mercredi 4 mars 2015

La honte russe

C'est le pays d'Ubu Roi et il n'a rien de drôle. On ne voit personne sourire dans cette république russe qui vit sous la botte de Ramzan Kadyrov, président aux allures de rustre brutal, mis en place et soutenu par Vladimir Poutine. "Tchétchénie, une guerre sans traces", le (courageux) documentaire de Manon Loizeau (1), nous montre un pays qui semble revenu aux pires périodes du stalinisme, un Etat policier dont les habitants vivent constamment dans la peur, susceptibles à tout moment d'être arrêtés, torturés, tués, de disparaître sans laisser de traces.
Les deux guerres que l'armée russe a menées pour empêcher l'indépendance de la Tchétchénie ont coûté à ce petit pays 150.000 morts, soit un quart à un cinquième de sa population. Aujourd'hui, la guerre est finie et Grozny, la capitale, a été reconstruite, grâce aux "millions donnés par le Kremlin, ainsi qu'une aide des Emirats arabes unis", explique Manon Loizeau (2). Elle a tout d'une ville ultra moderne, avec ses tours géantes (quasi vides tant les locations des appartements sont chères (3), sauf pour... Gérard Depardieu), ses galeries commerciales et ses fontaines de lumières. Kadyrov se fait appeler "le plus grand constructeur du monde". "Destructeur d'humanité" serait plus pertinent: ici, la charia et les caprices de ce dictateur mafieux ont force de loi et ont réussi à mater un peuple longtemps connu comme insoumis. Les femmes sont obligées de se voiler, tout le monde de longer les murs et de faire profil bas. Chacun est soupçonné d'être terroriste, ce qui permet au pouvoir d'enlever ou d'assassiner qui il veut, de manière aveugle. "C'est la terreur au nom de la lutte anti-terrorisme", affirme un témoin. "On vit dans la terreur, la paix est une illusion, on n'a plus d'espoir, on s'attend toujours au pire", se désole une femme. Elle a été battue par la police, vit avec sa vieille mère que la terreur a paralysée, au sens propre.
La population est obligée de célébrer dans la rue les anniversaires de Vladimir Poutine et de Ramzan Kadyrov, présentés comme de merveilleux artisans de la paix. C'est "Tintin au pays des Soviets". Tout sonne faux, les rassemblements, les discours, les applaudissements. Même les enfants ont le visage grave, le regard désespéré. "C'est une sorte de Corée du Nord sur le territoire de la Fédération de Russie", déclare un homme. "La Constitution n'existe pas face à la parole de Kadyrov", explique un militant du Comité contre la torture, ONG dont les locaux ont été incendiés la veille de Noël par des hommes du dictateur.

Des femmes réclament des informations sur leurs maris, leurs fils, leurs frères disparus, certains depuis 1995. Contrairement aux mères argentines, qu'elles ont pour modèles, elles ne peuvent manifester sans mettre leur propre vie en danger. 18.000 personnes auraient disparu, enlevées ou arrêtées. "La Russie sait où ils sont, nous pas", disent des femmes qui affirment vivre comme "des zombies". Il y a eu des exécutions en masse, "comme sous Staline", dit une femme. "Personne ne viendra nous aider", déplore une autre femme dont deux filles ont été arrêtées, sans raison apparente. "Les riches s'amusent et les pauvres pleurent, ajoute son mari. Comment ce système peut-il exister? C'est une bande!"

C'est le règne de l'impunité, de la négation du passé et de la réécriture de l'Histoire, explique la journaliste Manon Loizeau. L'histoire de la Tchétchénie a commencé avec Kadyrov et l'arrivée au pouvoir de Poutine. Il n'y a pas d'avant. Le régime interdit d'évoquer les disparus, les morts, les guerres, la mémoire de toute identité tchétchène passée, de célébrer la déportation du peuple tchétchène par Staline. Du passé, faisons table rase. Il n'a pas existé. Seuls existent les régimes de Poutine et de Kadyrov qui "mériterait le Prix Nobel de la Paix", affirme - évidemment sans rire - un de ses sbires.
Quelques intellectuels résistent et se réunissent pour commémorer la déportation tchétchène. L'organisateur de cette réunion, Rouslan Koutaiev, est aussitôt arrêté, accusé de possession d'héroïne. Il sera tabassé par le bras droit de Kadyrov et le vice-ministre de l'Intérieur. Les membres de ce gouvernement savent donner de leur personne. Koutaiev sera torturé, ses proches menacés. "Ici, si tu veux vivre, dit sa femme, il faut garder le silence. Si tu ouvres un tout petit peu la bouche, tu vas en prison. La Tchétchénie est devenue une prison pour la plupart des gens." Rouslan Koutaiev a été condamné en juillet 2014, à l'issue d'un simulacre de procès, à quatre ans de prison et un an d'assignation à résidence. En Tchétchénie, on n'a pas le droit non seulement de critiquer le présent, mais aussi de réveiller le passé. D'ailleurs, même les tombes des personnes tuées durant les deux guerres ont disparu.
"J'ai compris qu'en Russie l'homme n'est rien, dit un Tchétchène qui cherche à fuir. Quand le peuple russe va-t-il se lever?"

Malgré ses allures de capitale du XXIe siècle, Grozny a tout d'une ville morte, d'une ville qui n'a plus aucune âme, dans laquelle marchent des zombies. Mais qui se soucie de Grozny et de la Tchétchénie? "Pendant des décennies, le monde occidental s'est proclamé défenseur des droits de l'homme, et subitement, dès la fin du XXe siècle, ce même Occident a adopté un double standard: il existe des droits de l'homme canoniques et inaliénables pour une utilisation interne, occidentale, et d'autres droits de l'homme plus souples, voire inexistants, pour les ex-Soviétiques, y compris les Tchétchènes qui souffrent d'un pesant arbitraire militaire." C'est Anna Politkovskaïa qui s'exprimait ainsi en 2003 (4), trois ans avant d'être assassinée pour avoir trop dénoncé la violence de Poutine (dont "le mythe de son intelligence satanique n'est qu'une campagne de publicité à destination de l'Occident"), des forces armées russes et des milices mafieuses tchétchènes.
La Tchétchénie est visiblement pour Poutine un terrain de démonstration de son pouvoir brutal.

(1) diffusé sur Arte ce 3 mars 2015. Visible sur Arte+7.
(2) Télérama, 25 février 2015.
(3) plus de 40% de la population sont au chômage, mais les privilégiés du régime vivent très bien...
(4) "Tchétchénie, le déshonneur russe", Folio documents n° 24.

Post-scriptum: Ce même Poutine - qui mène aujourd'hui la guerre en Ukraine - sert de modèle au Front national français. On comprend pourquoi. Et c'est lui et le brutal Kadyrov qui sont les nouveaux amis d'un Gérard Depardieu qui a perdu tout sens des valeurs (lire sur ce blog "Réfugié pathétique", 15 décembre 2012).

2 commentaires:

Didier L. a dit…

Ce n'est pas à Grozny qu'il y a eu une surréaliste manifestation anti-Charlie avec plus de manifestants que d'habitants ?

Michel GUILBERT a dit…

Exact! Manifestation spontanée bien sûr, comme toutes les autres...