mardi 26 novembre 2024

Le service de la vie

L'écrivain franco-algérien Boualem Sansal a été arrêté, il y a plusieurs jours, à son arrivée à l'aéroport d'Alger. Les motifs de son arrestation sont flous et clairs à la fois. Certaines de ses déclarations relatives au territoire algérien ont dérangé le pouvoir, de même que des positions du président Macron ou encore que le Prix Goncourt attribué à Kamel Daoud. Boualem Sansal a surtout le grand tort d'être un esprit libre. On sait ce que l'islamisme a fait vivre à l'Algérie dans les années '90. Sansal n'a jamais craint de dénoncer, dans ses romans et dans ses interviews, la terreur ultra-violente qu'ont fait régner les barbus et qui semble avoir figé à jamais l'Algérie. On peut craindre pour son sort quand on pense, comme Sophia Aram le faisait hier (1), "à l’écrivain Rachid Mimouni, mort en exil au milieu de la décennie noire, au chanteur Lounès Matoub, assassiné en 1998 sur la route de Tizi Ouzou, à l’écrivain Tahar Djaout et tous ceux qui sont morts d’avoir eu le courage de parler, d’écrire ou de chanter la détresse des Algériens pris entre un régime militaire, autoritaire et corrompu et des islamistes ayant massacré près de 200 000 personnes pendant la décennie noire". Sophia Aram salue "un homme qui a le courage de dire, dans un pays dont le pouvoir pactise avec l’islamisme, que "si la religion fait peut-être aimer Dieu, rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité ".

De nombreux écrivains - Annie Ernaux, J.M.G. Le Clézio, Orhan Pamuk, Wole Soyinka, Salman Rushdie, Peter Sloterdijk, Andreï Kourkov, Roberto Saviano, Giuliano da Empoli, Alaa el Aswany, Erri De Luca, Johan Sfarr et bien d'autres - réclament la libération immédiate de Boualem Sansal (2).
"Désormais, (en Algérie) tout est possible, écrit son ami Kamel Daoud, à l'origine de l'appel : la perpétuité pour un texto, la prison pour un soupir d'agacement. Sansal ressemble à un vieux prophète biblique, souriant. Il provoque les passions et les amitiés autant que la détestation des soumis et des jaloux. Il est libre et amusé par la vie. Il écrit des livres sur les orages et les lumières abstraites de notre époque, et il s'amuse de la haine des autres. Sansal écrit, il ne tue pas et n'emprisonne personne. Son innocence face à la dictature lui fit oublier la réalité de la Terreur en Algérie depuis quelques années. Il a négligé de regarder la meute qui l'attendait, il est retourné visiter son pays ce samedi-là. Il l'a payé cher."

"Boualem Sansal est emprisonné pour ses opinions, rien d’autre, affirme l'avocat Richard Malka (3). Il n’a agressé, tué, ou blessé personne. Mais ses idées dérangent un pouvoir totalitaire. C’est le propre des régimes les plus abjects. Il ne devrait pas y avoir de débat : nous devrions être unanimes dans notre soutien à Boualem Sansal, en particulier dans le monde de la culture. On doit tous être Boualem Sansal."
Mais ce n'est pas le cas. "Certains pseudo-intellectuels, dans un mépris insupportable, disent qu’il faut le défendre… mais ajoutent un oui, mais. Ce mais est misérable et odieux. Boualem Sansal est victime d’un régime obscurantiste et corrompu jusqu’à la moelle, qui n’hésite pas à emprisonner un écrivain sans motif, sans procès, sans durée. La mobilisation n’est pas à la hauteur. C’est une atteinte grave, non seulement à la liberté d’expression, mais aussi au plus élémentaire droit de l’homme : ne pas être emprisonné par le fait d’un autocrate ou le bon vouloir d’un tyran."

