dimanche 15 novembre 2020

Mais tissons, métissons

En ces temps de nouvelle inquisition, il est de bon ton de jeter l'opprobre sur tout et même sur n'importe quoi. Tout est condamnable, tout doit être critiqué, repensé, rééduqué. Et surtout dénoncé comme étant le fait des hommes, des blancs, des hétéros, des colons, de tous ces monstres qui ne s'ignorent pas toujours, qui imposent, volent, pillent, cachent, s'approprient. Ainsi de la psychanalyse, de la cuisine, de la musique, du yoga, des coiffures, de la laïcité, de la liberté d'expression, bref, de la vie. La traduction n'y échappe pas. Elle est violente. C'est la magazine Marianne qui, récemment (1), l'écrivait: France Culture annonçait sur son compte Twitter une thèse fracassante de la critique littéraire Tiphaine Samoyault: "La traduction est outil d'oppression". Il faut donc repenser "cette opération par essence ambiguë et complexe non comme un simple outil de communication, mais comme un acte empreint de violence". Comme l'écrit Marianne, "cette forte pensée est intraduisible même en français". Peut-être y a-t-il dans l'ouvrage cité l'une ou l'autre analyse qui mérite intérêt, mais - allez savoir pourquoi - on n'a guère envie de lire cette thèse qui nous est tombée des mains avant même qu'on ne l'approche. 

Il semble qu'aujourd'hui tout soit violence. Cette société outragée qui nous invite à nous flageller dès le saut du lit est fatigante, cette police de la culture qui nous dit ce que nous devons penser est effrayante. Et on ne sait s'il faut rire ou pleurer de toutes ces dénonciations qui s'additionnent chaque jour. Ici, c'est la chanteuse Rihanna qui est fustigée pour porter des tresses dites africaines et le chanteur Bruno Mars pour ses dread locks, là c'est un cours de yoga qui est dénoncé comme appropriation culturelle, ailleurs encore ce sont des plats asiatiques servis dans des cantines universitaires américaines qui sont pointés du doigt. Le yoga ne devrait-il donc être pratiqué qu'en Inde (ou que par les Hindous)? Les étudiants américains ne devraient-ils manger que des hamburgers? La cuisine dite du monde devrait-elle être proscrite? Faut-il interdire les cours de djembé en Occident? Censurer les Rolling Stones et tous les groupes rock qui ont puisé aux sources du blues? Empêcher de chanter dans une langue qui ne serait pas la sienne? Va-t-on, comme un vulgaire dictateur l'a fait récemment, obliger les habitants de chaque pays à se coiffer de telle ou telle manière qui serait respectueuse d'on ne sait quelle tradition? A qui faudra-t-il demander l'autorisation de jouer tel spectacle, de se déguiser en tel ou tel personnage pour un carnaval, pour Halloween ou pour une fête? On en arrive à ne plus savoir quel mot on peut ou non, on doit ou non utiliser pour ne pas risquer de chatouiller la moindre sensibilité. Mais qui ferait la loi? Qui peut assurer que telle pratique trouve sa source à tel ou tel endroit? Qui en est le gardien? Qui a des droits sur telle tradition? Des comédiens se voient reprocher de jouer le rôle d'un autre: un hétéro ne peut jouer le rôle d'un homo, un blanc celui d'un noir, un homme celui d'une femme. Chaque comédien ne devrait-il jouer que son propre rôle? Cesser de jouer donc?  Tous ces procès sont d'autant plus inquiétants qu'ils vont jusqu'à la demande de réparation, d'excuses, d'éducation. On n'est pas loin de procès en sorcellerie et de camps de redressement.

