jeudi 10 décembre 2020

Noir, c'est noir (ou pas)

L'époque donne envie de rester muet. Tant est âpre en ce moment le combat lexical. Il faut tourner sa langue (au moins) sept fois dans sa bouche avant de parler, si on ne veut pas être accusé de racisme, de colonialisme ou de suprémacisme.

Il suffit de (re)lire le billet précédent de ce blog. Et voilà qu'en Chine on s'offusque: dans le film Monster Hunter, un personnage, joué par un acteur américain d'origine chinoise, dit à un autre: "Look at my knees" (Regarde mes genoux). "Quel type de genoux?", lui demande son interlocuteur. "Chi-knees", lui répond-il (on entend chi-nese) (1). Un jeu de mots simplet, comme on en entend tous les jours, qui normalement ferait juste sourire, mais qui ici fait hurler. Il est raciste, ont estimé de nombreux internautes chinois qui ont exigé et obtenu la déprogrammation du film. La compagnie allemande co-productrice du film avec une entreprise chinoise a présenté ses excuses. L'époque est aux excuses.

Un grand moment d'antiracisme a été vécu il y a deux jours, applaudit l'ensemble de la presse (2), quand deux équipes de football sont rentrées aux vestiaires, refusant de poursuivre le match parce qu'un arbitre, désignant un entraîneur adjoint, l'a appelé "noir". Le mot a été considéré comme une insulte raciste. On s'étonne, on est dans la confusion: on avait entendu les décoloniaux et les racisés réduire l'analyse sociale à la dichotomie Blancs/Noirs ou Blancs/non-blancs. On les a lus réinventer la notion de race, affirmer leur fierté de ne pas être blancs - et c'est bien leur droit - d'être noirs ou arabes, racisés, non-blancs. Et on lit (sur son site) que le CRAN, le Conseil représentatif des associations noires, "a pour but de lutter contre les discriminations que subissent les populations noires en France. (...) Grâce à son travail, le CRAN a permis de briser un double tabou : le tabou du nom (jusqu’alors, apparemment, on n’avait pas pas le droit de se dire noir en France) ; le tabou du nombre (jusqu’alors, apparemment, on n’avait pas le droit de compter les populations noires de France, ce qui permettrait pourtant de mieux lutter contre les discriminations)" (3). Si on comprend bien, les noirs doivent pouvoir se dire noirs mais ne peuvent être appelés ainsi. L'arbitre roumain, arbitrairement traité de raciste, doit être dans la même confusion que nous.

Les insultes proférées par tant de supporters sont inadmissibles et insupportables, les cris de singe, les bananes lancées vers des joueurs noirs témoignent de l'affligeante bêtise et du vrai racisme des auteurs de ces gestes et de ces cris. Ils doivent être sanctionnés et tant de matchs auraient dû - devraient - être arrêtés au moindre d'entre eux. Mais ici, le point de départ fut l'utilisation par l'arbitre du mot negru, noir en roumain, mal compris par certains. Puis la situation est partie en vrille. On comprend parfaitement que des joueurs qui ont déjà entendu quantité d'insultes prennent une  position forte pour que cessent fin ces pratiques. Mais on a du mal à comprendre qu'il s'agisse ici d'une insulte. Ne peut-on plus désigner quelqu'un par une particularité physique objective? Peut-on encore qualifier quelqu'un de blanc, de petit, de chauve, de roux, de barbu, sans être soupçonné de pilosophobie, de rossophobie, de calvitophobie? On a envie de se taire tant on se fait vite traiter de raciste. Le racisme reste, hélas, un fléau qui traverse la planète entière et contre lequel il ne faut cesser de lutter. Sans hystérie. Toute la presse, vertueuse, a comme un seul homme parlé ici de propos racistes. Entendus comme racistes eût été plus correct. Mais l'époque n'est pas à la nuance.

A propos de nuance, cette citation de l'écrivain américain James Baldwin (que Télérama présente comme noir, homosexuel, francophile et rieur) : « Chacun de nous, inéluctablement et à jamais, contient l’autre — il y a de l’homme dans la femme, de la femme dans l’homme, du Blanc dans le Noir, et du Noir dans le Blanc. Nous sommes une partie de chacun. Beaucoup de mes compatriotes semblent trouver cela très malcommode et même injuste. Mais personne n’y peut rien. »

(1) https://www.lalibre.be/culture/cinema/le-film-monster-hunter-retire-des-salles-en-chine-a-cause-d-un-court-dialogue-qui-suscite-le-tolle-5fcf76bd7b50a652f76b33b7

(2) https://www.lemonde.fr/sport/article/2020/12/09/apres-l-interruption-du-match-psg-basaksehire-le-monde-du-sport-espere-un-tournant-dans-le-combat-du-racisme-dans-les-stades_6062759_3242.html

(3) www.le-cran.fr

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