dimanche 10 janvier 2016

L'impolitesse du rire libérateur

A peine Dieu rit-Il que naquirent sept dieux qui gouvernèrent le monde, à peine Il éclata de rire qu'apparut la lumière, au second éclat de rire apparut l'eau, et au septième jour de Son rire apparut l'âme... Voilà comment "un alchimiste africain" attribue la création du monde au rire divin, ce qui révulse le moine Jorge qui assassine ceux qui tentent de s'approcher de ce livre parce qu'il estime que "ici on renverse la fonction du rire, on l'élève à un art, on lui ouvre les portes du monde des savants, on en fait un objet de philosophie, et de perfide théologie... (...) Ce livre pourrait enseigner que se libérer de la peur du diable est sapience. Quand il rit, tandis que le vin gargouille dans sa gorge, le vilain se sent le maître, car il a renversé les rapport de domination. (...) Le rire distrait, quelques instants, le vilain de la peur, dont le vrai nom est crainte de Dieu. Et de ce livre pourrait partir l'étincelle luciférienne qui allumerait dans le monde entier un nouvel incendie: et on désignerait le rire comme l'art nouveau, inconnu même de Prométhée, qui anéantit la peur. (...) Et de ce livre pourrait naître la nouvelle et destructive aspiration à détruire la mort à travers l'affranchissement de la peur." 
Ces lignes sont extraites du roman d'Umberto Eco "Le Nom de la Rose" qu'il a écrit en 1980 (1). Aujourd'hui, un autre incendie se propage dans le monde, mais il a été allumé par ceux qui se rangent du côté de Jorge, ceux qui tuent pour empêcher le rire et imposer par la force la peur. Et voilà que le même Umberto Eco en juin 2015 écrivait (2) que "un principe moral veut que l'on évite de heurter la sensiblité religieuse d'autrui, et c'est pourquoi celui qui blasphème chez lui ne va pas blasphémer à l'église. On ne doit pas s'abstenir de caricaturer par peur des représailles, mais parce que (et si le mot est un peu faible, je m'en excuse) c'est impoli. (...) L'affaire Charlie a bafoué deux principes fondamentaux, mais il a été difficile de les séparer face à l'horreur perpétrée par ceux qui avaient tort. Il était donc juste de défendre le droit de s'exprimer, fût-ce de façon impolie, en affirmant Je suis Charlie. Mais si j'étais Charlie, je n'irais pas me moquer de la sensibilité musulmane ou chrétienne (ni même de celle des bouddhistes). Si les catholiques sont froissés lorsqu'on offense la Sainte Vierge, respectez leur sentiment - éventuellement, écrivez un essai historique prudent pour mettre en doute l'Incarnation. Et si les catholiques tirent sur quiconque offense la Sainte Vierge, combattez-les par tous les moyens." 
Etonnant Eco qui a visiblement oublié que le rire peut être élevé à un art et aider à se libérer de la peur. Il l'écrivait il y a trente-cinq ans.

Post-scriptum: le point de vue des humoristes:
http://www.lemonde.fr/culture/article/2016/01/06/continuer-a-rire-de-tout-plus-que-jamais_4842605_3246.html

(1) Umberto Eco, Le livre de poche 5859, p. 584, puis pp. 592-593.
(2) "De Maus à Charlie", Umberto Eco, L'Espresso (Rome), 12 juin 2015, in Le Courrier international, 7 janvier 2015.

1 commentaire:

Grégoire a dit…

Dans le film "le nom de la rose", il y a cette scène :
Guillaume de Baskerville : Mais qu'y a-t-il de si inquiétant dans le rire ?
Jorge : Le rire tue la peur, et sans la peur il n'est pas de foi. Car sans la peur du diable, il n'y a plus besoin de Dieu.
Guillaume de Baskerville : Mais vous n'éliminerez pas le rire en éliminant ce livre.
Jorge : Non, certes. Le rire restera le divertissement des simples. Mais qu'adviendra-t-il si, à cause de ce livre, l'homme cultivé déclarait tolérable que l'on rit de tout ? Pouvons-nous rire de Dieu ? Le monde retomberait dans le chaos.
ou encore...
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (V, 3), 1784
"Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant : chiens de chrétiens."
J'ai peut-être déjà repris ce petit commentaire trouvé à la suite d'un article sur les attentats de janvier : "si pas content, pas lire."
Bonne année quand même...