lundi 30 novembre 2015

Ouvrir les yeux

L'eau froide, chaude ou tiède qui s'écoule vingt-quatre heures sur vingt quatre des réseaux dits sociaux et des forums sur les sites d'information nous permettent de goûter en permanence au meilleur et au pire. Des points de vue argumentés qui prennent le temps et l'espace de se faire comprendre et des avis tranchés et parfois trop succincts pour qu'on les comprenne. Mais on entend cependant ceux qui se battent la coulpe, ceux pour qui ce sont les pays occidentaux qui sont eux-mêmes à la source des tueries dont sont victimes certains de leurs citoyens, ceux qui pensent que les djihadistes réagissent face à un Occident (néo-)colonisateur et aux modes de vie critiquables. Si des djihadistes s'en sont pris à la France, c'est que nos façons de vivre et nos valeurs, que nous voulons leur imposer, leur sont, à raison, insupportables et que la France n'a pas à se mêler de ce qui se passe en Syrie ou au Mali.
On ne peut s'empêcher de trouver ces "analystes" très ethnocentristes. Comme si l'Europe seule était concernée, comme si elle occupait le monde. Peut-on leur suggérer de voir et d'écouter ce qui se passe et se dit ailleurs? Et ailleurs, il faut bien le constater, le monde est aussi gris. Si pas noir et désespérant. Les djihadistes frappent partout. Et avant tout d'autres musulmans. Le mal terroriste qui a frappé Paris est le même que celui qui sévit au Mali, au Nigéria, au Cameroun ou au Tchad, déclarait tout à l'heure (1) le président ivoirien Alassane Ouattara (par ailleurs musulman).

"Le terrorisme véhiculé par Daech touche désormais le monde entier", estime le journaliste chinois Sun Xinjie (2) qui pense cependant que trop de pays, tant qu'ils ne sont pas eux-mêmes frappés, esquivent encore leurs responsabilités.
C'est toute l'Asie qui est aujourd'hui concernée, écrit le site Asialyst (3): pas seulement l'ouest, mais aussi l'Asie centrale, l'Asie du sud, celle du sud-est. "L'Asie est elle aussi en première ligne dans la lutte contre Daech, cette pieuvre tentaculaire qui se nourrit de l'ignorance et des peurs." Et de rappeler les attentats de Bombay en 2011, de Kunming (Chine) en 2014 et de Bangkok cette année. "C'est une réalité: l'avancée asiatique de la pieuvre est en marche." Parmi d'autres exemples, pour l'illustrer, cette déclaration du ministre malais de la Défense: "Je peux confirmer que l'EI cible nos leaders politiques." Asialyst estime que "le malheur vient que la religion et l'obscurantisme sont devenus le véhicule de toutes les frustrations".
"S'ils ont attaqué la France, ce n'est pas parce qu'elle représente l'Occident, estime l'écrivain algérien Kamel Daoud (4), mais parce qu'elle accueille des diversités musulmanes: terrain béni pour provoquer des ruptures, des racismes, des exclusions et des violences qui iront gonfler les recrues de Daech et de djihadistes. La France a été ciblée à cause des diversités qui l'habitent et pas à cause de sa souche."
Dans un autre organe de presse algérien, un journaliste partage la même analyse (5): "Daech reste avant tout une organisation terroriste abreuvée, tout comme Al-Qaida, d'extrémisme religieux et ayant pour vocation de semer la mort partout où cela lui est possible. (...) C'est en définitive envers et contre l'humanité qu'existe cette organisation. C'est à l'humanité d'en finir par tous les moyens. Mais dans le respect du droit et de la légalité."
Le journaliste madrilène Ignacio Camacho (6) trouve que François Hollande "a courageusement pulvérisé les clichés du prétendu progressisme européen voulant que l'Occident assume toujours la responsabilité de ses malheurs et demande pardon - lui, l'éternel coupable des maux du monde. (...) Depuis le 11 septembre, le ressentiment idéologique contre le modèle de la démocratie libérale justifie vaguement le terrorisme djihadiste - le conflit israélo-palestinien, les déséquilibres économiques, l'invasion de l'Irak et de l'Afghnistan, le commerce des armes. Ce terrorisme serait l'expression radicale d'une lutte mondiale des classes au sein de laquelle les islamistes joueraient le rôle des héroïque masses opprimées. Le développement parallèle d'un relativisme trop bienveillant au sein de l'opinion publique des sociétés libres a créé un climat de repli bien-pensant sur lequel la terreur frappe avec une efficacité impunie."
"On peut poser des bombes dans les rues, mais on ne peut détruire l'esprit et les valeurs des sociétés ouvertes", estime le journal sénégalais Enquête+ (7) qui pense qu'un pays tolérant comme le Sénégal "montre la fausseté des thèses islamistes" où le discours intégriste est devenu "banal": "avec la liberté d'expression et les libértés publiques, les islamistes n'ont jamais pu transformer les mosquées en citadelles politiques. (...) Ce sont ces fondamentaux qui sont nos meilleurs remparts contre l'intégrisme."

