dimanche 5 novembre 2023

Si proches, si loin

Cette guerre entre Israël et le Hamas s'est déjà transformée en un immense merdier. Y a-t-il un autre mot ? Erreur, drame, gâchis ou échec seraient des euphémismes. Les radicalisés des deux camps, par leurs actions violentes, sont parvenus à radicaliser une bonne partie de la planète. Un peu partout en Europe, aux Etats-Unis, au Proche-Orient, au Maghreb, l'antisémitisme monte, les appels aux meurtres s'expriment ouvertement. Il faut être d'un camp, contre l'autre, ajouter de la fureur à la furie. On s'invective, on s'injurie, on se menace. On perd en humanité. On se perd.

L'Obs de la semaine dernière (1) a organisé une rencontre entre deux esprits éclairés : la rabbine française Delphine Horvilleur et l'écrivain algérien Kamel Daoud (installé depuis peu en France pour échapper aux pressions subies en Algérie). En sept pages d'interview, tous deux en appellent à la réaffirmation de notre humanité. En voici quelques extraits.

"Je suis en manque d'un dialogue humain sensé, empathique, au milieu de cette déferlante de haine et de rage, dit Delphine Horvilleur. Je suis en réalité très blessée de trouver si difficilement des interlocuteurs. J'avoue, j'attendais les paroles d'intellectuels musulmans avec qui je dialogue habituellement. Il y en a quelques-unes, si essentielles, mais si rares. (...)  J'ai l'impression que le monde est en train d'être détruit par un mélange de haine et de rage et que moi, je voudrais construire une arche." (...)

"Je ressens aussi le besoin de dialoguer, lui répond Kamel Daoud, pour réaffirmer quelque chose de banal qui est l'humanité, face à cette déferlante d'inhumanité qui s'est infiltrée en chacun, dans chaque camp, dans chaque famille. Mais j'ai aussi une colère (...). Je suis en colère parce que je suis musulman de culture et que dans ma géographie on me refuse le droit à l'expression et à la nuance, parce qu'on voudrait me forcer à une unanimité monstrueuse qui n'est pas la mienne. Je ressens également cette solitude profonde, incomparable avec celle de ceux qui ont perdu des vies, parce que j'ai pris la parole pour dire qu'une cause doit garder sa supériorité morale, qu'elle s'effondre si elle choisit la barbarie et trouve des gens qui la justifient." (...)
"Je reste stupéfait devant l'effondrement moral de ce qu'on appelle la société arabe. Je ne parle pas de ceux qu'on manipule par les propagandes dans mon pays d'origine, je parle de ceux qui sont censés être porteurs de conscience, les intellectuels. Je suis en train de découvrir la limite où ils s'arrêtent de réfléchir. Je ne pensais pas qu'il y avait un tel abîme de la lucidité. Parce que ce qui se passe à Gaza en ce moment n'hypothèque pas seulement la paix dans cette région-là, elle hypothèque nos libertés quotidiennes, notre droit à penser, notre singularité." (...)

D.H. : "La lucidité vient du mot lumière, mais c'est l'éloge de l'obscurité qui prime aujourd'hui." (...)
Cela fait des années que je m'emploie à dénoncer le gouvernement de Netanayahou, l'horreur de l'occupation, la dérive de la société, son hubris, etc., et j'ai été sidérée de ne pas trouver de voix palestinienne en France pour dire "notre cause est juste, les Palestiniens ont le droit d'avoir une terre, mais pas par ces moyens-là". (...) Ce silence ne trouve pas de place dans mon schéma mental."

K.D. : "Malheureusement, ça ne m'étonne pas, j'ai toujours connu ce on et ce off dans le discours des intellectuels du Sud. Mais ce qui me frappe, c'est qu'en Algérie ou en Egypte, et dans bien d'autres pays, nous connaissons les méthodes des islamistes, et leur but. (...) On le sait que le but des islamistes n'a jamais été de fonder un Etat palestinien ; le but des islamistes, c'est de précipiter la fin du monde, ils veulent un messianisme qui a abouti, c'est une vision judéophobe dont la finalité est la disparition du peuple juif. Et le Palestinien, dans cette mythologie, est un destin des plus tragiques. Il lui est dit que la fin du monde adviendra le jour où tous les Juifs seront tués et le Palestinien libéré. Mais quelle arnaque ! On lui promet en même temps un pays et la mort (...).

Delphine Horveilleur a lu la lettre des artistes français qui déplorent les morts des deux côtés, mais pour aussitôt en renvoyer la responsabilité à l'occupation israélienne. "Mais est-ce aussi à leurs yeux l'origine de la violence au Bataclan, en Algérie ? Le mot islamisme n'apparaît nulle part, l'idéologie de l'assassin est effacée. Et je ne suis pas en train de dédouaner Israël de la problématique de l'occupation, mais ce renvoi dos-à-dos m'est intolérable." (...)

K.D. : "Je suis pour un Etat palestinien et je crois que l'existence d'un tel Etat est nécessaire non seulement pour les Palestiniens mais aussi pour ma propre liberté dans mon propre pays, parce que ce problème hypothèque tous nos projets de démocratisation. Mais je ne peux pas adhérer à un projet d'extermination qui refuse l'humanité à chacun. S'il s'agit d'une cause de colonisation et de décolonisation, là je suis solidaire. S'il s'agit d'une cause raciale, arabe, ou confessionnelle, musulmane, je ne peux pas l'être. Ce ne serait pas rendre justice à cette cause et à la volonté de ce peuple d'avoir une terre et une histoire. Ce 7 octobre est une véritable défaite, parce que ce qu'il disait, c'est on veut la terre pour les Palestiniens avec la noyade pour les Israéliens." (...)

