dimanche 1 novembre 2020

De Salman Rushdie à Samuel Paty

Les agressions et les crimes aussi lâches qu'abjects se multiplient en France au nom du Prophète. Derrière les meurtriers ne se cachent même plus des irresponsables religieux et des chefs d'Etat qui voudraient réglementer la société française et brider la liberté d'expression comme ils le font déjà chez eux. Il faudrait être sourd et aveugle pour qualifier, aujourd'hui encore, les tueurs de loups solitaires. Leurs ignobles actes s'inscrivent dans une stratégie qui remontent loin dans le temps.

Jean Birnbaum (1) situe la scène originelle dans un commissariat londonien, en 1990, à la veille de Noël: "ce jour-là, l’écrivain Salman Rushdie comparaît devant un drôle de tribunal. Face à lui, plusieurs notables musulmans qui prétendent intervenir auprès du régime iranien pour faire lever la fatwa le condamnant à mort. Invité à signer une déclaration apaisante dans laquelle il s’excuserait d’avoir offensé les musulmans en publiant son roman, l’auteur des Versets sataniques fait amende honorable. Comment expliquer ce geste de reddition, après lequel Rushdie ira vomir sa honte aux toilettes ? Par le profond isolement d’un homme qui se débattait seul, depuis longtemps déjà, au milieu d’un guêpier planétaire." Ce n'est pas le loup qui est solitaire, c'est l'agneau. "Ce roman, que l’écrivain lui-même considère comme un récit imaginaire plein d’admiration pour le prophète de l’islam, a fait l’objet d’autodafés jusqu’au cœur de Londres." Le traducteur japonais de Rushdie sera plus tard assassiné, son éditeur norvégien blessé par balles, tandis que la protection policière dont fait l'objet l'écrivain est critiquée pour son coût, y compris à gauche. "Lui qui est né en Inde, et qui s’est engagé pour la défense des migrants, se trouve soudain accusé de racisme. Lui qui est profondément ancré dans la tradition musulmane, se voit traité d’islamophobe par des intellectuels qui lui reprochent d’insulter les déshérités. Ces esprits progressistes ne savent sans doute pas qu’en Iran le régime des mollahs a écrasé les marxistes, les syndicalistes, les féministes…" Selon certains, si le sinistre Khomeiny a déclenché cette fatwa contre l'écrivain, c'est qu'il était empêtré dans la guerre Iran - Irak et qu'il fallait faire diversion. Le roman de Salman Rushdie, qu'il n'a sans doute jamais lu, était une heureuse opportunité. Quoi qu'il soit, selon Jean Birnbaum, "la campagne qui vise Rushdie est organisée par des Etats puissants et de riches institutions religieuses". A Londres, un certain Kalim Siddiqui, un prédicateur qui dirige un obscur Institut musulman, organise des rassemblements publics où il fait voter à main levée l’exécution de l’écrivain. Cette méthode sera reproduite régulièrement.              "Ainsi, à l’origine de la crise des caricatures, on trouve encore un homme seul. Encore un militant de gauche, accusé de blasphème et de racisme." Cette fois, il s'agit d'un auteur danois de livres pour la jeunesse, Kare Bluitgen, qui au début des années 2000, constatant l’influence des intégristes musulmans sur son quartier de Copenhague, décide de publier une vie de Mahomet destinée aux enfants, afin de favoriser le dialogue interculturel. Il ne trouve aucun dessinateur pour illustrer son livre, en parle à un journaliste du quotidien Jyllands-Posten qui publie des dessins de Mahomet. En 2005, des imams danois les diffusent en y ajoutant "trois caricatures qui n’ont pourtant été publiées par aucun journal, mais dont la virulence toute particulière est propre à jeter de l’huile sur le feu". Et l'incendie prend vite. Les imams s'excitent à la télé en Turquie, en Egypte, au Liban, en Syrie, au Soudan ou au Qatar. "En Inde, un ministre musulman offre son poids en or à celui qui exécutera l’un des dessinateurs. Au Pakistan, un groupuscule met à prix la tête des dessinateurs à plus de 1 million de dollars." Le Danemark est menacé de toutes parts. 

