vie." Et ce qui le rend confiant en l'avenir de l'U.E., c'est de constater que d'Oslo à Athènes, "les gens parlent désormais des mêmes thèmes, et ils en parlent en tant que citoyens européens". La Grande-Bretagne, qui quittera officiellement l'Union européenne dans trois semaines, va à contresens de l'histoire. Comme tous les souverainistes.

(1) "L'Europe qu'on aime", Télérama, 23.9.2020.

(2) "La Commission européenne vire gauchiste", Charlie Hebdo, 4.11.2020.

(3) "Lors des grandes crises, il faut oser faire des pas de géant", Die Zeit, 2.9.2020, in Le Courrier international, 12.11.2020.

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