Israéliens et Palestiniens ne seraient-ils pas deux peuples sur lesquels tant d'instances à travers la planète exercent leurs fantasmes et qu'elles instrumentalisent, positivement ou négativement, au service de leurs propres projets ? Avant l'ignoble attaque du Hamas le 7 octobre qui a volontairement provoqué cette guerre, qui se souciait encore du sort des Palestiniens ? Ni le gouvernement israélien qui poursuivait à marche forcée sa politique de colonisation de la Cisjordanie, ni les Etats arabes dont certains étaient en train de normaliser leurs relations avec l'Etat israélien (2), ni même ceux qui sont censés représenter les intérêts palestiniens : l'Autorité palestinienne en Cisjordanie, totalement hors-jeu et corrompue, et le Hamas, on l'a vu, avant tout soucieux de rejeter les Juifs à la mer. Et le reste du monde regardait ailleurs.

K.D. : "Je sais qu'autour de moi, dans ce monde dit arabe, dans cette armée de libérateurs imaginaires, tout le monde trouve son compte sur le cadavre du Palestinien. Le Palestinien, on l'aime mort, on l'aime saignant, on ne l'aime pas vivant, dans sa complexité, ni dans son autonomie ou son désir de liberté." (...)
D.H. : "Je me dis qu'on adore les juifs qui souffrent. On les aime en noir et blanc, avec la célèbre photo du petit garçon qui lève les mains dans le ghetto de Varsovie. Mais dès qu'ils ont une armée, qu'on imagine une souveraineté juive, dans sa moralité et son immoralité que crée toute souveraineté, tout à coup, c'est insupportable. C'est le gros problème d'Israël aujourd'hui, qui s'est construit sur le narratif que le manque de force avait tué les juifs et qu'il était aujourd'hui invincible. Israël est tombé malade de ce narratif, de ce qu'on appelle aujourd'hui l'arrogance israélienne, d'être la terre des juifs forts. (...)
Aujourd'hui, je me dis qu'il y a quelque chose à explorer, qui n'est pas du tout propre au monde arabe, qui a été tellement partagé dans l'histoire, de la haine du juif et de la volonté de s'en débarrasser pour ce qu'il représente."
K.D. : "Oui, mais ça en dit énormément sur la pathologie de l'altérité dans le monde qu'on appelle arabe. Parce que le juif, c'est l'autre, c'est la partie qu'on rejette. Sais-tu qu'on traite de juif tout Arabe qui veut s'émanciper  et avoir une pensée autonome ? Ce qu'on veut tuer en vous c'est la partie la plus vivante et la plus refusée en nous aussi. C'est pour ça que ça nous convoque tous. Qu'est-ce qu'on fait de l'autre ? (...) Le juif est inconnu. Et il est maudit aussi dans nos mythologies religieuses. (...) C'est cette charge de méconnaissance qui autorise à soutenir l'inhumanité de celui qui tue et massacre." (...)
D.H. : On peut démultiplier les moments dans l'histoire où le juif n'a servi qu'à raconter notre faillite humaine. Quand une société est en faillite, le juif devient le nom de son incapacité à se relever." (...)

Après la population israélienne, c'est celle de Gaza qui est en plein drame. Et il faut le rappeler.
D.H. : "Non seulement, il le faut, mais on le doit. Ce que je dis n'est pas une façon d'éluder la responsabilité énorme des gouvernements israéliens non seulement dans le développement de la colonisation mais aussi dans le fait qu'on sait très bien qu'il y avait un intérêt politique à faire grandir le Hamas, à affaiblir l'Autorité palestinienne. Israël a un problème de leadership et un problème moral. C'est évident et j'espère, au milieu de cette horreur, un réveil des consciences en Israël. Mais cela n'innocente en rien l'assassin. Les chiffres, on les connaît, c'est dix Bataclan en une matinée. Cette guerre contre le Hamas est légitime, et c'est difficile à dire sans que cela apparaisse comme une relativisation des morts de Gaza. Mais moi je ne relativise rien, je cauchemarde à l'idée de ce que vivent ces mères, ces enfants..." (...)
K.D. : "L'intellectuel arabe est toujours soumis au décompte, comme si moi, je tenais le registre des mort ! Mais je ne suis pas comptable. La logique des équivalences entraîne la logique de l'inhumain. Il y a un vrai problème palestinien face à Israël, politique, historique. Mais ce match Shoah contre Nakba qu'on voudrait nous faire jouer dans nos pays et qui arrange les islamistes est une mise en scène aussi. C'est la cristallisation d'une histoire qu'on voudrait figer. Personne au fond n'a envie que ça bouge, parce que ça alimente nos obsessions  et qu'on y greffe nos propres histoires. " (...)
"La guerre que mène à présent Israël, elle est certes justifiée, mais elle n'est pas juste. Aucun crime ne répare un autre crime." Et puis, dit encore l'écrivain, c'est un cycle sans fin : "la guerre fabrique le tueur de demain". (...)

(1) Propos recueillis par Marie Lemonnier, L'Obs, 26.10.2023.
(2) K.D. : "Combien de bourses d'études sont données aux Palestiniens au Maghreb ? Combien de familles y accueillent des réfugiés ? C'est le grand bug dans le narratif arabe de la solidarité." 

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