Ceux qui attribuent à l'Occident la responsablité de l'islamisme en dédouanant presque ce dernier devraient le savoir: ils sont vus comme "paternalistes" par certains intellectuels arabes. A vouloir être à tout prix anti-colonisateur, on peut parfois ressembler à un gentil colon condescendant qui s'ignore. La naïveté, la bien-pensance, la bienveillance amènent certaines personnes à vouloir à tout prix trouver des excuses à des tueurs et à défendre des points de vue difficilement défendables.
Il ne faut jamais rater une occasion de s'attaquer aux islamistes: "l'islamisme apporte un projet révolutionnaire, véhiculé par une idéologie fasciste. Les islamistes n'acceptent ni dialogue, ni débat, ni contradiction", écrit Mohamed Sifaoui (8). On voit par là qu'il ne faut jamais hésiter à les contredire.

A lire, un article de Marianne sur les islam:
http://www.marianne.net/est-passe-ca-n-rien-voir-islam-100238344.html

(1) France Inter, Journal, 30 novembre 2015, 13h.
(2) "Un nouveau Pearl Harbour", Xinjing Bao, 16 novembre, in Le Courrier international, 25 novembre 2015.
(3) Jorys Zilberman et Antoine Richard: "Daech, l'Asie et nous", Asialysthttps://asialyst.com/fr/2015/11/16/l-edito-daech-l-asie-et-nous/
(4) "La peur est leur arme", Le Quotidien d'Oran, 16 novembre, in Le Courrier international, 25 novembre 2015.
(5) Sofiane Aït Iflis, "L'humanité dans le viseur", Liberté, 16 novembre, in Le Courrier international, 25 novembre 2015.
(6) "Hollande a le courage de combattre", ABC, 17 novembre, in Le Courrier international, 25 novembre 2015.
(7) "Une société ouverte: l'antidote contre Daech", in Le Courrier international, 25 novembre 2015.
(8) "Combattre le terrorisme islamiste", Grasset, 2007.

samedi 28 novembre 2015

Le F.N., résumons-nous

Dans huit jours, les élections régionales en France. Tout le monde annonce, déjà, une grande victoire du Front National. On comprend aisément pourquoi.
- Ce parti défend les bonnes vieilles valeurs "travail, famille, patrie". Surtout famille. Marine a hérité du parti de son père. Sa nièce a aussi été élue députée grâce à son nom. Son compagnon, Louis Aliot, est vice-président du parti et tête de liste pour les régionales. Sa sœur Yann, mère de Marion Maréchal (nous voilà!), est "chargée de l'organisation des plus grands événements du F.N.". Son autre sœur Marie-Caroline dirige une société qui produit les émissions du parti familial. On a vraiment le sens de la famille dans ce parti (1).
- Le travail, c'est plus complexe. Lors de la législature 2009-2014, les Pen père et fille étaient classés comme les députés français les moins assidus au Parlement européen, figurant parmi les derniers de la classe européenne (2).
- Quant à la patrie, cela dépend comment on la considère. Si afficher son drapeau, c'est être patriote, alors le parti l'est, lui qui a  fait main basse sur le drapeau national. Mais se faire de l'argent sur le dos de l'Etat (3) et se faire financer par une banque russe (4) l'est sans doute beaucoup moins.
- La présidente du parti est au-dessus de tout le monde et surtout des lois. Elle a récemment refusé de se rendre à une convocation de la Justice qu'elle trouve trop partiale (5). Elle fustigerait le moindre élu d'un autre parti qui en ferait autant, mais elle est forcément innocente. Comme l'enfant (de Jean-Marie) qui vient de naître. Dans le même temps, deux cadres de son parti aidaient deux ressortissants français à se soustraire à la justice de Saint-Domingue sous prétexte qu'ils seraient mieux jugés en France. Le Front National a un curieux rapport à la Justice.
- Dans ce parti si bien banalisé, on pratique le cumul des mandats comme dans un parti normal (même si ce cumul a toujours été vilipendé au sein du F.N.). Ainsi, Marine la présidente du parti et députée européenne se voit déjà en présidente de la Région Nord-Pas de Calais-Picardie et sa nièce, députée nationale, à la tête de la Région PACA. David Rachline, jeune maire FN de Fréjus, est aussi sénateur. La plupart des têtes de liste aux régionales sont candidats dans des régions où ils ne résident pas et avec lesquels ils n'ont pas d'attaches.
- Le programme économique du parti est tellement puissant qu'il a amené le présidente du Medef à lui consacrer un livre, dans lequel elle affirme que si le programme du FN devait être appliqué, il conduirait à "un effondrement immédiat de l'économie" et à "une cascade très rapide de catastrophes" (6). Il faut dire que la présidente et son parti ont des solutions pour tous les problèmes, même s'ils n'arrivent pas à voir l'intérêt qu'il pourrait y avoir à examiner les causes des problèmes avant de proposer des solutions (7).
- Le F.N. veut toujours moins d'Europe, alors que la lutte contre le terrorisme le prouve tous les jours, c'est de plus d'Europe que nous avons besoin, plus d'échanges d'informations, plus de coopération, plus de collaboration, plus d'intégration. Se replier sur soi serait la pire erreur à faire en cette période troublée. Mais pour le F.N., c'est l'Union européenne la cause de tous les maux qui accablent la France. Qui en douterait une seconde?
- Les candidats et militants sont maintenant bien propres sur eux et le sont presque dans leur tête. De temps à autre, ils se laissent encore aller à quelques propos racistes, homophobes ou antisémites. Mais ils n'ont pas encore tous pris le pli de taire en public certaines de leurs opinions. Ce n'est qu'une question de pratique.
On comprend donc pourquoi les gens du nord qui ont dans le cœur le soleil qu'ils n'ont pas dehors vont voter massivement pour la fille à papa. On comprend pourquoi ce parti est si séduisant. Il a tout pour plaire: une belle réussite familiale (y compris financière), des règles à géométrie variable, une certaine difficulté à réfléchir compensée par des vraies et radicales solutions à appliquer coûte que coûte. Que demande le peuple? 

