dimanche 1 septembre 1996

Petite chronique (en train) électrique

Ce billet a été publié dans le magazine Méphistophélès n°10,
septembre 1996 (sous le pseudonyme d'Emile Grublicht).


Les automobilistes qui voyagent seuls dans leur petite auto savent-ils ce qu'ils ratent? Le sourire d'une voyageuse dans le train ou le métro, les confidences d'une vieille dame, les rires d'un groupe de jeunes, le matin les avis sur l'émission de la veille, le soir la liste des courses et le menu, les commentaires de matchs de foot le lundi matin, les projets de sortie le vendredi soir.

Il y a pas le pas faussement nonchalent du navetteur qui, quelques secondes plus tôt, courait, se croyant en retard et découvre, arrivant sur le quai, qu'il est ou trop tôt ou trop tard, et trouve sa course un peu idiote.

Il y a sur ce quai un groupe d'hommes qui gesticule, tel un troupeau d'oies. Leurs voix se noient dans le brouhaha général, les annonces des diffuseurs, les trains qui s'arrêtent, ceux qui démarrent.
Un train s'approche et le groupe de jars s'étale le long du quai. C'est chacun pour soi maintenant, struggle for une place assise. Chacun tente de se placer à l'endroit exact où il subodore que s'ouvriront les portes du train. Les jars se déplacent latéralement, bousculant leurs voisins de droite, fixant du regard les portes, attendant que le train finisse de s'arrêter.

Il y a de l'autre côté de la vitre, sur le quai, ce couple d'amoureux qui va se séparer. Derniers baisers passionnés pour garder l'autre le plus longtemsp possible. Le bruit de la passion nous parvient par le couloir et la porte ouverte. La voix aigüe de la fille, entre ordre et demande: tu me téléphones!? Dernier baiser et coup de sifflet. Le garçon saute entre les portes qui se ferment. Il s'assied en soupirant. Ce soir, dans une heure, une demi-heure peut-être, il lui téléphonera.

Il y a cette jeune fille qui écoute d'étranges chansons dont elle fredonne à voix haute quelques bribes. Il est question d'agent secret et d'abattoir. Et puis une chanson de Lio: "la vie est si triste... j'ai besoin de romances". Elle est dans ses chansons, dans son walkman. Les autres voyageurs n'existent pas.

Il y a la Mer(e) Noire qui pénètre subitement dans ce compartiment: une femme immense, sans âge, calfeutrée dans un imper gris. Un fichu sur la tête, le regard figé - comme effrayé à jamais - et les pommettes saillantes et rouges. De tout le voyage, elle ne cesse de fixer le paysage au loin, respirant bruyamment. La musique est une surprise, lointaine, d'un folklore indéfini, arabe ou slave. Turque peut-être? Elle cache ses écouteurs sous son fichu. Contraste des voyages: la jeune fille à ses côtés a des pâleurs d'enfant malade et des yeux verts.

Il y a cette jeune fille blonde aux lèvres charnues dont les joues s'arrondissent chaque fois qu'elle y glisse des quartiers d'orange qu'elle avale, l'air absent.

Il y a les petits crachements métalliques que laisse échapper le train, et le galop saccadé de son passage sur les rails, et le bruit de la vitesse, et des bribes de conversations dans lesquels éclate parfois un rire.
Il y a toutes ces vies dans un train.

C'est ainsi que les hommes vivent. Mais où sont donc leurs baisers qui sont censés me suivre?