samedi 29 mars 2025

Culture et barbaries

Le première image, immense, est celle de Poutine. En gros plan. Il annonce l'attaque de l'Ukraine. Il faut la dénazifier, affirme-t-il, la démilitariser. On entend une voix féminine qui hurle "Ta gueule !" et on voit une femme se jeter sur cette image projetée sur la toile de fond de scène, l'agiter, tenter de l'arracher. Le visage de Poutine se déforme, autant que sa voix. Et tous deux finissent par se figer. Poutine s'arrête dans un rictus qui lui laisse un air idiot. 
Voilà la première scène de "Ici sont les dragons - première époque - 1917, La victoire était entre nos mains", le dernier spectacle du Théâtre du Soleil (1).
On y passe des tranchées de la Première guerre mondiale au Palais d'Hiver de Petrograd, du front germano-russe dans l'ouest de l'Ukraine à la scène du théâtre à la Cartoucherie de Vincennes. C'est la naissance des totalitarismes que nous remémore ce spectacle vertigineux, glaçant et fascinant à la fois. Les totalitarismes d'hier qui annoncent - on le comprend vite - ceux d'aujourd'hui. 
« Pour pouvoir envisager qui est Vladimir Poutine, nous devions comprendre de quel ventre, encore fécond, il sortait », expliquait au Monde (2) Ariane Mnouchkine, directrice et metteuse en scène.
"Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil ont voulu remonter aux sources, comprendre les rouages de cet infernal système despotique, écrit Fabienne Pascaud dans Télérama (3). Pendant des semaines, des mois, ils ont entrepris un colossal travail de recherche, de lecture d’essais historiques, politiques, sociologiques, de biographies. Pour nous faire entendre et voir en langues russe, allemande, française, et en scènes hautes en couleur, passions, violences et même facéties, comment la guerre de 1914-1918, la révolution bolchevique de 1917 ont permis le marasme."
On y entend les inquiétudes de Churchill, les premières réflexions hallucinées du caporal Hitler, les certitudes sourdes de Lénine et des siens qui ont confisqué dès le début, à leur profit, la révolution et anéanti tout espoir de démocratie. "C'est nous qui décidons - je veux dire le parti."
« La vérité des faits a été trop trahie. Cette histoire est celle d’un mensonge de dimension planétaire dont nous subissons encore les conséquences », affirme Ariane Mnouchkine au Monde.

Les dragons pondent leurs œufs dans d'innombrables nids, mais plus nombreux encore sont les fous qui s'y précipitent pour les couver.
Extrait du spectacle "Ici sont les dragons", Théâtre du Soleil.

A quelques pas de la Cartoucherie de Vincennes, dans le 4e arrondissement de Paris, le Musée Picasso présente une exposition temporaire intitulée « L’art dégénéré : le procès de l’art moderne sous le nazisme". Elle revient sur l’exposition de propagande Entartete Kunst, organisée en 1937 à Munich, qui présentait plus de 700 œuvres d’une centaine d’artistes, représentants des différents courants de l’art moderne, d’Otto Dix à Ernst Ludwig Kirchner, de Vassily Kandinsky à Emil Nolde, de Paul Klee à Max Beckmann, de Vincent Van Gogh à Pablo Picasso, dans une mise en scène conçue pour provoquer le dégoût du visiteur. Ce fut le début d'une purge. Plus de 20 000 œuvres de 1400 artistes classés dégénérés aussi bien en France, qu’en Allemagne, sont ainsi retirées, vendues ou détruites. Le Musée Picasso présente une soixantaine de ces œuvres sauvées de la censure destructrice des nazis. "Sur les murs du musée Picasso, la réunion de ce petit noyau de tableaux et de sculptures présentés à Munich cause aussi un électrochoc, mais inversé, écrit Sophie Cachon dans Télérama (5). On y découvre, troublé, la puissance toujours aussi palpable de mouvements n’ayant en commun que l’impardonnable modernité honnie des partisans de Hitler." Et on pense aux artistes russes d'aujourd'hui qui ont fui leur pays, à la volonté de Poutine de disposer d'une industrie cinématographique qui raconte son Histoire. On pense à Trump qui fait la chasse aux politiques culturelles et aux artistes qui font selon lui de l'idéologie et veut prendre le contrôle d’institutions culturelles pour restaurer la « vérité dans l’histoire américaine » (6). Et on se dit que l'Histoire ne nous a rien appris et que ce sont ces gérontocrates qui sont atteints de dégénérescence. 

Ce temps m'en veut. Je ne fais pas son affaire. Je suis trop peu nationaliste, pas assez raciste. Le bruit m'effraie ; au lieu de jubiler quand rugit le "Heil", au lieu de lever le bras à la romaine, j'enfonce mon chapeau sur la tête.
Ernest Barlach, lettre à Reinhard Piper, 11 avril 1933, cité dans l'exposition "L’art dégénéré : le procès de l’art moderne sous le nazisme".

Le jeu était terminé. (…) On m’appelait « artiste dégénéré », « l’effroi du citoyen », « corrupteur de la jeunesse », « fleur de pénitencier ».
Oskar Kokoschka, Ma vie, 1971

(1) Jusqu'au 27 avril - 
https://theatre-du-soleil.fr/fr/notre-theatre/les-spectacles/ici-sont-les-dragons-2024-2470
(2) https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/11/27/avec-ici-sont-les-dragons-ariane-mnouchkine-sur-le-pied-de-guerre_6416612_3246.html
(3) https://www.telerama.fr/theatre-spectacles/ici-sont-les-dragons-ariane-mnouchkine-et-le-soleil-face-a-un-immense-defi-theatral_cri-7035799.php
(4) Jusqu'au 25 mai -
https://www.museepicassoparis.fr/fr/lart-degenere-le-proces-de-lart-moderne-sous-le-nazisme
(5) https://www.telerama.fr/arts-expositions/l-art-degenere-au-musee-picasso-une-exposition-historique-sur-ces-uvres-jugees-subversives-par-les-nazis_cri-7036917.php
(6) https://www.lemonde.fr/international/article/2025/03/28/donald-trump-veut-prendre-le-controle-d-institutions-culturelles-pour-restaurer-la-verite-dans-l-histoire-americaine_6587248_3210.html



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