Mais quand même, allez savoir pourquoi, tout le monde ne les aime pas. Tel Oldelaf:
https://www.youtube.com/watch?v=UKtUZIE0RNc

(1) (re)lire sur ce blog, "Le sens de la famille", 31 janvier 2015.
(2) http://www.lejdd.fr/var/infographie/qui-sont-les-deputes-europeens/index.html
(3) "Argent, familles, paillettes", 29 avril 2015.
(4) "On ne se refait pas", 29 novembre 2011.
(5)  "Au-dessus des lois", 14 octobre 2015
et "Humour de droite et d'extrême droite", 4 novembre 2015.
(6)  L. Parisot et R. Lapresle: "Un piège bleu marine", Calmann-Lévy, 2011.
(7) "Deux femmes", 19 novembre 2015.

vendredi 27 novembre 2015

L'assassinat de l'intelligence

Revenons sur cet imam, esprit éclairé, qui veut interdire la musique qui, si nous l'écoutons, nous transformera en porc ou en singe (1). L'auteur de ce billet peut en témoigner: il en écoute beaucoup et de tous styles depuis soixante ans. Et voilà à quoi il ressemble:


Un physique pour le moins original, dû à l'écoute de chansons traditionnelles françaises pour enfants, de Clash, de Jacques Brel, de Thélonius Monk, des Frères Jacques, de Dominique A, d'Ann Pierlé, de Franz Schubert, de Lo'Jo, de Claire Diterzi, de Black Sabbath, d'Hugues Aufray, de Ballaké Sissoko et Vincent Segal, de Who, des Compagnons de la Chanson, de Sapho, de Zao, de Wallace Collection, de Don Cherry, des Beatles, de Rachid Taha, de Pink Floyd, de Camille, des Fabulous Trobadors, d'Art Blakey, du Taraf de Haïdouks, des Nits, de Nick Cave, d'Alain Bashung, de Brigitte Fontaine et de tant d'autres. Sans oublier le Père Duval.
On voit par là qu'il faut toujours écouter l'imam de Brest.

Plus sérieusement, l'émission "Permis de penser" (2) posait récemment la question suivante: "le mal a-t-il à voir avec l'inaptitude à penser?". C'est une bonne question.
Revenant sur les propos ahurissants de l'imam, la psychanalyste Houria Abdelouahed rappelle qu'aucune parole prophétique n'interdit la musique. C'est Omar, second calife, connu pour sa misogynie (au point qu'il avait enterrée vivante une de ses filles) qui refusait d'entendre les voix féminines et a ainsi interdit la musique. C'est plus simple. "Comment l'Etat permet-il ce genre de propos?, demande la psychanalyste. Comment peut-on confier des enfants de la République à de tels terroristes? On arrive à interdire toute pensée autour de l'art et de la vie." Le philosophe sénégalais Souleyman Bachir Diagne, spécialiste de l'islam, se déclare surpris d'apprendre que cet enseignement se donne en toute liberté à des enfants: "il faut haïr profondément l'humanité pour tenir de tels propos, dit-il. Ce n'est pas de l'endoctrinement, mais un assassinat de l'intelligence et de la capacité d'émotion des enfants".
Autre sentence d'un imam, diffusée par Laure Adler, animatrice de l'émission: il affirme qu'une femme ne peut se refuser à son mari et il ne s'agit pas là de soumission. Elle ne peut lui couper la parole lorsqu'il parle, elle doit l'écouter lorsqu'il s'adresse à elle, lui obéir lorsqu'il lui ordonne de faire quelque chose. "Affligeant!", réagit Houria Abdelouahed qui dit ne pas comprendre de tels propos de la part d'un jeune "habillé à l'ancienne comme à l'époque des califes, comme s'il n'y avait pas ces quinze siècles qui nous séparent!" Elle cite un autre imam, en Allemagne cette fois, qui, s'appuyant sur un verset coranique qui dit aux hommes que leurs femmes sont leur champ de labour où ils peuvent se rendre quand ils le veulent, affirme que si un homme, à l'extérieur de chez lui, a du désir pour une autre femme, il doit aussitôt rentrer chez lui finir sa besogne avec sa femme. "Il faut réfléchir aux assises pulsionnelles de la fondation islamique, dit-elle. Le propre de la civilisation humaine, c'est l'arrêt de la pulsion, qu'on retrouve dans toutes les religions: tu ne tueras point, tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin." Mais ici, et Daech est dans cette perspective, dit-elle encore,  le message est: vous pouvez tuer, forniquer, prendre des captives... "La liberté est la grande absente de l'islam", entend-on dire le regretté Abdelwahab Meddeb, dans un enregistrement.
Souleyman Bachir Diagne souligne l'ignorance profonde des sociétés musulmanes, y compris par rapport à leur propre religion. L'éducation est plus que jamais nécessaire, dit-il. Houria Abdelouahed lui répond en écho qu'il faut miser sur l'éducation et l'enseignement pour aider ces enfants (djihadistes) qui ont "de vraies failles identitaires, narcissiques".

