samedi 16 janvier 2016

La sociologie de l'autruche

A quoi servent donc les sociologues? Normalement à nous permettre de mieux comprendre le fonctionnement de la société. Mais nombre d'entre eux semblent s'être donné pour mission d'excuser l'inexcusable, de trouver des raisons compréhensibles aux agresseurs et souvent de faire des coupables des victimes. Quand ce n'est pas l'inverse.
Les agressions sexuelles commises la nuit du nouvel-an, notamment aux alentours de la gare de Cologne (plus de 650 plaintes), en sont un nouvel exemple. On avait pu lire dans la Libre Belgique les explications de l'anthropologue Francis Martens pour qui "ce qui s'est passé est classique et traditionnel" (1) et lui rappelle les antiques bacchanales. Il nous expliquait (je le cite de mémoire) qu'il ne fallait pas s'étonner qu'en ces fastes périodes de fêtes, des hommes qui n'ont rien aient envie de consommer comme tout le monde. Et dès lors s'en prennent aux femmes. Mais il se refusait à toute interprétation culturelle.
Depuis d'autres faits sont apparus, en Suède, en Belgique, parfois commis par de très jeunes adolescents (2). Ils sont inacceptables. Il faut le dire haut et fort. Et le faire comprendre. Au risque, sinon, d'attiser le feu.

Dans l'émission "28 minutes" (3), le sociologue Eric Fassin, tout en reconnaissant du bout des lèvres que les agresseurs pourraient être d'origine arabe et/ou musulmane, n'a cessé de seriner (quatre fois au  moins) qu'il y a un problème de grille de lecture, sans qu'on comprenne bien celle qu'il propose: quand on parle d'eux, dit-il, "veut-on dire qu'ils sont arabes, qu'ils sont sans papier, réfugiés, musulmans? C'est à voir. Peut-être...". Valérie Toranian (rédactrice en chef de la Revue des Deux Mondes) estime que "l'islam radical a déplacé le curseur. S'habiller différemment, ne pas avoir l'air d'une pute sont des choses qu'on entend de plus en plus et pour lesquelles des femmes, des filles sont obligées de faire attention à la façon dont elles se vêtent, sinon elles pourraient y être assimilées. Et le pire, c'est que beaucoup de femmes intériorisent cela."
"Beaucoup d'entre eux sont musulmans, mais ça ne veut pas dire qu'ils ont agi comme cela parce qu'ils sont musulmans", rétorque Eric Fassin.
"En Europe, lui répond Caroline Fourest, on avait réussi à faire en sorte que l'espace public soit un peu moins dangereux pour les femmes - c'est toujours dangereux, mais ça l'était moins que dans le reste du monde. Et donc, c'est très violent de subir un retour en arrière ici, dans les rares places que nous avons conquises. Il faut avoir le courage de dire que quand nous accueillons une immigration (...) qui vient de sociétés plus patriarcales que les nôtres, où il y a moins de sécularisation que chez nous, par définition le travail sera plus long, travail sur la laïcité, les droits des femmes."
Eric Fassin affirme qu'il aimerait en savoir plus sur les femmes agressées: "il semble qu'ils s'en soient pris à des femmes allemandes, blanches. Ca donne le sens de leur violence. (...) C'est sexiste, mais c'est en partie des rapports de classe, une manière de rabaisser les femmes. (...) Ils ne sont pas allés violer des prostituées, mais des femmes blanches".
Entre les lignes des propos extrêmement confus et embrouillés du sociologue (visiblement très peu à l'aise), on croit donc pouvoir comprendre qu'il ne faut surtout pas incriminer la culture des pays arabes ou l'éducation des jeunes mâles musulmans, mais la lutte des classes entre ces pauvres hommes arabes dominés et ces femmes allemandes et blanches dominantes. (Mais on n'est pas sûr d'avoir bien compris)

"En cherchant à ne pas stigmatiser une communauté, écrit Philippe Val (4), on la livre, jour après jour, à ses pires ennemis, aux racistes idéologiques, à ceux qui diffusent l'idée que certaines origines impliquent la nature mauvaise de tous les individus qui en sont issus."
"Il faut s'emparer de la réalité, affirme Caroline Fourest, l'affronter et poser comme un cadre de complexité qui permette d'éviter ensuite les récupérations. (3)"
Longtemps, les francophones belges ont fustigé les parcours d'intégration imposés en Flandre (inburgeringcursus), au nom du respect des souhaits de chacun, de sa culture, de son propre rythme d'apprentissage et d'intégration. Il semble aujourd'hui simplement normal d'initier celles et ceux qui viennent d'ailleurs aux valeurs, aux codes, aux règles, à la langue de la société qui leur ouvre ses portes. Peut-on dans le même temps fustiger l'attitude d'Occidentaux qui jouent les néo-colonialistes en Afrique, incapables de respecter les mœurs, les règles et les manières de vivre locales ou nationales, et rester dans le laxisme par rapport aux gens qui arrivent chez nous, sous prétexte qu'il faut laisser du temps à ces pauvres gens ou que notre culture n'est pas la leur?