Si ces "pseudo-intellectuels" éprouvent quelques difficultés à défendre Boualem Sansal, c'est qu'ils estiment qu'il penche vers l'extrême droite. Ils disent la même chose de Kamel Daoud. En fait, ce que ces tartuffes reprochent aux deux écrivains, c'est que leur dénonciation des dangers et des ravages de l'islamisme est applaudie par l'extrême droite. Alors que ce sont eux, ces braves gens confits de bons sentiments qui, en se taisant, en fermant les yeux sur ce qu'ils ne veulent pas voir, laissent toute la place à l'extrême droite. C'est leur silence qui laisse tant de place au bruit et qui permet aux dictateurs d'enfermer ses intellectuels à la voix libre. Incapables, par peur de passer pour islamophobes, de dénoncer le totalitarisme islamiste et celui d'un pouvoir algérien racrapoté sur lui-même, ces braves gens n'ont que mépris pour ce que vit la population algérienne. Selon Kamel Daoud, "le régime d'un côté et les islamistes de l'autre ont réussi à mettre en place un tribunal itinérant de l'identité pure et de l'hypernationalisme". C'est Daoud aussi qui affirme que tous les écrivains algériens francophones sont coincés entre les islamistes "qui estiment que le seul roman à lire est celui écrit par Allah" et le régime "qui s'oppose à toute concurrence avec le récit national ".
Ceux qui font la fine bouche face à l'arrestation de Boualem Sansal sont tranquillement assis chez eux quand lui a pris le risque de retourner chez lui. "Résister a du sens si je reste là-bas Si je viens ici (en France), ce n'est plus le mot qu’il faut utiliser, ce serait parler, papoter. La résistance se fait là où il y a la vraie guerre."

Allez, ouste, les dictateurs, les usurpateurs, les mafieux, les crapulards, l'avenir appartient aux gens de bien. Tiens, je crois que c'est ça la bonne définition de cet objet non identifié qu'est l'humanité, que je cherche depuis des années : l'humanité, ce sont ces gens de bien qui, vaille que vaille, assurent le service de la vie. (Boualem Sansal, "Vivre - Le compte à rebours", Gallimard, nrf, 2024)

(1) https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-billet-de-sophia-aram/le-billet-de-sophia-aram-du-lundi-25-novembre-2024-7974755
(2) https://www.lepoint.fr/societe/des-prix-nobel-de-litterature-se-mobilisent-pour-boualem-sansal-23-11-2024-2576089_23.ph
(3) https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/richard-malka-le-oui-mais-au-sujet-de-l-arrestation-de-boualem-sansal-est-odieux?
https://www.marianne.net/societe/medias/sur-le-plateau-de-c-politique-boualem-sansal-et-kamel-daoud-executes-par-de-petits-procureurs-mediatiques?



samedi 23 novembre 2024

Besoin de bras

Les entreprises italiennes réclament davantage de travailleurs étrangers. 450.000 permis de travail ont été  accordés à des travailleurs extra-communautaires en trois ans par le gouvernement Meloni, mais le patronat estime qu'il en faudrait le double, surtout dans le secteur des services à la personne dans une Italie à la population vieillissante (1).
En Espagne, le gouvernement, de gauche lui, a annoncé tout récemment (2) l’adoption d’une réforme qui devrait faciliter la régularisation de dizaines de milliers d’immigrés illégaux supplémentaires par an au cours des trois prochaines années. Il estime que jusqu’à 300.000 immigrés pourraient être régularisés chaque année au cours des trois prochaines années. "Comme nous l’avons répété à plusieurs reprises, divers organismes nationaux et internationaux (…) estiment que l’Espagne a besoin d’environ 250.000 à 300.000 travailleurs étrangers par an pour maintenir son niveau de vie", a expliqué la ministre de l’inclusion et des migrations Elma Saiz. Comme le premier ministre Pedro Sanchez, elle affirme que "l’Espagne doit choisir entre être un pays ouvert et prospère ou être un pays fermé et pauvre. Et nous avons choisi la première option". Même les partis de droite soutiennent cette décision du gouvernement qui n'est combattue que par le parti d'extrême droite Vox.

Un peu partout, les partis d'extrême droite vivent essentiellement de leur opposition aux immigrés. Giorgia Meloni, toute d'extrême droite qu'elle soit, a dû changer son fusil d'épaule face aux réalités socio-économiques. S'ils ne veulent pas apparaître totalement déconnectés de ces réalités, les autres partis d'extrême droite feraient bien de changer de discours. Au risque, évidemment, de n'avoir plus de programme.

(2) https://www.lemonde.fr/international/article/2024/11/19/en-espagne-une-reforme-va-faciliter-la-regularisation-de-dizaines-de-milliers-de-migrants-supplementaires-par-an_6403388_3210.html

mercredi 20 novembre 2024

L'énergie des campagnes

"Le plein d'énergies positives", c'est le sous-titre du trimestriel Village Magazine (1). Créé dans l'Orne en 1993, il exprime la vitalité du monde rural, il brasse des idées, il se fait l'écho des initiatives positives, il témoigne des actions les plus diverses qui font bouger nos campagnes - où vit un tiers de la population française - dans tous les domaines : agriculture, social, économie, artisanat, culture, citoyenneté, tourisme, environnement, aménagement du territoire, etc.