Juste avant, dans l'émission "Sur les épaules de Darwin" (3), Jean-Claude Ameisen nous faisait réentendre le discours de Malala Yousafzai lors de sa réception du Prix Nobel de la Paix en 2014. Elle avait alors dix-sept ans. Elle dénonce les mariages forcés, le travail des enfants, l'analphabétisme, l'esclavage, les violences. Elle dit s'exprimer au nom des soixante-six millions de filles privées d'éducation et a créé une fondation pour permettre aux filles d'aller à l'école, en premier lieu chez elle, au Pakistan. "Comment se fait-il, demande-t-elle que construire des tanks soit si facile et construire des écoles si difficile? Comment se fait-il que donner des canons soit si facile et donner des livres si difficile? " Quatre cents écoles ont été détruites au Pakistan par des factions islamistes. En Afrique, Boko Haram a démoli mille cent écoles.

(1) (re)lire, sur ce blog, "Noirs prêches", 23 novembre 2015 et écouter le billet de C. Fourest sur France Culture (23.11.2015) "La démocratie face aux prêcheurs de haine":
https://carolinefourest.wordpress.com
(2) sur France Inter, 21 novembre 2015:
http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=1189829
(3) sur France Inter, 21 novembre 2015:
http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=1191971


jeudi 26 novembre 2015

Pourquoi?

Tout le monde se le demande: que cherchent-ils, ces psychopathes fanatisés en assassinant aveuglément? A Paris, ils ont visé des lieux où les gens se rencontrent, où ils "prennent du bon temps", dans des quartiers où on croise des gens, des jeunes surtout, de toutes origines.
"Aux auteurs de ces crimes, la France a offert tous les ingrédients d'une vie dans la dignité, écrit le Syrien Habib Saleh sur un site d'opposition (1). Mais ils l'ont trahie, ne voyant que des mécréants autour d'eux. La guerre se mène pour défendre la liberté, la souveraineté du pays et ses intérêts fondamentaux, pas pour faire triompher l'ignorance et la haine,"
Alors, cherchent-ils à détruire notre civilisation? Mais comment mèneraient-ils leur guerre, comment vivraient-ils tout simplement sans téléphones portables, sans ordinateurs, sans 4x4, sans kalachnikovs, sans Rollex, sans grosse berline? "Les voitures que les musulmans conduisent sont fabriquées par les mécréants, tout comme l'avion qui leur permet de se rendre confortablement au pélérinage de La Mecque, écrit Habib Saleh. Et même les hauts-parleurs qu'ils utilisent lors de la prière sont aussi un produit mécréant. Ils interdisent aux non-musulmans de pénétrer à La Mecque, mais ce sont les téléphones portables faits dans les pays mécréants qui y pénètrent à leur place."
Leur objectif n'est pas de détruire la civilisation occidentale, estime l'économiste américain Paul Krugman (2), mais de semer la panique. C'est tout ce qu'ils sont capables de faire. Ils veulent susciter la peur, c'est donc uniquement du terrorisme, qu'il ne faut pas confondre avec la guerre, dit-il. Ajoutant que ce terrorisme est incapable de détruire notre civilisation. Par contre, le réchauffement climatique le peut. S'il faut évidemment lutter contre le terrorisme, on ne peut se laisser détourner des autres priorités. 
"Pour pouvoir se réconcilier avec la modernité, dit encore Habib Saleh, et relever le défi du développement, il faudrait que les musulmans procèdent à une révision historique complète. S'attaquer à la pauvreté, aux maladies qui se propagent et même aux risques de famine devrait être leur priorité, loin devant les débats théologiques." 
La question reste entière: que cherchent-ils en semant la terreur? D'autres se battent pour l'indépendance de leur pays, pour l'autonomie, pour la libération de leurs camarades, pour s'opposer à leur gouvernement. On peut alors éventuellement négocier avec eux. Mais pas avec Daech (quoi qu'en pense quelqu'un comme Michel Onfray) qui n'exprime aucune demande, sinon implicite de laisser  ses soldats pratiquer tranquillement leurs actes barbares.
C'est dans le millénarisme qu'on peut trouver une explication, estime Guillaume Erner (3): "pour eux, la fin du monde est un événement désirable, si désirable qu'il importe de le hâter. (...) Daech veut un nouveau monde, comme tous les mouvements révolutionnaires, mais un nouveau monde qui passe par la disparition de ce monde-ci". C'est d'un monde bâti sur la violence qu'ils rêvent. Donc un monde sans avenir. "Voilà pourquoi ils donnent des leçons à l'enfer", dit encore Guillaune Erner.
"Chercher une raison, un motif, aux massacres commis par Daech, en France, en Europe ou dans le monde, c'est essayer de compter sur ses doigts le nombre d'étoiles dans l'univers, estime Gérard Biard (4). La profession de foi de Daech c'est: je te tue parce que. Parce que tu es décadent. Parce que tu es démocrate. Parce que tu es laïc. Parce que tu es impie. Parce que tu ne pries pas. Parce que tu vénères un faux dieu. Parce que tu es chiite. Parce ce que tu es un mauvais sunnite. (...) C'est vrai, c'est un mode de vie qui a été directement ciblé, à Paris. Mais ce n'est pas un mode de vie exclusivement occidental. La majorité des populations que Daech et les sectes djihadistes qui lui ont fait allégeance ont massacrées ou soumises en Syrie, en Irak, en Afrique, ne vivaient pas à l'occidentale. (...) La croisade entreprise par Daech est un crime contre l'humanité, au sens premier du terme. Daech veut tuer l'humain, le soumettre à un ordre spirituel, nihiliste et totalitaire, dont ses dirigeants pourront tirer un profit très matériel."
C'est à leurs sources de profit (matériel s'entend, puisque de spirituel il n'en est évidemment aucun) que la communauté internationale doit s'attaquer: s'attaquer aux  soutiens de Daech (5), au Qatar, en Arabie saoudite (aux pratiques, légales cette fois, tout aussi barbares), retirer au Qatar l'organisation et l'accueil de la coupe du monde de football en 2022, mettre fin dans les pays voisins de la Syrie, dont la Turquie, aux achats de pétrole à Daech, s'attaquer au marché du Captagon (ou fénéthylline, des amphétamines dont usent les combattants d'Allah pour accomplir tranquillement leurs crimes barbares) (6), bloquer leurs comptes bancaires. Ces fous (furieux) de Dieu sont, en plus d'être des millénaristes ultra violents, de vulgaires et infâmes bandits. C'est à leur vénalité qu'il faut s'attaquer, tout autant qu'à leurs forces militaires et au fanatisme qu'ils répandent comme un cancer.

