De plus de gens de gauche sont fustigés par d'autres gens de gauche : ils ont viré à droite. Voire à l'extrême droite. La preuve : ils défendent l'universalisme, ce concept occidental, donc colonialiste, qui veut que les droits soient identiques pour tous et toutes. Et puis, ils pourfendent l'islamisme, donc ils sont islamophobes, le crime suprême pour cette gauche qui a perdu le nord.
La droite et l'extrême droite progressent partout, elles sont au pouvoir dans de plus en plus de pays. Mais où est la gauche ? Que fait-elle ? Que dit-elle ? Plutôt que de hurler sur la montée de l'extrême droite et du populisme, elle serait bien inspirée de mener son introspection et de se remettre en question. Quelle image donne-t-elle d'elle en jouant les imprécateurs ?
Que signifie être de gauche aujourd'hui ? "Est-on de gauche, s'interroge Gérard Biard (1) quand on abandonne l'intérêt collectif pour lui préférer une société découpée en minorités et communautés repliées sur leurs intérêts sectoriels ?" Est-on de gauche quand on s'assoit sur la laïcité pour défendre les religions ou plus précisément l'islamisme dans sa grande entreprise de conquête des sociétés partout où vivent des musulmans ? "La laïcité, qui donne la primauté à la raison et au libre arbitre sur les croyances et les diktats des dogmes, qui permet l'émancipation et l'exercice de la liberté de conscience, est philosophiquement et historiquement liée à la gauche." Est-on de gauche quand on abandonne à leur sort (par occidentalocentrisme ?) les habitants et surtout les habitantes de pays musulmans contraints de se plier à des règles patriarcales ? "Est-on de gauche quand on cesse de défendre les opprimés, tous les opprimés ?" Est-on de gauche quand on se transforme, comme les élus de LFI, en culs-bénits ? "Est-on de gauche quand on s'affiche aux côtés des pires prédicateurs et idéologues fondamentalistes, quand on calque ses discours sur leurs prêches fielleux, quand on conspue les blasphémateurs pour flatter un électorat supposément bigot et réduit à ses seuls convictions religieuses ?" Est-on de gauche quand on renonce à l'universalisme ? Des phrases, écrit encore Gérard Biard, comme "la démocratie n'est pas exportable", "le voile libère les femmes, réduire la révolte iranienne à cette question, c'est néocolonial", "l'excision des filles est une coutume ancestrale qu'il faut respecter, sans a priori européanocentré", sont éminemment progressistes. Il n'empêche qu'elles ressemblent davantage à une version contemporaine, gentrifiée et inclusive de la plus rustique toi y en a bon sauvage, moi dire à toi quoi faut faire et quoi y en a bon pour toi. Y a-t-il un racisme tolérable, qui soit de gauche ?"
Est-on de gauche quand on défend des régimes totalitaires, obscurantistes, sexistes, patriarcaux ?
Dans une lettre de 1959, Albert Camus oppose "la gauche libre" à "la gauche progressiste". "La seconde expression, rappelle Philippe Lançon (2), désigne alors la gauche stalinienne, mais cet antagonisme a survécu à Staline et à ses successeurs. On le voit vivre sous nos yeux. Camus pense que sans la liberté de penser, d'écrire, de débattre avec une fermeté sans trop de coups bas, de se taire aussi, le progrès dont se prévaut cette gauche militante est un mensonge ou un leurre."
Comme d'autres, je n'ai pas l'impression d'avoir abandonné mes valeurs, mais je constate que certains (et ils sont trop nombreux) par électoralisme, ont vendu leur âme non pas au diable mais à dieu (à moins que les deux ne fassent qu'un ?), se montrent méprisants pour des populations qui ont le malheur de souffrir d'oppressions exercées par des gens qu'ils considèrent, ici, comme des alliés dans leur conquête du pouvoir. Cette gauche-là ne libère personne.
(1) Gérard Biard, "La gauche en questions", Charlie Hebdo, 18.12.2024.
(2) "Philippe Lançon, "Motion de Camus", Charlie Hebdo, 11.12.2024.