Aujourd'hui le trimestriel est menacé (2). Son équipe n'a plus les moyens d’imprimer le dernier numéro de l’année. Il est prêt, devait être envoyé à l'imprimeur hier, mais l'argent fait défaut. "De manière urgente, nous avons besoin de vous pour imprimer le numéro d’hiver, complètement finalisé, avec des reportages dans le Puy-de-Dôme, l’Aude, les Deux-Sèvres, le Bas-Rhin, le Calvados, le Lot, le Tarn, le Finistère, la Haute-Garonne… ainsi qu’un dossier sur les gardiens de la biodiversité, des articles sur la débrouille rurale, un village auvergnat en transition, les racines comestibles, des portraits et des initiatives toujours aussi inspirantes… (3) Depuis 32 ans, toute l’équipe de Village se bat au quotidien pour faire vivre, de manière totalement indépendante, un magazine positif consacré à la ruralité, vendu en maison de la presse et par abonnement partout en France. (...) Mais, à l’heure actuelle, avec l’augmentation des coûts de fabrication, la fermeture de nombreux points de vente entraînant une érosion des ventes, Village se trouve à nouveau dans une situation économique très compliquée. Son avenir immédiat est tout simplement menacé."

L'équipe lance donc un appel pour que le magazine Village ne disparaisse pas : abonnez-vous, abonnez vos amis, vos enfants, vos parents (à la version papier ou en ligne) (4).
D'expérience, la lecture de Village Magazine est génératrice d'énergie et d'optimisme, elle permet de sortir de la morosité et du défaitisme, elle donne envie d'être actif, de faire bouger, un peu plus encore, nos villages.

(2) https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/carnets-de-campagne/carnets-de-campagne-du-mardi-19-novembre-2024-5337935
(3) Et aussi un article sur le festival Ciné de campagne en Marche occitane - Val d'Anglin !
(4) Abonnement annuel : papier (4 n° + 1 hors-série) : 38,50 € / numérique : 22 €.


dimanche 17 novembre 2024

Jusqu'auboutistes

C'est une guerre à laquelle on ne voit pas d'issue. Un peu moins encore depuis le 5 novembre dernier, quand Benjamin Nétanyahou a limogé son ministre de la Défense. Qui peut encore freiner le premier ministre israélien dans cette guerre qui oppose son pays aux islamistes du Hamas, du Hezbollah et d'Iran ?
Yoav Gallant explique avoir été limogé à cause de son opposition à l'exemption du service militaire pour une partie des ultraorthodoxes, à cause de ses positions en faveur d'un accord pour le retour des otages et sur la fin des combats contre le Hezbollah et à cause de sa volonté de voir créer une commission d'enquête sur le 7 octobre.
Gallant était le représentant de l'opposition au sein du gouvernement et du cabinet de sécurité nationale. Ce limogeage est "irresponsable, clivant et dangereux pour Israël", estime le directeur de la rédaction du Times of Israël. Un de ses confrères journalistes considère que Nétanyahou "a placé sa survie politique au-dessus des intérêts fondamentaux de l'Etat". Certains analystes craignent une purge à grande échelle qui lui permettra de perpétuer et étendre son contrôle sur le pays. D'autres responsables sécuritaires et judiciaires seraient désormais dans la ligne de mire du premier ministre qui est "engagé dans une fuite constante de ses responsabilités pour la calamité du 7 octobre" et dans une "marche effrénée vers le pouvoir absolu", écrit le journal de droite Israël Hayom. 
Nétanyahou se sentirait plus légitime encore dans cette marche depuis l'élection de Trump. "Nétanyahou et Trump ont en commun l'isolationnisme ultranationaliste et le mépris des règles, des lois et des institutions, estime le quotidien de gauche Ha'Aretz. A leurs yeux, les contrepouvoirs ne les concernent pas, ils doivent pouvoir gouverner sans entraves." (1)
Comment le futur président américain agira-t-il, lui qui se targue de pouvoir régler des guerres en un claquement de doigt ? On connaît sa fascination pour les hommes forts.  "Donald Trump a dit à de multiples reprises vouloir avant toute chose « la paix » au Moyen-Orient, écrit Le Monde (2). Mais le républicain entend par là une paix des forts, avec Israël au centre du jeu, et le droit international relégué aux oubliettes." Trump n'a que mépris pour ceux qui poussent Israël à un cessez-le-feu à Gaza et au Liban. "Déjà, la perspective de son arrivée au pouvoir constitue une victoire sur d’autres fronts, à commencer par la promesse d’une accélération de la colonisation en Cisjordanie. "(...) "L’idée de recoloniser Gaza pourrait même trouver grâce aux yeux de Donald Trump. Il a évoqué, lors d’un discours prononcé le jour de la commémoration du 7-Octobre, le fait qu’après sa reconstruction l’enclave « pourrait être encore mieux que Monaco ». Comprendre : projets immobiliers mirobolants, yachts, front de mer. Certainement pas : reconstitution d’une ville palestinienne. Un langage plus qu’apprécié en Israël." Une véritable paix, durable, n'est pas pour demain ni à Gaza, ni en Cisjordanie, ni en Israël. Pas plus qu'en Ukraine.
La paix n'est pas une histoire d'hommes forts.