"Quand on explique tout par le social, et rien par le politique et le culturel, cela signifie que l'on nie à l'autre toute liberté de choix, écrit encore Philippe Val. On devient le défenseur des pauvres, mais on les suppose trop stupides et trop déterminés par leur milieu social pour choisir tel comportement ou tel chemin personnel. En leur ôtant la responsabilité de leurs actes, on leur ôte la dignité d'être libres de choisir. C'est un peu comme si l'on disait à des populations pour la dignité desquelles on milite: ce n'est pas de votre faute si vous êtes des abrutis, c'est la société qui vous a faits comme ça. Mais nous, qui ne sommes pas des abrutis, nous allons montrer au monde que, parce que vous êtes défavorisés et misérables, vous avez de sacrées bonnes raisons d'être des abrutis."

A vouloir taire des faits, à refuser d'accepter une réalité qui, oui, nous dérange à plus d'un titre, on fait le jeu de l'extrême droite. Se mettre la tête dans le sable ne fait pas avancer, en l'occurrence ici, ni la cause des réfugiés, ni celle des femmes, ni celle de la sécurité, ni celle de la démocratie.

Philippe Val encore: "La Journée de la jupe (film de Jean-Paul Lilienfeld, avec Isabelle Adjani) mettait le doigt sur un tabou: les jeunes de culture musulmane et leur rapport à la société française en général et aux femmes en particulier. Le film montre ce que notre société sociologiste nie: la question de l'éducation et de la culture d'origine est bien plus invalidante que la question sociale. Surtout quand l'idéologie dominante s'accroche à la question sociale pour nier le reste, qui est culturel, lequel reste se sent encouragé, inspiré, impuni et justifié. Jamais le sociologisme ne remarque que, plus certaines libertés s'accroissent - droit des femmes, mariage des homosexuels... -, plus l'intégration se complique, à cause de l'archaïsme religieux. Alors, on évite la question."

Plus on sera dans le respect des règles et des valeurs qui régissent nos sociétés démocratiques, plus elles fonctionneront de manière fluide et plus l'intelligence collective et individuelle y gagnera. Mais, à vouloir être à tout prix politiquement corrects avec leurs pauvres, quelle aide nous apportent aujourd'hui tant de sociologues à devenir plus intelligents?

Quand je croisais ma sœur avec ses copines dans le quartier
Moi qui allais en soirée, je lui disais: 
Rentre à la baraque, va faire à bouffer!
Ensuite, j'allais rejoindre mes copines,
Celles qui me faisaient bien délirer.
Abd Al Malik

Woman is the nigger of the world.
John Lennon

Lire à ce propos, sur ce blog, "La nuit des prédateurs" (avec quelques réflexions d'Abnousse Shalmani), 6 janvier 2016.

(1) http://www.lalibre.be/actu/belgique/a-cologne-ce-qui-s-est-passe-n-est-ni-classique-ni-traditionnel-5692aa013570ed3895061f66
(2) http://www.lalibre.be/actu/belgique/une-enquete-ouverte-apres-des-agressions-sexuelles-dans-un-train-bruxelles-tournai-569895b63570b38a5827c018
(3) Pourquoi le silence sur les violences sexuelles?, Arte, 14 janvier 2016: http://www.arte.tv/guide/fr/060828-089-A/28-minutes?autoplay=1
(4) Malaise dans l'inculture, Grasset, 2015.



5 commentaires:

Philippe Dutilleul a dit…

Dans le même ordre d'idée, je propose que dans des soirées "culturelles", on montre, notamment aux migrants, le remarquable film américain "CAROl", ce qui pourrait être source de réflexions sur notre mode de vie et l'évolution de nos sociétés occidentales... Une partie de la "gaugoche" refuse le genre de constatation que tu poses, j'en ai fait l'expérience lors du fameux lapin perdu tournaisien il y a peu... mais heureusement tout s'est terminé en chansons.... Ph. Dut.