(1) "Ce fanatisme qui détruit l'islam", in All4Syria (Damas), publié par Le Courrier international, 17 novembre 2015.
(2) http://www.nytimes.com/2015/11/16/opinion/fearing-fear-itself.html?emc=eta1&_r=0
(3) "Daech: leur monde commence où finit le nôtre", Charlie Hebdo, 25 novembre 2015.
(4) "Les bonnes raisons de Daech", Charlie Hebdo, 25 novembre 2015.
(5) http://www.lesoir.be/1053808/article/actualite/france/2015-11-26/attentats-paris-arabie-saoudite-et-qatar-des-allies-encombrants-pour-france-vide
(6) En 2014, plus de 50 milions de pillules auraient été vendues pour un butin de 10 à 20 millions de dollars. Cf "La guerre, une histoire de came", Charlie Hebdo, 25 novembre 2015.

mercredi 25 novembre 2015

Qu'est-ce que vivre en son pays?

A l'heure où il apparaît de plus en plus clairement que la volonté de certains d'accrocher chacun à ses origines crée des clivages entre les citoyens, voici - pour nourrir le débat - une série de réflexions de différents auteurs, aux origines diverses, sur l'intégration et l'assimilation, sur le communautarisme et les quotas.

« Qu’on fasse des réserves sur l’assimilation dans le contexte de l’Afrique coloniale, parce que c’est de l’impérialisme de vouloir transformer les autres, cela se conçoit parfaitement. Mais qu’on me dise qu’un enfant né sur les bords de Seine ne doit pas être assimilé, c’est-à-dire qu’il ne doit pas se fondre dans le modèle culturel de son espace de vie, qu’il doit conserver ses racines, qu’il doit rester « scotché » à ses origines, alors je ne comprends plus rien. Et d’autant moins que cette conception de la fidélité à la culture ne s’applique qu’aux enfants noirs et arabes ou maghrébins, c’est-à-dire à  ceux dont la différence est visible, à eux qui sont d’origine jugée inférieure et qui ont un faciès non soluble dans la couleur ambiante. Nier l’assimilation d’un enfant noir né et élevé en France et la lui refuser, cela s’apparente à la croisade de Don Quichotte, à de l’inconscience et à du racisme. (…) « Les descendants des ouvriers polonais des mines du Nord et de l’Est de la France sont-ils assimilés ou non ? Sinon, qu’est-ce qu’ils sont ? Qui s’en soucie ? Personne ne s’en préoccupe parce qu’ils sont blancs, donc ils correspondent à l’image locale. Qui pousse des cris effarouchés quand Sarkozy, Balladur, Gomez, Fernandez, Platini se réclament fort logiquement de la France ? Qui leur martèle qu’ils ne doivent pas oublier leur culture, leurs racines, leurs origines, sauf à penser que la Hongrie, la Turquie, le Portugal ou l’Italie n’ont ni racines ni cultures ? (…) Pourquoi me regarde-t-on bizarrement quand je dis que je suis bourguignon ? Savez-vous pourquoi je ne serai pas un bourguignon comme les autres ? Tout simplement parce que je suis noir et que la France n’est pas encore acquise à la multiculturalité. » (…)
Le discours des enseignants sur les cultures d’origine des enfants scolarisés est totalement déplacé au sein de l’école républicaine et crée un profond malaise. Je m’oppose à ce que l’Education Nationale tienne compte des cultures d’origine des élèves, parce que cette prise en compte est impossible, mais aussi parce qu’elle n’a pas lieu d’être pour quatre raisons. Elle est ségrégative et infériorisante puisqu’elle ne concerne que les immigrés jugés subalternes ; ce n’est pas le rôle de l’Education Nationale ; aucun enseignant n’est censé connaître les dizaines de cultures composant ses classes ; il appartient aux parents de parler de leurs origines à leurs enfants s’ils le veulent et d’autres espaces sociaux – les associations spécialisées – peuvent y suppléer en cas d’incapacité des parents, mais jamais l’école républicaine, lieu d’apprentissage et d’ancrage de l’égalité et de la fraternité, de l’uniformisation. »
Gaston Kelman : « Je suis noir et je n’aime pas le manioc », édit. Max Milo, Paris, 2003.