(1) "Nétanyahou, seul maître à bord", Le Courrier international, 14.11.2024.
(2) https://www.lemonde.fr/international/article/2024/11/08/israel-la-victoire-de-donald-trump-une-promesse-de-carte-blanche-pour-benyamin-netanyahou_6383214_3210.html

vendredi 15 novembre 2024

Profondes campagnes

Les clichés sur la campagne sont légions. Entretenus parfois par les gens du cru, parfois par des journalistes des villes qui regardent de loin ces pauvres gens qu'ils déplorent de voir abandonnés de tous.
Premier cliché : celui du désert. Tout le monde abandonne les campagnes. En 2017, selon l'INSEE, les territoires ruraux réunissaient 88% des communes françaises et 33% de la population. Il y a du monde dans le désert.
Dans le dernier numéro de Village Magazine (1), trimestriel qui sillonne les campagnes et fait "le plein d'énergies positives", Bernard Farinelli s'attaque à ces clichés.
"La révolte des paysans, éternelle jacquerie, affecte d'une façon uniforme tous les secteurs. Maraîchers, éleveurs, céréaliers, vignerons, bio, conventionnels, en montagne ou en plaine, au nord ou au sud, tous souffriraient des mêmes maux... imprécis, pluriels... La fermière qui vend au marché ses fromages de chèvre serait pénalisée par les traités de libre-échange ! Tant pis pour l'approximation, la campagne souffre de son agriculture." 
La volonté de régulation de la chasse ne serait que celle de bobos urbains qui ne supportent pas les traditions rurales. "Les chasseurs sont des ruraux auxquels on suspend des brins de liberté acquis à la Révolution. Non, la moitié d'entre eux habitent des villes de plus de 20 000 habitants."
Les moyens technologiques ont bouleversé l'espace et le temps. Les TGV, les autoroutes, Internet la fibre ont permis à nombre de professions de s'installer loin des villes. Les coins perdus ne le sont pas pour tout le monde. Et on trouve du travail à la campagne : la Lozère, département le moins peuplé, dispose de cinq mille offres d'emploi non pourvues, constate Bernard Farinelli.
Les habitants des campagnes seraient fermés à la nouveauté et incapables d'accueillir les nouveaux venus. Cette campagne, "à qui on reproche d'accueillir des alternatifs de tout poil !" Alors, oui, il y a des coins où l'on restera à jamais un étranger, même si c'est simplement parce qu'on vient de l'autre bout du département. C'est dans ces mêmes coins parfois que le natif devient petit-à-petit l'étranger à force de se cantonner derrière ses rideaux en regardant son monde changer par l'énergie qu'y insufflent ces nouveaux venus.

Vu de Paris ou des grandes métropoles, la campagne française (comme si elle était uniforme - on en parle comme on parle de la province) est peuplée de victimes d'un système politique centralisateur, comme si les élus et les habitants ne pouvaient que subir. Alors oui, trop de services publics disparaissent, trop de commerces ferment, trop d'élus restent rétifs à la participation citoyenne, trop de ruraux vivent dans l'attente d'ils ne savent pas trop quoi, un deus ex-machina qui les sauvera d'une déprime qu'ils se plaisent à entretenir, trop d'habitants sont prompts à accuser leur maire d'être responsable de la fermeture d'un commerce local dans lequel ils n'ont jamais mis les pieds parce que c'est tellement plus simple de faire toutes ses courses au supermarché à vingt kilomètres de chez soi. Mais il en est beaucoup d'autres qui prennent en main leur avenir et celui de leurs enfants (même si c'est parfois sous l'œil goguenard ou critique de leurs voisins qui semblent se complaire dans le défaitisme). Beaucoup qui prennent plaisir à vivre à la campagne, à la faire vivre, qui créent de nouvelles activités dans les domaines les plus variés : économique, artisanal, social, culturel, touristique, artistique, sportif, etc.
A lire Village Magazine, à écouter Carnets de campagne (2), on découvre des campagnes vivantes, actives, énergiques, inventives, qui donnent envie d'y vivre. Loin des clichés.