Grégoire a dit…

A. Finkielkraut sur F. Inter relayait récemment (je n'ai pas la date précise) l'info suivante : dans les camps de réfugiés en Allemagne les chrétiens étaient (déjà) persécutés par les autres réfugiés de religion musulmane et que certains veulent déjà y faire régner la charia. Il y plaidait de ne pas céder à la morale de conviction (qui fait du moindre commentaire perplexe sur la capacité des pays européens à gérer ces arrivées massives de réfugiés un signe de racisme), mais d'agir en fonction d'une morale de responsabilité, pour ne pas laisser au Front National l'impression ressentie par de plus en plus de Français que celui-ci a le monopole d'une certaine fermeté face à des personnes qui arrivent dans un dénouement évident, certes, mais que leur situation ne doit pas faire occulter le fait qu'ils ne viennent pas nécessairement (ce ne sont pas ses propos, je résume et désolé si je sombre dans la caricature) pour notre mode de vie et notre liberté d'expression. En 2011, sur la place Tahrir, au Caire, une journaliste de France 3, Caroline Sinz a été agressée sexuellement, devant tout le monde en plein jour, en pleine foule... Réponse d'un sociologue, la situation économique difficile en Egypte entraînant le départ de plus en plus tardif des jeunes hommes de chez leurs parents, n'ayant pas les moyens de prendre leur indépendance, reculait d'autant la possibilité de se marier. Donc, frustration sexuelle, donc... Donc, pas de chance pour Caroline...
De plus en plus d'occidentaux pensent qu'initier ceux qui viennent d'ailleurs à nos valeurs ne suffit pas ou plus. Puisque ceux qui ont décidé de venir en Europe (quoi qu'on en dise, nous sommes plus accueillants pour les réfugiés que les pays de Golf ou les Etats-Unis), ils doivent s'adapter. Certains membres de la communauté musulmane n'ont pas besoin de se plaindre de stigmatisation, ils font cela très bien eux-mêmes en refusant toute mixité, le fait de se serrer une main, etc. C'est triste et je ne suis pas optimiste...
Le dossier du Courrier International en ce moment dans les kiosques: la liberté d'expression, où le second degré dans la lecture du dessin de C.H. concernant le petit Aylan, par exemple, semble être moins répandu au Sud qu'au Nord... C'est triste et je ne suis pas optimiste... Même Umberto Eco y va de son "oui, à la liberté d'expression, MAIS..."

Bernard De Backer a dit…

Parfaitement d'accord avec ce billet salutaire. Et mon accord est sociologique, car tel est mon métier. La sociologie ne se confond pas avec la vulgate économiciste (marxiste ou libérale) qui fait l'impasse sur la dimension culturelle, symbolique et religieuse des collectifs humains. Malheureusement, toute prise en compte des facteurs culturels, d'une manière non essentialiste bien entendu, y compris chez nombre de sociologues de métier, est qualifiée de "culturaliste" aujourd'hui (autant dire raciste). Ce "déni des cultures", pour prendre le titre du livre de Lagrange, est dramatique car il nous aveugle totalement sur un des enjeux majeurs de la mondialisation. Cette politique de l'autruche a des conséquences délétères, notamment celle de faire "le lit" (ou "le jeu", selon la formule consacrée) de l'extrême droite et du populisme. Sur les évènements récents, il faut lire Gauchet, notamment ce qu'il a écrit au sujet des "ressorts du fondamentalisme" dans la revue Le Débat.

Michel GUILBERT a dit…

Bien d'accord avec vous, Bernard De Backer. Depuis l'écriture de ce billet, j'ai découvert Geoffrey de Lagasnerie et ses propos ahurissants excusant les coupables: "quand on est de gauche, on n'accuse pas l'individu: c'est le système qui est coupable." (1) Je ne retrouve pas précisément une autre de ses déclarations, mais il excuse les assassins des terrasses de cafés parisiens, en expliquant que ces bistrots sont des repaires de bobos, où on est mal servi et où on paie cher, ce qui est traumatisant et agressif pour des jeunes de banlieue. Donc, les assassins sont des victimes et les victimes des coupables. Au niveau intellectuel, on est dans le registre du café du commerce. Lui, Edouard Louis et un autre personnage se sont auto-proclamés vrais rebelles, au contraire d'un Marcel Gauchet sur qui ils crachent allègrement. Et ces gens ont pignon sur rue dans les débats intellectuels (?) parisiens...
(1) http://www.marianne.net/edouard-louis-geoffroy-lagasnerie-chantage-sociologie-100239562.html

Bernard De Backer a dit…

Une petite info complémentaire. Je viens de lire "Un silence religieux. La gauche face au djihadisme" de Jean Birnbaum. C'est un bouquin passionnant, intelligent et très documenté. L'auteur place en effet les choses dans une belle perspective historique, avec un chapitre très intéressant sur Marx et "la religion", le déni des "pieds rouges" français en Algérie concernant la dimension islamiste du FLN, Foucault et l'Iran (le philosophe ne s'est, quant à lui, pas trompé sur la dimension religieuse de la révolution iranienne), l'extrême gauche du NPA, etc. Le manuscrit de ce bouquin a été notamment relu par Rachid Benzine. Excellent.