« Nous les enfants de l’outre-mer, nous n’avons pas cessé de croire aux vertus du mérite républicain. Les passe-droits provisoires nuisent à l’intégration sur le long terme. La poudre aux yeux de la discrimination positive exhale les relents d’une vieille manipulation post-coloniale. Au secours ! Nous n’avons pas besoin de quelques hochets mais de projets scellés avec cœur, avec humanité et respect.
Devant le trouble créé par Nicolas Sarkozy, Raymond Domenech, le sélectionneur national de l’équipe de France de football, clarifie le propos : « Quand je fais ma liste, je n’ai pas de quotas. Je ne me dis pas : je dois mettre tant de Blancs, de Beurs ou de Noirs… Moi, je ne vois que des bleus. » (…) Personne ne sait comment instaurer la discrimination positive. Quels critères retenir pour les quotas ? Faut-il entrer dans des calculs fondés sur les groupes religieux, la nationalité ? Qui a droit à quoi sur la base de sa couleur ? A partir de quand est-on partie intégrante des « minorités visibles » ? Va-t-on établir des listes d’avancement en fonction des nuances de la peau ? Tant d’incertitudes, de récriminations et au bout, un vrai sentiment d’injustice face à une nouvelle loterie. Pourquoi lui et pas moi ? (…) Affirmer que nous, Français, partageons une identité ne veut pas dire exclure la culture des autres, dominer les patrimoines importés. Affirmer notre identité signifie que nous partageons l’essentiel : les principes à caractère universel basés sur l’égalité entre les êtres, la parité homme-femme, la dignité humaine, le respect de autres. Ce ne sont pas des idées à la carte, formatées, adaptées en fonction de groupes religieux ou ethniques derrière le paravent d’une République. » (…)
Nul besoin d’être réactionnaire pour entendre la proposition de Jean-Paul Brughelli, professeur de lettres à Montpellier : « Il faut apprendre à tous les élèves une culture commune et laisser la culture familiale à la maison. »
Dans cet esprit, Amin Maalouf – l’écrivain né au Liban mais qui a choisi d’écrire en français – affirme : « la culture jette des ponts… Le plus important dans nos histoires, ce sont les parcours et non les racines. »
Memona Hintermann, "Tête haute", JC Lattès, 2007

« Parce qu’elle remet en cause le principe républicain de l’égalité entre les citoyens, la « discrimination positive » risque de provoquer tout le contraire de l’égalité mais aussi des effets pervers et indignes d’une république. (…)
Enfermer les gens dans leurs origines, c’est tout simplement les empêcher, de facto, de faire partie de la société à laquelle ils appartiennent et c’est les mettre, en même temps, dans une position fort inconfortable. Comment regarderait-on dans une entreprise celui ou celle qui aurait été recruté en raison de  son appartenance à un groupe ethnique ou religieux ? Avec mépris et condescendance, et ce, même si sa compétence est avérée, puisque la seule chose qui apparaîtrait en amont serait son appartenance à une minorité donnée. (…)
Le fait de permettre aux étrangers résidant en France de s’intégrer sans avoir à renier pour autant leurs racines devrait être le principe fondamental  préalable à l’élaboration d’une quelconque politique d’intégration. Car l’intégration n’est pas l’ « assimilation ». La France ne doit pas, même inconsciemment, exiger une assimilation de la part de ceux qu’elle a accueillis ou qu’elle compte accueillir. L’assimilation est un choix personnel, voire une démarche philosophique de la part de l’étranger ou de celui qui est né de parents étrangers, seul apte à décider d’épouser intégralement la culture, les mœurs et les traditions françaises et à décider de franciser son prénom, ce qui implique, pour lui de délaisser la tradition de ses aïeuls. Quand l’intégration relève du seul pacte républicain : l’étranger accepte de se conformer au cadre laïc et de respecter les valeurs de la République, et en retour ses propres droits sont garantis par la loi. »
Mohamed Sifaoui : "Combattre le terrorisme islamiste", Grasset 2007.

Dans « La tentation obscurantiste », Caroline Fourest rappelle l’histoire d’Ayaan Hirsi Ali, députée néerlandaise qui fut menacée de mort par des islamistes pour avoir écrit le scénario de Soumission, un court-métrage dénonçant le sexisme de la charia qui a coûté la vie au réalisateur Théo Van Gogh. Née en Somalie, excisée à l’âge de cinq ans, elle a fui un mariage forcé et s’est réfugiée aux Pays-Bas. Elle y est devenue députée dix ans plus tard. Protégée en permanence par des gardes du corps, elle a voulu se battre contre l’excision et les mariages forcés, mais s’est fait traiter de « pasionaria islamophobe », y compris par des gens qui sont les premiers à défendre les droits de la femme et de l’enfant.
« Le multiculturalisme d’aujourd’hui, dit-elle, signifie réguler les gens en fonction de leur communauté, de leur religion et de leur culture. Très bien. Mais que fait-on des individus ? Les gays, les femmes, les enfants ? Ceux qui ne veulent pas suivre les lois de la communauté ? Ce système est un cauchemar pour les femmes comme moi qui se sont enfuies de pays où le système les subordonne aux hommes et qui viennent dans cette société pour être égales. Soudainement, les multiculturalistes vous rappellent à l’ordre et vous disent non pas vous ! Vous, vous devez rester avec votre communauté et écouter votre père, votre frère, votre mari. On ne vous aidera pas… C’est ça l’égalité ? Quand on y réfléchit, le multiculturalisme est un système purement raciste. »
Ayaan Hirsi Ali, ex-députée néerlandaise, cité par C. Fourest, 
in « La tentation obscurantiste ».

