mercredi 26 avril 2023

Fascisme soviétique

Un pays qui s’est refermé sur lui-même, dont la jeunesse est sacrifiée au service de l’Etat, une jeunesse à qui on apprend que « La guerre, c’est l’amour », voilà ce qu'est aujourd'hui la Russie. 
Deux journalistes franco-russes y ont tourné un reportage, diffusé récemment sur France 5 : "Un peuple qui marche au pas".
"Le rapport intime que nous entretenons avec le pays nous confère une sorte de devoir de franchise, affirme Ksenia Bolchakova (1). Cela nous permet, par exemple, de pouvoir comparer la Russie à un pays fasciste, ce que beaucoup de nos confrères français n'oseraient pas faire."
Mais que serait d'autre un pays qui met au pas l'institution scolaire, où les enseignants sont tenus d'expliquer à leurs jeunes élèves qu'ils ne doivent pas hésiter à mourir pour la patrie, où un mouvement de jeunesse nationaliste (qui revendique 1,240 million de membres) apprend aux enfants dès six ans à manier les armes ? Comment ne pas penser aux Jeunesses hitlériennes des années ’30 ?
"L’Etat contrôle tout, tu n’es qu’un rouage dans la machine, c’est ce qu'on te fait comprendre partout", affirme une enseignante, dénoncée par ses collègues pour avoir refusé de participer au lavage de cerveaux de ses élèves. L'école n'est plus qu'une fabrique de citoyens dociles. Des enfants et des parents se sont plaints de ses refus. La directrice de l'école, qui est aussi députée du parti de Poutine, a fait licencier l'enseignante rétive.

"Depuis un an, il y a un véritable durcissement du système et il n'y a plus aucun garde-fou, constate Veronika Dorman, l'autre journaliste. Ceux qui osaient s'opposer ont quitté le pays. L'éducation patriotique, le drapeau, l'hymne dans les écoles... tout cela date du début de la guerre. Les nouvelles lois, dont certaines sont rétroactives, les arrestations massives pour dénigrement de l'armée, fakenews ou antipatriotisme sont apparues et ont fini par faire taire les manifestations."
Il y a deux jours, le pays a enregistré sa première condamnation pour diffusion de « fausses informations » sur l’action de l’armée sur la base d’écoutes téléphoniques. Un capitaine de police a été condamné à sept ans de prison avoir évoqué les meurtres de civils en Ukraine, avoir sous-estimé les pertes militaires russes et avoir « nié le caractère nazi du régime ukrainien ». Il a été condamné sur base de la loi interdisant la « diffusion publique de fausses nouvelles sur l’action de l’armée ». Il n'a rien dit publiquement mais était sur écoute. "Le public" était donc l'agent qui l'espionnait... (2) "L’avocat du policier, écrit Le Monde, a dénoncé « une intrusion monstrueuse dans la vie privée des gens », et dit craindre que « n’importe quelle conversation dans la cuisine » puisse désormais tomber sous le coup de la loi. De fait, les tribunaux ont déjà examiné des dizaines d’affaires nées de dénonciations à la suite de conversations privées."

Le reportage "Un peuple qui marche au pas" donne la parole à la maman de Varia. Cette gamine de dix ans, au sourire lumineux, a été inquiétée pour un dessin montrant un Russe et un Ukrainien réclamant la paix. Depuis la mobilisation de la jeunesse en protestation contre l'empoisonnement de Navalny en 2018, "le Kremlin a pris peur, estime Ksenia Bolchakova. Il a instauré une stratégie pour reprendre en main les jeunes générations. La machine répressive s'est emballée." Et les personnes considérées comme "non patriotiques" sont dénoncées par leurs collègues, leurs supérieurs, leurs voisins.  
L'immense majorité des Russes se sont résolus à trouver un sens à cette guerre "pour que leurs enfants ne soient pas morts pour rien". La propagande est partout, un vrai rouleau compresseur. "Les Russes sont matraqués non-stop par un discours patriotique et le récit du régime", constate Veronika Dorman.

Depuis longtemps, en Russie, les élections ne sont plus qu'une parodie de démocratie. A chacune d'entre elles, une jeune femme opiniâtre constate des fraudes dans les bureaux vote, souvent au vu et au su de tous. Des électeurs votent dans différents bureaux ou reçoivent plusieurs bulletins, mais ces fraudes électorales ne choquent plus, la majorité de la population s'y est résignée. Chacun a compris où était son intérêt. Les fonctionnaires sont menacés d’être privés de primes si les députés du parti poutinien n'étaient pas réélus. Certains risquent leur place, ou leur liberté tout simplement. Donc, mieux vaut faire le dos rond. Comment s'étonner que les deux journalistes n'aient réussi à convaincre que quelques rares personnes de témoigner de l'état de leur pays ? Difficile d'entrevoir une lueur d'espoir. "Le plus terrifiant est que, quoi qu'il advienne, cette espèce d'URSS 2.0 survivra à Poutine. Il n'est pas seul et ses fidèles prendront le relais. La machine répressive ne s'arrêtera pas pour autant."