(1) N° 161, automne 2024 - villagemagazine.fr
(2) Sur France Inter, du lundi au vendredi, de 12h3à à 12h45 - 

lundi 11 novembre 2024

Etats-Désunis

La victoire de L'Affreux pose question. Comment un personnage aussi repoussant peut-il être attractif ? Comment cet homme qui n'aime que lui peut-il recueillir d'autres voix que la sienne ? Comment ce milliardaire fils à papa peut-il symboliser le rejet de l'élite et du système, lui qui les incarne totalement ? Comment le vieux parti républicain s'est-il laissé dévorer par l'alt right ? Pourquoi le parti démocrate a-t-il été à ce point battu ? Les réponses sont nombreuses.

Pour beaucoup d'électeurs sans doute, et même d'électrices, un homme blanc - même si sa place devrait plutôt être en prison ou en hôpital psychiatrique - sera toujours préférable à une femme noire. 
"Se rendre compte qu’une partie importante – et croissante – de ce pays, non seulement rejette tout progrès en dehors de ce qui est blanc, masculin et hétéronormatif, mais est prête à participer activement à l’avancement et au renforcement d’un programme régressif, c’est vraiment difficile à accepter", déplore Kimberly Ellis, juriste, proche de Kamala Harris (1).

Il y a aujourd'hui la puissance de ces réseaux prétendument sociaux qui charrient des torrents de désinformation, de haine, d'insultes. Et qui n'admettent aucune limite à leur pouvoir. Elon Musk, présenté comme l'homme le plus riche du monde, a mis son immense réseau au service d'Ubu. Argent, pouvoir et cynisme font bon ménage. Les utilisateurs du réseau X savent maintenant clairement à quel jeu ils participent. Un jeu dangereux.
Le journaliste Stéphane Jourdain évoquait récemment sur France Inter (2) la Maffia PayPal, des milliardaires de la tech' qui ont fondé à la fin des années '90 ce système de paiement en ligne et constituent un des cercles d'influence les plus puissants des Etats-Unis. Elon Musk, Peter Thiel et David Sachs, fondateurs de PayPal, ont soutenu Trump, qu'ils n'apprécient pourtant pas, pour faire battre les Démocrates et leur volonté de réguler l'intelligence artificielle, les cryptomonnaies et la tech'. Ce sont des entrepreneurs de la Silicon Valley qui ont poussé Trump à choisir Vance, investisseur proche d'eux, comme vice-président.
Dans son premier discours après son élection, Trump s'est félicité d'avoir gagné grâce aux réseaux et a remercié, longuement et avec un enthousiasme débordant, ce "super genious" de Musk.
Pourtant, en 2016, Musk avait soutenu Hillary Clinton, puis Joe Biden en 2020. Il trouvait Trump trop vieux pour redevenir président. A l'époque, Trump était loin de le considérer comme un genious, mais plutôt comme un loser. En janvier de cette année, Musk avait annoncé qu'il ne choisirait aucun candidat.
De son côté, Thiel avait soutenu Trump en 2016, il était la seule figure de la Silicon Valley (SV) à l'avoir fait. Ce qu'il a regretté ensuite, déçu par la politique du président. Il trouvait le slogan MAGA (Make America Great Again) négatif et insultant pour les entrepreneurs de la SV.
Mais à partir du moment où Trump a choisi Vance, en juillet, le vent a tourné et il a obtenu aussitôt le soutien des entrepreneurs qui estiment que Vance connaît leur business et les laissera agir à leur guise, qu'il abrogera la régulation, qu'ils considèrent comme liberticide, de leur secteur et la taxation des grosses fortunes. Vance est fermement opposé à toute régulation de l'intelligence artificielle. Selon un expert, c'est surtout le rejet de l'administration Biden qui a motivé le vote d'entrepreneurs de la SV en faveur d'un Trump qu'ils n'estiment pas. Joe Biden, pour eux, a eu le grand tort de vouloir réguler les cryptomonnaies, encadrer le développement de l'intelligence artificielle et mener une enquête anti-trust contre les GAFAM. Trump incarne pour eux l'ultra-libéralisme, le laisser-faire total. Sa volonté de mener une guerre économique à l'UE et à la Chine et ses positions anti-wokistes ont achevé de les convaincre.

