vendredi 22 janvier 2016

De quoi parlent les mots?

Ainsi donc, suite à des plaintes, le Rijksmuseum d'Amsterdam a décidé de modifier le titre de certains tableaux qu'il expose pour éviter des mots "offensants", tels que nègresmaures, mahométans ou nains. Qu'il adapte aux réflexions et aux valeurs contemporaines les commentaires que l'on peut lire sur les légendes des tableaux est logique. mais modifier le titre que des artistes ont donné à leurs œuvres n'a aucun sens. 
"Le plus choquant (dans cette initiative), c'est son côté idéologique, qui a davantage à voir avec la censure morale, estime l'historienne de l'art Ségolène Le Men (1). L'établissement pourrait tout à fait ajouter, sur le cartel qui accompagne l'œuvre, un commentaire qui la remette dans son contexte. Car on peut commenter l'Histoire, la contester, mais les faits sont les faits! S'agissant, par exemple, d'un tableau, c'est d'autant plus absurde que l'image peinte ne disparaîtra pas."
Si on veut à tout prix éviter ces termes vus comme blessants, peut-être faudrait-il dès lors changer le nom de la Mauritanie, qui est le territoire des Maures. 
Faudrait-il effacer le mot négritude dont se réclamait Aimé Césaire? 
Faudrait-il expurger de ces termes tous ces livres et ces films dans lesquels apparaissent  des nègres, de bons (ou méchants) sauvages
Faudrait-il modifier le titre du premier livre de Dany Laferrière, écrivain haïtien: Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer? Dany Laferrière, académicien, le défend pourtant ce mot  nègre: "en Haïti, c'est un mot qu'on peut dire facilement. Il veut dire homme. Je peux dire de n'importe quel blanc: c'est un bon nègre ou un mauvais nègre. Mais on le lançait contre les noirs. Je voulais le dévitaliser, en l'utilisant avec beaucoup de chaleur, beaucoup d'impertinence pour qu'il n'ait plus sa force." (2)
Faudrait-il rebaptiser la Maison des esclaves de l'île de Gorée, au large de Dakar, en Maison des serviteurs, par exemple? Mais alors comment les générations qui nous suivent vont-elles accorder foi à l'Histoire, celle de l'esclavage, celle de la colonisation, si on en gomme les éléments tangibles?
Peut-être faudrait-il changer le titre de la pièce de Voltaire Le fanatisme ou Mahomet le Prophète.
Peut-être faudrait-il ajouter un point d'interrogation à la sentence de Nietzsche Dieu est mort.
Peut-être faudrait-il éliminer de la Bible et du Coran (de la Torah aussi, je suppose) les épisodes de violence et de rejet des mécréants qu'ils contiennent.
Peut-être faudrait-il, pour ne plus choquer qui que ce soit, expurger les ouvrages du Marquis de Sade des scènes épouvantables qu'ils contiennent.
A l'heure où sont vifs les débats sur l'opportunité de publier l'ouvrage d'Hitler Mein Kampf, peut-être faudrait-il le réécrire en projet politique altruiste.
Ces attitudes qui consistent à changer les mots du passé ne sont pas seulement ridicules, elles sont aussi dangereuses. L'Histoire est ce qu'elle est. Maquiller ses traces ne la changera pas. Oui, il y eut des périodes où le racisme, l'antisémitisme, le sexisme et d'autres formes de rejet de l'autre étaient courantes, normales et loin d'être condamnables et condamnées. Oui, les blancs ont exploité les noirs qu'ils appelaient nègres. Oui, les juifs ont été désignés comme les responsables de tous les malheurs de l'Europe. Oui, les hommes ont de tous temps dominé les femmes. Que gagne-t-on à nier ces réalités-là? C'est précisément la fonction de l'Histoire de nous rappeler les errements des hommes.

Mais les ravalements de façade du langage s'inscrivent dans le mouvement actuel du politiquement correct. Il faut faire semblant de respecter  - et d'avoir respecté - tout le monde. On ne peut plus être soupçonné d'être moqueur, même gentiment, même en utilisant des expressions courantes, vis-à-vis des gros, des petits, des roux, des musulmans, des chrétiens, des bouddhistes, des chauves, des arabes, des femmes, des autistes, des juifs, des Français, des Japonais, des noirs, des Pakistanais. Restent les blondes et les Belges (3). Parce que les unes et les autres ne comprennent pas qu'on se moque d'eux. Et les cons, parce qu'on est toujours celui d'un autre. Tout récemment, un journaliste sportif s'est fait traiter de raciste parce que, suite à la défaite d'un joueur de tennis japonais, il avait déclaré qu'il n'avait plus qu'à "retourner à ses sushis". Voulait-il faire un jeu de mots soucis / sushis? La réflexion n'est pas d'une haute teneur intellectuelle, mais qu'a-t-elle de si agressif pour qu'on crie tout de suite au loup? Le politiquement correct finalement mène à la bêtise. Mais peut-on le dire sans stigmatiser nos amis les animaux?
Désormais, avant de s'exprimer il faut se rincer la bouche avec du "Monsieur Propre". Le droit à la critique, vis-à-vis des religions en particulier, est de plus en plus limité. Pendant ce temps-là, la violence verbale s'exprime à chaque minute, par flots entiers, sur les réseaux dits sociaux et sur les forums virtuels. Pendant ce temps-là, il est de bon ton de se moquer de toute déclaration, de tout projet politique, d'être dans le sarcasme et/ou le cynisme le plus populiste par rapport à toute expression du moindre élu. La presse et surtout la télé s'en donnent à cœur joie. Le café du commerce y participe.

(1) "A Amsterdam, les Maures ne passeront pas", Télérama, 13 janvier 2016.
(2) Arte, émission "28 minutes" 20 janvier 2016:
http://www.arte.tv/guide/fr/060828-093-A/28-minutes
(3) post-scriptum: allumant la radio ce vendredi matin pour écouter France Musique, elle est branchée sur France Inter. C'est l'heure de l'émission de Nagui. J'entends un intervenant (je ne sais de quoi il parlait) terminer sa chronique en disant "en fait, un chou de Bruxelles, c'est comme un chou, mais en plus con".

1 commentaire:

Grégoire a dit…

Je viens de découvrir, par un article du journal "le Monde", qu'il était désormais préférable de demander une tête au chocolat, un arlequin ou une boule choco en lieu et place de la tête de nègre.
L'Eglise avait déjà fait le tri depuis longtemps (1559) avec l'index, mais, par exemple, Mein Kampf n'y figure pas, comme le rappelle Michel Onfray.
En 1999, Patrick Timsit, s'est retrouvé devant la 1re chambre civile du tribunal de grande instance de Paris pour s'être moqué, en campant un odieux chirurgien, d'un mongolien (c'est le terme employé). Le père d'un trisomique, qui le poursuivait et souhaitait des réparations, a finalement déclaré : "Dans son sketch, Patrick Timsit a voulu dénoncer le regard que la société porte sur les trisomiques. Beaucoup n'ont pas compris. Faut dire qu'il s'est mal exprimé." . L'avocat de Timsit a beau invoquer Pierre Desproges, Reiser, Coluche... Patrick Timsit finira par présenter ses excuses. Son sketch était sans doute trop subtil pour de nombreux non-comprenants...
Desproges ne se serait probablement pas couché de la sorte, et aurait, comme ce fut le cas avec J-M Le Pen au tribunal des Flagrants Délires dans une intervention restée célèbre, fait une éblouissante démonstration que les maux ne peuvent se substituer aux mots...