Robert Badinter, co-auteur de "Vladimir Poutine, l'accusation" (3), veut y croire. Aucun dignitaire nazi n'imaginait en 1942 le procès de Nuremberg. Lui, à 95 ans, rêve d'entendre un jour "Accusé Poutine, levez-vous !".

(1) "Le poison de la propagande", Télérama, 12.4.2023
(2)  https://www.lemonde.fr/international/article/2023/04/24/russie-sept-ans-de-prison-pour-avoir-nie-le-caractere-nazi-du-regime-ukrainien-au-telephone_6170850_3210.html
(3) Fayard.
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-26-avril-2023-4272642

7 commentaires:

Bernard De Backer a dit…

Merci, Michel, de nous tenir éveillés sur ce sujet et - surtout - de ne pas dissocier la politique interne de la politique externe du pouvoir poutinien. Cette dernière est en effet centrée sur le "lebensraum" de l'ethnie russe qu'il s'agit de reconquérir, les Ukrainiens (et les Biélorusses) étant des Russes égarés qui doivent russifiés de force selon le Kremlin. Voilà qui a une connotation... nazie.

Mais j'hésite toujours à employer le mot "fascisme" pour qualifier la Russie contemporaine. Nombre de traits que tu rapportes étaient à l'oeuvre sous Staline et Poutine est un homme du KGB, nous le savons tous. N'oublions pas la filiation marxiste-léniniste de ce pouvoir, même s'il fait aujourd'hui une synthèse hasardeuse entre tsarisme impérial, idéologie réactionnaire bénie par l'église orhodoxe et méthodes staliniennes (hors les déportations et la Grande Terreur), voire maffieuses. Je ne voudrais cependant pas que, sous le mot fascisme soient oubliés les crimes communistes dont Poutine est l'héritier, voire la créature. La "liquidation" de Memorial en est un signe emblématique quand on sait quel est l'objet de Memorial : les crimes du communisme. L'ONG a été liquidée à la veille du 24 février 2022. Posons donc une question ingénue : que intérêt aurait un pouvoir fasciste à empêcher d'enquêter sur les crimes du communisme ?

Michel GUILBERT a dit…

Merci pour ton commentaire, Bernard. Si je parle d'Etat fasciste, c'est en reprenant le terme des deux journalistes franco-russes réalisatrices du documentaire. J'y ai associé l'adjectif soviétique, parce que Poutine est effectivement dans cette filiation. Mais j'aurais pu dire stalinien. Et aussi orwellien. J'ai l'impression que Poutine puise à toutes les sources des pires formes du totalitarisme.

Bernard De Backer a dit…

Badinter dans son interview insiste sur Poutine, "L'homme du KGB", tout comme Ackerman et Courtois dans "Le livre noir de Vladimir Poutine". Tu as bien fait d'ajouter le qualificatif "soviétique". D'autre part, le mot "fascisme" a éé largement utilisé par la propagande communiste pour désigner l'unique source du mal au 20e siècle et, bien entendu, exonéner la stalinisme (et le léninisme dont il est issu) devenus "vainqueurs du nazisme" (et donc du fascisme). Ce qui se passe aujourd'hui montre bien la parenté structurelle profonde entres les deux idéologies totalitaires, dont le poutinisme est une sorte de descendence batarde. On observe un phénomène apparenté en Chine, où le communisme de Xi fait une référence abondante à "la terre jaune" de la Chine impériale, au lebensraum des Han qui inclut le Tibet, la Sinkiang et la Mongolie intérieure (sans oublier Taiwan qui n'était pas Han, mais austronésienne de culture). L'Inde de Modi n'en est pas très éloignée, mais les contrefeux démocratiques de cet Etat fédéral y sont plus puissants.

Bernard De Backer a dit…

Un dernier mot : je lis dans Kyiv Post de ce matin que Poutine vient de signer un décret autorisant la déportation des Ukrainiens des territoires occupés qui refusent de prendre la nationalité russe. Voilà qui rapproche encore de Staline...

Michel GUILBERT a dit…

En effet !

Didier L. a dit…

Fascisme et communisme sont des frères jumeaux, voilà pourquoi le descendant du communisme peut ressembler autant à son oncle.

Didier L. a dit…

J'ai parfois vu le mot-valise "rachiste", pour désigner ce fascisme à la russe.