« Les deux pays européens à la pointe du modèle multiculturaliste, la Hollande et l’Angleterre, ont été sérieusement ébranlés dans leurs convictions ces derniers mois. L’assassinat de Van Gogh et l’attentat de Londres du 7 juillet, commis entre autres par un citoyen d’origine pakistanaise issu des classes moyennes soulève des questions. Le modèle multiculturaliste favorise-t-il vraiment l’harmonie sociale par le respect des différences, ou exacerbe-t-il les divergences au point de mettre en danger 
le vivre-ensemble ?
C’est au moment même où l’Angleterre et les Pays-Bas ont décidé de se poser ces questions, souvent à la demande de citoyens de culture musulmane, que la France envisage de torpiller son modèle universaliste.
Il n’est pas parfait, il est même trop souvent mis au service d’anathèmes visant à protéger la norme et à faire traire l’exigence d’égalité. Mais faut-il abandonner un idéal parce qu’il n’est pas encore atteint ou, au contraire, se donner les moyens de le réaliser ? On peut être universaliste sans être assimilationniste ou normatif.  L’universel n’interdit en rien l’existence de mouvements identitaires permettant d’enrichir la norme par la diversité culturelle, ni de combattre les discriminations se mettant en travers de l’universel, au contraire. Mais pas en adoptant des mesures communautaristes comme la délégation du lien social à des groupes religieux, ce qui enferme les individus dans leur appartenance confessionnelle au risque de les soumettre aux diktats communautaires. Voire les soustrait, sinon en droit du moins dans les faits, à la protection des lois de la République. »
Caroline Fourest : "La tentation obscurantiste", Grasset 2005.

« Le système britannique parvient à gérer mieux que d’autres une plus grande affirmation des différentes communautés.
De nos jours, le gouvernement britannique lui-même semble oublier la condition première du modèle britannique en essayant de répondre à la demande de reconnaissance publique de communautés particulières. Il favorise par exemple la subvention d’écoles confessionnelles. (Amartya) Sen (1) estime que c’est regrettable parce que cela conduit à donner la priorité à l’une des identités des individus – souvent l’identité culturelle ou religieuse -  par rapport à toutes les autres, au moment où il est essentiel que les enfants élargissent leur horizon intellectuel. Avec ce type de séparatisme scolaire, les Britanniques disent : « Telle est votre identité et rien d’autre ». Cette approche relève du communautarisme, pas du multiculturalisme.
Au cours de ces dernières années, le modèle « français » a également donné cours à des erreurs d’interprétation quant à ses fondements, l’authentique intégration dans la vie sociale, ce qui passe par une véritable égalité en termes d’accès aux services publics, aux services d’aide sociale, à l’école et à l’université, à l’emploi et ainsi de suite. Le républicanisme garantit à chacun les mêmes droits, indépendamment de ses identités, pour parvenir à une égalité universelle. Il ne nie pas les identités distinctives de chacun et donne le droit de les exprimer au sein de la sphère privée.
La tentation du communautarisme dont les Français débattent depuis au moins dix ans vient du désir de transformer l’échec de parvenir à une véritable égalité en quelque chose de positif. Le communautarisme permet l’intégration par défaut dans les espaces clos des différentes communautés – ce que Sen appellerait une forme d’emprisonnement par la civilisation ».
Jean-Paul Fitoussi : "Non à l’emprisonnement identitaire !", La Libre Belgique, 04.01.08.

« Pendant des années, l’on s’est torturé les méninges à propos du foulard islamique. Quand la loi d’interdiction dans les écoles a été votée, son application est passée comme une lettre à la poste. La preuve a été faite que la plupart des musulmans n’y étaient pas hostiles. (…)
La diversité culturelle et le multiculturalisme sont deux choses différentes. La diversité n’empêche pas l’adhésion à des valeurs communes (la liberté d’expression, l’égalité des sexes, etc.), alors que le multiculturalisme conduit à la juxtaposition de valeurs qui, par hypothèse, sont antagonistes. Je l’ai déjà dit : ce que les démocrates ne feront pas pour l’intégration des immigrés, les fascistes le feront pour leur expulsion. »
Elie Barnavi, historien : interviewé par le Vif/l’Express, 19.06.2009.

« Même les sympathiques alterrégionalistes, les défenseurs d’une « diversité culturelle » plus soucieuse d’appartenance locale que d’appartenance au monde, devraient se poser des questions. Si cette identité d’origine se nourrit principalement des passions nationales et religieuses, il est clair que plus elle est forte, plus la liberté est faible. Du point de vue de l’espèce, plus il y a d’identité de groupe, moins il y a de liberté. Si je suis, avant tout, d’une nation, d’une ethnie, d’une religion et d’une famille, que me reste-t-il pour être autre chose que ce qui est prévu par le programme national, ethnique, religieux et familial ? Que suis-je d’autre que le chien de Schopenhauer ? Dans ce cas, la part de l’espèce approche les 100%. 
Et la part d’accomplissement du désir personnel de réussir sa vie est proche de zéro. »
Philippe Val : "Traité de savoir-survivre par temps obscurs", Grasset, 2007.

