Une émission de France Inter s'intitule "Quand les dieux rôdaient sur la terre" (1). La phrase peut se conjuguer au présent. Ils sont aujourd'hui nombreux les dieux violents et pervers à, bien plus que rôder, régner avec suffisance et cynisme sur le monde. Ceux que Romain Gary décrit dans "La Promesse de l'aube" (2).
"Il y a d'abord Totoche, le dieu de la bêtise, avec son derrière rouge de singe, sa tête d'intellectuel primaire, son amour éperdu des abstractions ; en 1940, il était le chouchou et le doctrinaire des Allemands ; aujourd'hui, il se réfugie de plus en plus dans la science pure, et on peut le voir souvent penché sur l'épaule de nos savants ; à chaque explosion nucléaire, son ombre se dresse un peu plus haut sur la terre ; sa ruse préférée consiste à donner à la bêtise une forme géniale et à recruter parmi nous nos grands hommes pour assurer sa propre destruction.
Il y a Merzavka, le dieu des vérités absolues, une espèce de cosaque debout sur des monceaux de cadavres, la cravache à la main, avec son bonnet de fourrure sur l'œil et son rictus hilare ; celui-là est notre plus vieux seigneur et maître ; il y a si longtemps qu'il préside à notre destin, qu'il est devenu riche et honoré ; chaque fois qu'il tue, torture et opprime au nom de vérités absolues, religieuses, politiques ou morales, la moitié de l'humanité lui lèche les bottes avec attendrissement ; cela l'amuse énormément, car il sait bien que les vérités absolues n'existent pas, qu'elles ne sont qu'un moyen de nous réduire à la servitude (...).
Il y a aussi Filoche, le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine - penché hors de sa loge de concierge, à l'entrée du monde habité, en train de crier "Sale Américain, sale Arabe, sale Juif, sale Russe, sale Chinois, sale Nègre" - c'est un merveilleux organisateur de mouvements de masses, de guerres, de lynchages, de persécutions, habile dialecticien, père de toutes formations idéologiques, grand inquisiteur et amateur de guerres saintes (...), c'est un des dieux les plus puissants et les plus écoutés, que l'on trouve dans tous les camps, un des plus zélés gardiens de notre terre, et qui nous en dispute la possession avec le plus de ruse et le plus d'habileté.
Il y a d'autres dieux, plus mystérieux et plus louches, plus insidieux et masqués, difficiles à identifier ; leurs cohortes sont nombreuses et nombreux leurs complices parmi nous (...)."
Aujourd'hui, ces dieux se sont incarnés en Poutine, en Netanyahou, en Khamenei, en Trump, en Xi Jinping, en Kim Jong-un, en Lukachenko. On reconnaît en eux Totoche, Merzavka, Filoche. On les voit suffisants et cyniques, fiers de leur brutalité, méprisants pour qui n'est pas eux. Ils s'érigent en sauveurs d'une humanité qu'ils piétinent. Pour réelle qu'elle soit, leur toute-puissance les rend petits. Mais ils règnent malgré tout, parce que, oui, nombreux sont leurs complices parmi nous.
Les dragons pondent leurs œufs dans d'innombrables nids, mais plus nombreux encore sont les fous qui s'y précipitent pour les couver.
Extrait du spectacle "Ici sont les dragons", Théâtre du Soleil.
(1) Chaque samedi de 11h à 12h.
(2) Ed. Gallimard, 1960.