Autre raison à la victoire d'Ubu Trump : la persistance de Joe Biden à vouloir effectuer un second mandat. S'il avait respecté sa promesse de n'en faire qu'un seul et passé la main beaucoup plus tôt en laissant son parti organiser des primaires, le résultat aurait peut-être été différent.
Pour autant que les Démocrates aient changé de politique. C'est ce que pense le politiste américano-allemand Yascha Mounk, professeur à l’université Johns-Hopkins de Baltimore (Maryland). Dans une interview au Monde (3), il affirme que "les démocrates ont fondamentalement mal compris leur pays et la tendance politique du monde. Ils ont appliqué un schème de pensée identitaire qui les a coupés de la réalité. Ils ont pensé que le pays était divisé entre les Blancs et les personnes de couleur, qu’ils bénéficieraient toujours du vote des minorités ethniques et que la manière de les mobiliser était d’accepter les propos plutôt identitaires. Cela s’est révélé être une grande erreur."
Mounk constate que la victoire de Trump est due à des électeurs jeunes, notamment issus de minorités ethniques, qui ont perdu confiance dans les institutions. On pense à la France et à tous ces jeunes séduits par Bardella et le FN-RN. Mais si Bardella peut séduire physiquement, on ne peut en dire autant du vieux Trump. Tenir des propos populistes et agressifs en attaquant les élites suffit-il pour se faire élire ? "Les électeurs se méfient tellement des élites actuelles qu’ils sont prêts à tout pour les faire tomber. Cela montre que le problème n’est pas seulement l’existence des populistes, mais l’impopularité des alternatives au populisme", dit encore  Yascha Mounk. "La terrible réalité de cette élection, c’est que les républicains ont mieux su parler à cette majorité silencieuse que les démocrates. Et tant que les démocrates ne parviennent pas à se rapprocher de cette majorité, pourtant proche de leurs idéaux, ils perdront contre des populistes autoritaires et dangereux comme Trump."
Le parti pris identitaire est une arme dangereuse qui peut se retourner contre vous. Kamala Harris l'a vécu avec ces Arabes Américains qui lui ont tourné le dos estimant qu'elle se rangeait trop du côté des Israéliens laissant tomber les Palestiniens (4). Chacun voit aujourd'hui la politique de son seul point de vue. 

C'est la règle du Je. Chacun prône la liberté individuelle. "C'est particulièrement vrai aux Etats-Unis, écrit Gérard Biard (5),  où elle n'est vécue qu'à l'aune de l'individu et de ses seuls intérêts particuliers. La liberté y est moins une idée collective qui porterait l'esprit et le rêve américains qu'un empilement de droits à la découpe  et à la demande." (...) "Aux Etats-Unis, qu'importent les grands discours, dans la loi comme dans les esprits, le je prévaut sur le nous." Y compris dans le camp démocrate. "A preuve son obsession presque pathologique à fractionner son électorat en de multiples communautés et à y associer des droits spécifiques, qui deviennent autant de marqueurs idéologiques à opposer aux républicains. Ce communautarisme de principe, outre le fait qu'il est une impasse sociétale, n'est qu'une forme d'individualisme de groupe." Et Biard de voir l'Amérique "presque décomposée en une multitude de tribus qui au mieux s'ignorent, au pire s'affrontent".

Mais abandonnons toute inquiétude : Donald Trump affirme aujourd'hui vouloir rassembler les Etats-(Dés)Unis. Son humour est particulier.

(1) https://www.lemonde.fr/international/article/2024/11/10/election-de-trump-realiser-qu-une-partie-croissante-de-ce-pays-rejette-tout-progres-en-dehors-de-ce-qui-est-blanc-masculin-et-heteronormatif-est-difficile-a-accepter_6386182_3210.html
(2)  https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-18-20-un-jour-dans-le-monde/le-18-20-un-jour-dans-le-monde-du-jeudi-07-novembre-2024-9298145
(3) https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/09/yascha-mounk-le-probleme-n-est-pas-seulement-l-existence-des-populistes-mais-l-impopularite-des-alternatives-au-populisme_6384642_3232.html
(4) Voir sur ce blog "Colère masochiste", 3.11.2024.
(5) Gérard Biard, "Liberté, j'écris mon nom", Charlie Hebdo, 6.11.2024.
A lire aussi : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/11/naomi-klein-essayiste-kamala-harris-a-ete-emportee-par-la-vague-de-mecontentement-qui-traverse-les-democraties_6388121_3232.html