Par solidarité, pour défendre la liberté d'expression, Charlie Hebdo publie les dessins danois. En 2011, en représailles, les locaux de l'hebdomadaire français sont incendiés dans une indifférence quasi générale. Au contraire: certains s'indignaient qu'on puisse s'indigner d'un attentat contre un journal islamophobe. Le journal sera ensuite inondé de milliers de messages islamistes menaçants, en français et en arabe. Et le 7 janvier 2015, ce sera l'irruption des frères Kouachi dans les locaux de Charlie pendant la conférence de rédaction. On connaît la suite. Pas un instant, écrit encore Jean Birnbaum, les ricaneurs français qui traitaient l'équipe de Charlie d'islamophobe n’entrevoyaient que ce qui se jouait maintenant autour de cet hebdomadaire, "c’était un front planétaire dont les termes décisifs étaient fixés loin de Paris : Occident, mécréants, califat, djihad…" Il faut sortir d'une explication locale ou  nationale, les enjeux sont ailleurs. "Les ayatollahs iraniens qui ont condamné Rushdie à mort, en 1989, avaient tout autre chose en tête que la lutte antiraciste en Grande-Bretagne. Les prédicateurs égyptiens ou qataris qui ont lancé l’assaut contre le Jyllands Posten, en 2005, se moquaient bien du sort des immigrés au Danemark. Les émirs qui ont donné l’ordre d’assassiner Charlie Hebdo, en 2015, s’intéressaient assez peu aux inégalités dans les banlieues françaises. Et les djihadistes qui viennent de provoquer la décapitation de Samuel Paty ne semblent guère concernés par les violences policières. Quelle que soit leur origine sociale ou culturelle, tous se réclament d’une même religion et d’un même combat, qui ne connaissent pas les frontières. C’est leur force, leur vocation. C'est que pour les islamistes, "la fonction du djihad est d’abattre les barrières qui empêchent cette religion de se répandre sur toute la surface de la terre", avait précisé Abdallah Azzam, l’une des grandes figures tutélaires du djihadisme, diplômé de la prestigieuse université Al-Azhar, au Caire. Rien ne sert de faire son mea culpa, de remettre en question la tradition laïque française ou multiculturelle britannique, il faut juste comprendre - et admettre - que nous sommes face à la déviance d'une religion qui veut imposer ses dogmes, ses rites, ses règles et ses lois, à tout prix. Dont celui du sang.

Aujourd'hui, on entend le président turc appeler son confrère français à faire examiner sa santé mentale parce qu'il défend le principe de la liberté d'expression. Le ministre turc de la Culture traite les dessinateurs de Charlie Hebdo de "bâtards" et de "fils de chiennes". Et un ancien premier ministre de Malaisie affirme (2) que le président Macron est "très primitif lorsqu'il blâme la religion de l'Islam et les musulmans pour le meurtre du professeur". Selon lui, les Français ont tué des millions de personnes par le passé, dont beaucoup de musulmans, ce qui justifie la colère de ces derniers. "Les musulmans ont, dit-il, le droit d'être en colère et de tuer des millions de Français pour les massacres du passé." On ne sait de quels massacres il parle ni de qui sont ces millions de personnes massacrées, mais on a bien compris qu'on est dans le même type de campagne que celle qui n'a pas cessé depuis les attaques contre Salman Rushdie. Il faut abandonner toute rationalité, cesser de chercher à comprendre. Sinon cette volonté d'étendre par la violence une toile d'araignée, d'abattre la notion même de laïcité et d'imposer un islam non des Lumières, mais de l'obscurité.
On sait combien l'influence des Frères musulmans est grande dans la nébuleuse islamiste. Le grand-père de Tariq Ramadan, Hassan al-Banna, a fondé dans les années 1920 en Egypte cette organisation qui entend lutter contre l'emprise laïque occidentale. A défaut de parvenir à instaurer une dictature théocratique, écrit Caroline Fourest (3), le mouvement "milite pour une vie en société où les libertés individuelles sont confisquées, la mixité honnie, les femmes dominées et voilées, les minorités sexuelles opprimées, le tout au nom de la charia!".
Voilà bientôt un siècle que le projet s'étend et nous, nous continuons à battre notre coulpe, à nier l'évidence, à crier avec les loups à l'islamophobie, quand ce n'est pas à soutenir l'insoutenable.

La religion est un poisson carnivore des abysses. Elle émet une infime lumière, et pour attirer sa proie, il lui faut beaucoup de nuit. Hervé Le Tellier, "L'Anomalie" (Gallimard, 2020).

(1) Le Monde, 28.10.2020.                                                              (2) https://www.lalibre.be/international/europe/les-musulmans-ont-le-droit-de-tuer-des-millions-de-francais-selon-l-ancien-premier-ministre-de-la-malaisie-5f9ac54c7b50a6525ba5f55e                                                                                                           (3) "Frère Tariq", Grasset, 2004.





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