« Bien sûr qu’il faut renforcer la diversité culturelle, mais en tenant compte de la culture populaire, celle qui est commune aux jeunes Belges et aux jeunes issus de l’immigration, indépendamment de l’origine ou de la religion. Or quand on parle de diversité on pense par exemple à la culture musulmane, mais moi je pense plutôt que les jeunes ici ont innové – même s’ils n’arrivent pas à la verbaliser – avec une culture mixte, qui n’a pas beaucoup de rapports avec la culture traditionnelle musulmane. Ces jeunes sont plus capables de parler de leur culture que des gens qu’on fait venir du pays d’origine… Ils sont déjà assez fragilisés, pleins de questions, ils manquent de balises et on vient compliquer les choses en leur disant : votre culture, c’est ça… quelque chose qu’ils ne connaissent pas, que leurs parents ne leur ont pas transmis. Alors qu’il existe une identité bruxelloise qu’il me paraît important de défendre en mixant les publics. »

Nordin Boulahmoum, codirecteur de la Mission locale de Forest, 
« Pour faire de la culture, il faut bricoler ! », in Politique, juin 2005


Le lauréat du prix Nobel d’économie Amartya Sen explore comment les « civilisations » statiques et en vase clos conduisent à une fragmentation du monde et sont source de conflits. Et il montre comment ce processus peut être renversé. 

Amartya Sen s’est acquis une renommée internationale (et a mérité un prix Nobel) grâce à ses travaux novateurs en économie, mais la lecture de son dernier ouvrage, Identity and Violence: The Illusion of Destiny, révèle clairement que sa curiosité intellectuelle et sa préoccupation pour le genre humain débordent les limites d’une seule discipline.

Dans cette magistrale et fascinante enquête philosophique, il examine comment les paramètres que nous choisissons pour nous définir façonnent notre culture planétaire. Amartya Sen croit que, de plus en plus, des gens vivant dans des régions situées aux antipodes les unes des autres choisissent de se définir selon des paramètres très étroits – souvent uniquement en fonction de leur religion ou de leur nationalité. Au cours d’une conversation tenue à la suite de la conférence organisée par le CRDI qu’il a donnée à Ottawa le 12 avril 2006, il a qualifié ce processus de « réduction des êtres humains, nous obligeant à demeurer des personnes unidimensionnelles, opposées à tout ce qui leur est extérieur. »

Ce n’est pas qu’un fort attachement à un lieu, une culture ou une communauté soit forcément un mal en soi. Amartya Sen signale dans Identity and Violence que l’attachement à une culture et à une communauté est au cœur même de ce que les théoriciens du développement appellent le « capital social » : une force invisible quoique puissante, capable d’entraîner de grands changements bénéfiques.

Par ailleurs, il n’existe aucune raison de croire que le fait de se sentir lié à sa communauté puisse nous empêcher de nous définir en termes plus larges et de faire preuve de tolérance et d’empathie envers les autres. « Nous appartenons simultanément à toute une gamme de catégories », souligne Amartya Sen, qui dit se définir lui-même comme « un Asiatique, un citoyen indien, un Bengali d’origine bangladaise, un citoyen américain ou britannique… un homme, un féministe » et ainsi de suite.

Toutefois, Amartya Sen croit que c’est lorsqu’une personne met l’accent sur un seul paramètre de son identité qu’elle s’expose à des problèmes. Elle devient alors vulnérable à la manipulation de la part des partisans du chauvinisme ethnique – attitude qui a toujours provoqué des effusions de sang sur son passage, que ce soit en Allemagne nazie ou en Irlande du Nord, au Nigéria ou au Rwanda, en Inde ou au Pakistan, et dans bien d’autres régions du globe.

Cette tendance à se définir en fonction d’un seul paramètre s’est accentuée avec la mondialisation de l’économie et de la culture. Pour Amartya Sen, ce phénomène s’explique en grande partie parce que l’on croit à tort que la société « moderne » est synonyme de culture occidentale, ou qu’elle en est le produit. Il croit par ailleurs que cette conception du monde est intimement liée à une interprétation erronée de l’histoire. Ainsi, fait remarquer l’auteur, alors que les sciences et les mathématiques sont souvent tenues pour des « inventions » occidentales, déjà, au Ve siècle, le mathématicien indien Aryabhata expérimentait des notions de trigonométrie, jonglait avec des modèles d’attraction gravitationnelle et élaborait des théories sur la rotation de la Terre – pendant que l’Occident était encore dans la noirceur. Il montre également que les notions de démocratie et de liberté individuelle – bien qu’ayant suscité la controverse partout où elles ont été introduites – ont des racines historiques plus profondes en Orient qu’en Occident.
« Au début du XVIe siècle, écrit Amartya Sen, lorsque l’hérétique Giordano Bruno a été brûlé sur le bûcher de Campo dei Fiori, à Rome, Akbar, le grand empereur moghol (né et mort dans la foi musulmane), venait de terminer à Agra son colossal projet de codification juridique des droits des minorités, qui incluait la liberté de religion pour tous. »
Cette vision de l’auteur d’une civilisation planétaire – issue de siècles d’échanges culturels et intellectuels constants – est à l’opposé du « choc des civilisations » proposé par les théoriciens politiques occidentaux contemporains, mais soutenu avec enthousiasme, fait remarquer M. Sen, par les fondamentalistes islamiques, désireux de voir leurs adeptes rejeter les valeurs « occidentales ». Amartya Sen croit que l’un des grands défis de toutes les nations du monde est de se libérer du « cloisonnement des civilisations » proposé par les tenants de la vision voulant que le monde moderne soit une réalisation occidentale, et que le monde non occidental devrait s’attacher à faire valoir son rôle de précurseur de l’innovation dans les sphères sociale, culturelle et scientifique.
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