mercredi 6 novembre 2024

L'agent orange

Il devrait être en prison et il dirigera, à nouveau, les Etats-Unis. La démocratie est décidément un drôle de bazar. Les électeurs américains ne pouvaient dire qu'ils n'avaient pas encore essayé Trump, cet ennemi des femmes, de la démocratie, de l'état de droit. Ils connaissaient l'énergumène, menteur patenté, agressif, égocentrique, inculte, grossier, provocateur, avide de pouvoir et d'argent. Un perdant revanchard qui a fomenté un coup d'état, un homme condamné par la justice qui trimballe de multiples casseroles. Ils savent tout cela et ils le réélisent.
Les réseaux qu'on présente comme sociaux ont charrié des tombereaux de fausses informations, d'injures, de vidéos truquées, alimentés par les ennemis de la démocratie pour précisément venir à bout de celle-ci. Et ça marche. C'est évident à présent : Trump est d'extrême droite. "Son souhait pas vraiment caché est de reprendre la présidence et de s’accrocher au bureau Ovale jusqu’à la fin de ses jours pour devenir le premier dictateur des Etats-Unis", affirme l'écrivain américain Jérôme Charyn (1). Trump avait annoncé une chasse aux sorcières parmi les "ennemis de l'intérieur" et qu'après ce 5 novembre ses adeptes, suprémacistes, masculinistes, évangéliques, cyniques et naïfs, n’auraient plus besoin de voter par la suite. "La Heritage Foundation, le plus puissant groupe de réflexion conservateur du pays, s’efforce de l’aider à atteindre ce but avec le « Project 2025 », un plan qui prévoit de se débarrasser de tous les employés fédéraux et de les remplacer par des trumpistes fidèles de façon à faire de la Maison Blanche le siège du pouvoir du président dictateur pour les années à venir." (...) Une fois qu’il aura regagné la Maison Blanche, il prévoit d’utiliser les forces armées pour tuer dans l’œuf toute forme de trouble à l’ordre public, voire de tirer sur les manifestants si les choses venaient à lui échapper."
Comment peut-on faire confiance à un tel individu ? Trump n'a aucun souci des autres. Seule compte pour lui sa petite personne.  Sa réélection présage une catastrophe pour le climat, les réfugiés, les défavorisés, les femmes, l'Ukraine (2), le climat. Le monde courait à sa perte. Une majorité d'électeurs américains a décidé de le faire galoper.

(1) https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/03/jerome-charyn-romancier-le-5-novembre-pourrait-etre-la-date-de-la-derniere-election-legitime-aux-etats-unis_6373225_3232.html
(2) Poutine aurait esquissé ce qui ressemble à un sourire en apprenant la victoire de son ami. Ça ne lui était plus arrivé depuis la conquête de la Crimée.

lundi 4 novembre 2024

Houris, au nom de toutes les femmes

On l'espérait : "Houris", dernier roman de Kamel Daoud (1), vient de recevoir le Prix Goncourt. L'écrivain algérien y donne une voix à celles et ceux qui ne peuvent en avoir : toutes les victimes de la guerre civile qui a mis l'Algérie à feu et à sang entre 1990 et 2000. Une loi interdit d'en parler. Les 200.000 morts que cette période sanguinaire a engendrés n'existent pas. 
Alors, Kamel Daoud leur donne la parole, paradoxalement via une jeune femme qui n'a plus de cordes vocales. Affichant au niveau de la gorge un "sourire" figé de 17 centimètres, celle qui, enfant, égorgée par un islamiste, a senti sa tête quitter son corps, est enceinte et parle à cette "houri" à qui elle hésite à donner  la vie dans ce monde qui appartient aux hommes.
"Ici, une femme ne sort pas seule, ne lève pas les yeux du sol quand elle marche dans la rue, ne parle pas même à ceux qui l'accompagnent, ne voyage pas sans tuteur masculin et ne porte pas de pantalon qui souligne sa silhouette comme une seconde peau."

Double coïncidence, ce prix est attribué le jour où débute le procès des complices de l'assassin de Samuel Paty, égorgé par un islamiste, mais aussi alors même qu'on apprend (2) qu'une étudiante iranienne a été embarquée, il y a quelques jours, dans une voiture par des individus vêtus de noir. Ahou Daryaei s'était dévêtue et était en sous-vêtements devant l'université islamique Azad de Téhéran. L’agence iranienne Fars affirme qu'elle portait des vêtements « inappropriés » en cours et avait été mise en garde par les agents de sécurité de l’université. Selon certains témoins, ses vêtements auraient été déchirés par ceux qui lui reprochaient son impudeur. Elle s'est donc dévêtue pour protester contre les diktats de la police des mœurs qui réglemente la tenue des femmes. A quel niveau de désespoir faut-il être pour en arriver à mettre ainsi sa vie en danger ? On craint évidemment le pire pour elle. Selon les autorités iraniennes, elle aurait été envoyée dans un hôpital psychiatrique parce qu'elle aurait des problèmes mentaux. En Iran, une femme qui veut vivre librement est folle.
"La même semaine, rappelle Sophia Aram (3), de l’autre côté de la frontière, les femmes afghanes se sont vues interdire de parler entre elles, y compris dans leurs propres foyers. Une interdiction qui vient après celles de chanter, d’étudier, de porter des vêtements clairs, de posséder un téléphone portable, de porter des talons, de se déplacer seules, d’aller dans des parcs, de faire du sport, de parler à un médecin homme ou de parler en public. Après les avoir emmurées, les Talibans que d’aucuns rêvaient plus inclusifs qu’avant, ont visiblement choisi de bâillonner toutes les Afghanes."

