Si on a du mal à comprendre la logique et l'attitude d'un Vladimir Poutine et de son régime tsaro-soviéto-russe, on peut se référer au court texte (à peine 50 pages) d'André Markowicz "Et si l'Ukraine libérait la Russie ?" (1). Markowicz a traduit pour les éditions Actes Sud toutes les œuvres de fiction de Dostoïevski, le théâtre complet de Tchekhov ou encore des œuvres de Pouchkine ou Boulgakov.
Français "élevé dans la culture russe", il a passé les toute premières années de sa vie à Moscou où travaillait son père, journaliste communiste. En 1964 (André avait quatre ans), son père a décidé de rentrer en France "parce qu'il ne supportait plus la violence de la vie quotidienne, l'alcoolisme, la violence des rapports entre les citoyens de ce pays qu'il aurait rêvé de voir comme la patrie du socialisme, c'est-à-dire le paradis sur terre". Ce paradis s'est vite avéré invivable, même pour lui, un privilégié. Ce qui ne l'a pas empêché de revenir régulièrement à Leningrad avec sa famille. "J'ai vu l'URSS de l'intérieur", écrit son fils. Ce qu'il a vu, c'est que personne n'était dupe. "Chacun - du moins, les gens que nous voyions autour de nous - savait qu'il vivait dans le mensonge, que rien de ce qu'on lisait dans la presse ou de ce qu'on entendait à la radio n'était vrai." Et puis, il y eut la perestroïka et la catastrophe de Tchernobyl. Tout s'écroulait "dans l'horreur de l'incompétence et du mensonge". Et l'aspiration à la liberté et à la vérité se mêlait à la monstruosité du gâchis et à la honte.
Le régime soviétique ne fut jamais jugé. "Il n'y a pas eu de procès du stalinisme. parce que les assassins n'ont pas été vaincus. Les hommes de l'appareil soviétique se sont reconvertis en hommes d'affaires, en mafieux. Mais des mafieux qui prenaient le pouvoir réel. (...) Le KGB est resté le même, et les structures de l'Etat, finalement, n'ont pas bougé."
La démocratie, la Russie des temps nouveaux ne la connut pas vraiment, elle ne fut qu'une "espèce de bouffonnade pathétique" avec Elstine.
En 1999, "l'alcoolique titubant était remplacé par quelqu'un qui, lui, ne buvait pas - du moins en public. Mais qui, pour arriver au pouvoir, ou se garder au pouvoir, n'allait pas hésiter à faire sauter des immeubles à Moscou, en accuser les Tchétchènes et provoquer une guerre impitoyable - une guerre qui, aujourd'hui, apparaît comme prémonitoire". Avec les mêmes méthodes : massacres systématiques de civils, destruction de toutes les infrastructures, ruine de la capitale, instauration d'un régime de terreur.
On aura reconnu en ce "quelqu'un" Vladimir Poutine qu'André Markowicz présente, en outre, comme un assoiffé "de fric". Il dénonce "la mainmise réelle de la mafia poutinienne sur l'ensemble de l'appareil d'Etat, et l'incroyable, l'indécente richesse des oligarques et de l'oligarque en chef, Poutine lui-même". Poutine qui a fait la jonction entre le KGB et la mafia "s'est installé au pouvoir par la mise en scène des attentats et le déclenchement de la guerre. C'est sous le signe de la guerre qu'il a toujours régné." De la deuxième guerre de Tchétchénie à celle d'Ukraine en passant par les interventions dans le Donbass ou en Géorgie et le soutien au régime sanguinaire de Damas. "D'un coup, dans une Russie en pleine décomposition, on entendait la voix d'un chef, un vrai chef, vulgaire et apparemment fort, et prêt à tout." Un chef qui élimine sans état d'âme quiconque se trouve sur son chemin, médias ou opposants politiques.
Vladimir Poutine gouverne selon les règles du KGB et de la mafia, mais aussi selon un principe qui fut la doctrine officielle du tsarisme après 1830, appelée la triade d'Ouvarov: orthodoxie - autocratie - principe national, sauf que Poutine a inversé les deux premiers, mettant en avant l'autocratie, "verticalité absolue du pouvoir et refus, par conséquent, de toute forme de démocratie. Avec le culte du chef qui en découle". Au point qu'on a pu entendre le président de la Douma affirmer sans rire que la véritable richesse naturelle de la Russie n'est ni le gaz ni le pétrole mais Poutine.
Deuxième principe : l'orthodoxie. "Poutine se réclame explicitement de l'onction divine - avec l'aide de l'appareil de l'Eglise, aussi corrompue que tous les autres corps de l'Etat." (2)
Et enfin, le principe national ou l'identité, avec une "mythologisation d'une histoire russe recomposée et donnée pour seule légitime" (3), ce qui passe par une falsification de l'histoire réelle, la fermeture des archives des répressions staliniennes ou encore les persécutions quotidiennes de Memorial International (4). Le principe national implique aussi qu'il n'y a qu'une seule et unique nation slave, "la triade d'Ouvarov implique la nationalisme panslaviste".
"La guerre lancée par Poutine est une conséquence de la triade d'Ouvarov", affirme André Markowicz. Elle laisse la Russie face au miroir où se lit une triple monstruosité, une triple faillite." La faillite engendrée par l'idéologie panslaviste, la faillite de l'Eglise orthodoxe russe et la faillite engendrée par la violence endémique qui régit les rapports humains. Cette violence est le fait des "seigneurs de la guerre, de chefs de mafias" à qui Poutine a livré le pays. C'est aussi celle de l'armée, "une des armes essentielles du grand décervelage".
"La réalité fissure la propagande. Il faudra bien que la Russie se retrouve face à elle. Qu'elle se retrouve, d'une façon ou d'une autre, face à une défaite militaire due essentiellement à la corruption." Car, derrière cette "mythologisation" et cette glorification de la Russie se cache une réalité sordide avec une corruption généralisée à tous les étages du régime (même Choïgou, ministre de la Défense, a escroqué son propre ministère "pour quelque chose comme un milliard de dollars sur des contrats d'intendance") et une armée qui commet quotidiennement des crimes.
"Le régime de Poutine est la honte de la Russie". Il "a fait de la Russie un pays non pas seulement craint, mais haï. Il a sali, au nom de la défense du peuple russe, l'image de la Russie et de sa culture". Il est indispensable, écrit encore André Markowicz, que les criminels soient jugés, que la Russie répare.
"Dans cette guerre, comme dans tout le reste, conclut-il, les Russes doivent passer de Dostoïevski à Tchekhov : voir la réalité concrète, humaine, quotidienne de ce qui se passe. Rejeter le mensonge de l'épopée. Eh oui, donc, commencer à se voir , tels qu'ils sont. C'est alors, et alors seulement, que l'Ukraine - au prix de quelle catastrophe, de quelles tragédies - aura libéré la Russie."
(1) Seuil Libelle, avril 2022.
(2) (Re)lire sur ce blog : "Dieu de sang", 21.3.2022.
(3) (Re)lire sur ce blog : "Récents délires", 29.1.2022.
(4) (Re)lire sur ce blog : "Que se taisent les morts", 29.12.2022.