Caroline Fourest a consacré son dernier ouvrage (2) à ce phénomène, à cette génération qu'elle qualifie d'offensée, à cette jeunesse "qui se veut woke, réveillée, car ultrasensible à l'injustice. Ce qui serait formidable si elle ne tombait pas dans l'assignation ou l'inquisition". Elle constate que "le courage d'y résister se fait rare. Si bien que nous vivons dans un monde furieusement paradoxal, où la liberté de haïr n'a jamais été si débridée sur les réseaux sociaux, mais où celle de parler et de penser n'a jamais été si surveillée dans la vie réelle". Et tout cela avec le soutien d'une bonne partie de la gauche qui, souvent par calcul électoral, s'indigne avec les indignés, trouve normal de séparer nos sociétés entre racisés et non-racisés, puis s'offusque de voir son électorat traditionnel basculer dans le camp des populistes et de l'extrême droite. Sans vouloir se rendre compte qu'elle fait ainsi le jeu des suprémacistes blancs. La méconnaissance et la bêtise construisent des murs. Chaque chose et chacun à sa place, évitons les métissages. Mais d'où venons-nous? Comment nous sommes-nous construits sinon par métissage?

Si tous ces bonnes âmes étaient cohérentes - ce qu'elles ne sont évidemment pas - elles interdiraient , plutôt que de la défendre, la burqa qui n'est une tradition que dans les montagnes afghanes. Et elles s'opposeraient au port du voile par les femmes musulmanes qui n'est de retour, dans les pays européens comme dans de nombreux pays de tradition musulmane, que depuis une trentaine d'années sous la pression des barbus soutenus par les machos. Il n'était plus depuis longtemps une tradition. Tout comme l'obligation de nourriture halal, qui ne date que des années 1970. Comme le relève Caroline Fourest, "traumatisés à l'idée que des Blancs adoptent des coupes afro, les mêmes trouvent normal que des étudiantes blanches s'essayent au voile islamique le temps d'un Hijab Day. Une initiative imaginée par des cercles intégristes et reprise par des étudiants de Sciences Po. Le temps d'une journée, ils ont proposé à leurs camarades d'essayer la modestie (sic!). Bizarrement, aucun des inquisiteurs habituels n'y a vu la moindre appropriation culturelle."

Rappelons, une fois encore, les propos de Gaston Kelman dans son ouvrage "Je suis noir et je n'aime pas le manioc" (3): « Permettez-moi de vous dire qu’il n’existe pas de culture africaine. La similitude entre un cadre de Douala, de Bamako ou de Dakar, diplômé, urbain, et un agriculteur du Sahel ou de la forêt équatoriale, analphabète, rural, est la même que celle qui existe entre un cadre suédois ou un golden boy de Manhattan ou de la City et un agriculteur moustachu du sud de la Turquie, un pêcheur de la Tchétchénie ou un Gitan de Bulgarie. La culture est un élément social et non ethnique, même si l’ethnie sert souvent d’espace social d’enracinement à un modèle culturel. Ce cas de figure se retrouve notamment et presque exclusivement en milieu traditionnel rural. Dans tous les cas, la culture reste un élément spatial et temporel. C’est la capacité de s’adapter à son milieu et à son temps. Moi, le Francilien, ce qui me relie culturellement à mon cousin qui n’est jamais parti du village d’origine de mes parents (espaces décalés), ou à celui qui vivait dans ce même village il y a un siècle (temps décalés), est certainement plus mince que ce qui me relie à un Blanc de la région parisienne (espace commun) aujourd’hui (temps commun), ayant les mêmes caractéristiques sociologiques que moi. (…) Mes origines reposent sagement dans mon patrimoine ; mon quotidien, c’est la culture au sein de laquelle je vis. (…) Le problème réside dans le fait que tout le monde confond allègrement culture et valeur. La culture, c’est l’adaptabilité à un milieu et à un moment. C’est la capacité à utiliser des outils (production), les comportements (vie sociale) locaux pour vivre. La culture c’est hic et nunc, ici et maintenant. Elle est donc intimement liée aux notions d’espace et de temps. »

Qui peut contester que le métissage est enrichissant? Que l'enfermement dans une culture assèche? Que la notion même de culture implique celle d'ouverture à l'autre? Que tous ces imprécateurs, ces possesseurs de la bonne parole, ces Savonarole du XXIè siècle se taisent. Et que la vie, métissée par essence, prenne toute la place qui lui revient. En ces temps d'obscurantisme, on a besoin d'air et de lumières. 

(1) 9.10.2020.

(2) Caroline Fourest, "Génération offensée - de la police de la culture à la police de la pensée", Grasset, 2020.

(3) Gaston Kelman : « Je suis noir et je n’aime pas le manioc », édit. Max Milo, Paris, 2003.

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