jeudi 1 juin 1995

Petite chronique empirique

Ce billet a été publié dans le magazine Méphistophélès n°4,
juin 1995 (sous le pseudonyme d'Emile Grublicht).

A la poste, le guichet 2, fermé, invite le client à s'adresser aux guichets 3 et 4. 
Le guichet 3, aussi obstinément vide que le 2, renvoie au guichet 4 qui lui-même propose de s'adresser au guichet 3.
L'administration a un sens de l'humour qui lui est propre et qui laisse de marbre les clients, en file indienne devant l'unique guichet ouvert, le 7.
Les cachets du postier claquent avec la vigueur de ses vingt ans. Les timbres accusent le coup.
Le bruit donne à ces bureaux désertés une atmosphère de travail. D'énergie même. Il rassure les clients, décuple leur patience. Parfois, l'un d'eux craque, quitte la file dans un soupir ou un marmonnement qui s'adresse à ses voisins, leur signifiant son regret de les quitter. La file s'en émeut peu, fait semblant de ne pas s'en apercevoir, avance d'un pas et en profite pour déplacer le poids de son corps de sa jambe gauche à sa jambe droite.

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Le train possède un étonnant pouvoir d'assoupissement. A peine s'est-il mis en branle que dodelinent les têtes, que se ferment les paupières, que se décrochent les mâchoires.
Les moutons entr'aperçus par la fenêtre sont passés trop rapidement pour expliquer cette léthargie. Les peupliers sont plus constants, ils s'imposent dans le paysage, ont peut-être leur part de responsabilité dans le vide qui s'impose dans les têtes.
Pour réclamer au voyaguer endormi son titre de transport, le contrôleur a tantôt des attentions de maman, tantôt des brusqueries de sergent-chef. Celui-ci ne supporte pas qu'on dorme quand il travaille, celui-là se sent un peu responsable et heureux de l'engourdissement béat de ses voyageurs. Il se sent tout-puissant, seul maître à bord, veilleur de nuit en plein jour. Le train, déjà un goût de sommeil.

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Autoroute des navetteurs, un matin. En homme tranquille et respectueux du code de la route, je m'apprête à dépasser un camion. Sur ma droite, trois voitures surgissent d'une bretelle d'accès. Visiblement, des automobilistes malades de honte à l'idée de ne pas circuler sur la bande de gauche. Sur laquelle ils s'installent donc aussitôt, jouant des coudes, m'obligeant à freiner. Pour signaler ma présence, je me permets un appel de phares, du style "Coucou! Roulez les yeux ouverts! Ou je me trompe fort, ou vous venez de me faire une queue de poisson." L'automobiliste qui me précède, dans un geste d'une rare élégance, dresse son majeur. J'applaudis la grâce du langage, lui signifie que je suis plein d'admiration pour semblable distinction. Je ne peux m'empêcher de croire que les bovins pour communiquer entre eux doivent avoir un vocabulaire plus riche que celui des automobilistes. Plus je connais les automobilistes, plus j'aime les vaches.
La longue coiffure de celui qui me précède m'intrigue. Il ou elle? Ce type de langage m'avait, jusqu'à présent, semblé réservé aux seuls hommes. Je veux vérifier: je me glisse sur la bande de droite à sa hauteur. Aussitôt, il donne un violent coup de volant vers moi m'obligeant à effectuer un écran brutal. Me voilà rassuré: il s'agit bien d'un homme, avec du poil partout sur le visage, et ce besoin d'être devant! Je m'incline.
Il existe dans nos sociétés civilisées un mystère qui restera à jamais entier: celui du pouvoir de l'automobiliste de ressusciter l'homme préhistorique qui sévit en beaucoup d'entre nous. C'est struggle for road.Vive les trottoirs, les quais de gare, voire les comptoirs.

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C'est ainsi que les hommes vivent. Mais où sont donc leurs baisers qui sont censés me suivre?