" A nos malheurs, l'imam joignit ensuite "les femmes qui visitent les tombes, celles qui hurlent dans le deuil, celles qui mettent en colère leur époux". Et aussi celles qui se parfument en sortant, celles qui ajoutent des tresses à leurs cheveux, celles qui se promènent les chevilles nues, et l'imam continua et continua encore jusqu'à ce qu'il ne reste rien, d'aucune femme, pas une trace, pas un cheveu, que du sang sur les mâchoires de loups. Que des ombres poilues, des silhouettes muettes et des mortes aux voix douces pour dire "oui" à l'homme. Et dans le salon, après le rire féroce, on resta plongées dans un silence de rescapées, je te le jure. Pas seulement inquiètes, mais stupéfaites : pourquoi ce Dieu nous hait tant ? Qu'avons-nous fait pour le mettre en colère depuis trois mille ans ? Lui avons-nous volé la maternité du monde, le pouvoir d'accoucher et d'allaiter ? Lui avons-nous ravi le cœur des hommes ? Mon salon de coiffure était devenu une tanière de louves apeurées, de ventres clandestins. "
Kamel Daoud, Houris.

(1) Kamel Daoud, "Houris", Gallimard, 2024. Ce livre est interdit en Algérie.
https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/09/08/kamel-daoud-les-islamistes-ont-perdu-militairement-mais-gagne-politiquement_6307521_3260.html
https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/11/04/kamel-daoud-que-ce-livre-fasse-decouvrir-le-prix-des-libertes_6376278_3260.html
(2) https://www.lemonde.fr/international/article/2024/11/04/iran-une-etudiante-se-deshabille-devant-son-universite-pour-protester-contre-la-police-des-m-urs-avant-d-etre-arretee_6375455_3210.html
(3) https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-billet-de-sophia-aram/le-billet-de-sophia-aram-du-lundi-04-novembre-2024-3868538
Sophia Aram souligne l'hypocrisie du président du RN-FN qui a salué “le courage inouï de cette jeune femme iranienne“, mais qui, il y a quelques mois seulement, répondant à une question sur l’accueil des femmes afghanes, avait lâché : « Pardonnez-moi, mais je ne vois pas la plus-value pour la société française d’accueillir des gens de Tchétchénie ou des gens d’Afghanistan“.

dimanche 3 novembre 2024

Colère masochiste

Dans le Michigan, des Arabes américains annoncent qu'ils ne voteront pas pour Kamala Harris. Ils veulent lui "donner une leçon" pour le soutien apporté par le gouvernement américain à son homologie israélien. On peut comprendre leur émotion tant la situation est dramatique à Gaza. Mais la colère est rarement bonne conseillère.
Une jeune femme, un keffieh sur les épaules, affirme vouloir se ranger du côté de sa famille palestinienne et a dès lors l'intention soit de voter blanc - ce qui revient à aider à l'élection de Trump -, soit de voter pour la candidate écologiste - qui soutient Poutine (ce qui revient également à favoriser Trump). Sa mère est d'origine palestinienne, son père d'origine syrienne. Se rend-elle compte que Trump est un fervent soutien de Netanyahou (1) ? Se rend-elle compte que la candidate dite écologiste en soutenant Poutine soutient le dictateur syrien qu'il a aidé à massacrer la population syrienne ? Se rend-elle compte que la leçon qu'elle veut donner à Harris c'est à elle-même, à tous les gens d'origine étrangère, aux femmes, à l'ensemble des Etats-Unis et bien au-delà qu'elle va la donner ? Laisser passer Trump, c'est ouvrir la voie au chaos.
Ce qui interpelle aussi, c'est cette appellation d'Arabes américains. On ne dit pas Américains d'origine arabe, mais Arabes américains. Comme on dit maintenant Africains-Américains ou Afro-américains. Comme si l'origine des ancêtres était primordiale par rapport à la nationalité. Cette vision communautariste d'une élection amène les uns et les autres à sortir d'une vision commune de l'avenir de leur pays. Pour autant qu'ils aient le souci de leur pays.