dimanche 14 septembre 2025

Une culture politique dépassée

On a parfois l'impression que la France ne serait pas ce qu'elle est si tout n'y était pas compliqué. Sauf la formation d'un gouvernement. Chaque parti a la solution : c'est à lui de le mener. Le ixième gouvernement de Macron II n'était pas encore tombé que déjà on se bousculait pour revendiquer le poste que François Bayrou se préparait à abandonner. Le Parti socialiste le réclamait parce qu'il fallait mettre la barre à gauche. Bruno Retailleau se dépêchait de s'y opposer : pas question de gouverner avec la gauche. Et voilà que dans les heures qui suivaient la chute de Bayrou, le président Macron sortait de son chapeau un de ses proches. Sébastien Lecornu est maintenant un néo-premier ministre à la tête d'un gouvernement démissionnaire avec mission pour lui d'en créer un nouveau. Gabriel Attal, ex-premier ministre (les ex-premiers de Macron pourront bientôt créer une équipe de football) avait proposé que soit nommé d'abord un négociateur, mais il était bien le seul à le souhaiter. C'est pourtant ce qui se passe dans la plupart des pays démocratiques : en général, après des élections ou après la chute d'un gouvernement, le chef de l'Etat désigne un négociateur (1) qui sera chargé de réunir autour de la table différents partis qui formeront une majorité parlementaire et se mettront d'accord sur un programme de gouvernance. Les tractations peuvent ainsi durer des semaines, voire des mois, mais finissent par accoucher d'un projet commun dans lequel chacun trouve des motifs de satisfaction, mais aussi, évidement, d'insatisfaction. Cela s'appelle un compromis. Un terme très conspué en France et pourtant inhérent à la démocratie. Un couple, une famille, une association, un groupe d'amis ne tient que par des compromis. Mais en France le président nomme d'emblée un premier ministre plutôt que d'inviter les partis à négocier.

La négociation et la recherche de compromis n'appartiennent pas à la culture politique française. Le système majoritaire sur lequel repose la politique française depuis 1962 donnait la majorité tantôt à la droite, tantôt à la gauche. Les partis du centre penchaient d'un côté ou de l'autre et ceux des extrêmes ne représentaient que des broutilles. Mais aujourd'hui, le fait majoritaire est mort, remplacé par une tripartition (voire une quadripartition) du paysage politique. Ce qui n'empêche pas les uns et les autres de refuser de voir la réalité en face.
"Si la plupart de nos voisins européens ont appris à gérer avec patience et doigté l’éclatement de leur paysage politique, écrit Anne Chemin dans Le Monde (2), la France semble en revanche tout ignorer de son « mode d’emploi », selon le mot du constitutionnaliste Denis Baranger. Depuis 2022, aucun responsable politique n’est parvenu à construire avec ses partenaires une feuille de route détaillée, une majorité de coalition solide et un gouvernement pluraliste. Dans le monde parlementaire français, où tout compromis passe pour une misérable compromission, le fantasme de la majorité absolue continue donc à hanter les responsables politiques – comme s’ils ne parvenaient pas à faire le deuil des premières décennies de la Ve République."
Comme l'écrit encore Anne Chemin, si la France est désormais ingouvernable, c'est aussi parce que les responsables politiques organisent eux-mêmes le blocage des institutions : "au lieu de négocier des compromis, l’« hyperprésident » Emmanuel Macron convoque en tête à tête, à l’Elysée, les figures politiques dont le profil a l’heur de lui plaire, tandis que les partis jurent leurs grands dieux que, malgré leur incapacité à atteindre la majorité absolue, jamais ils ne renonceront au moindre centimètre de leurs alliances électorales et de leurs programmes de campagne".

Dans le sytème majoritaire qui prévaut toujours en France sans plus être efficace, les partis de gauche d'un côté, de droite de l'autre, concluent des accords pré-électoraux dont ils se retrouvent ensuite prisonniers. Difficile de négocier avec un parti de l'autre bord sans trahir ces accords et ses (ex)partenaires. L'union de la gauche est morte (et qui pouvait croire sérieusement à sa réalité avec un parti à son extrême dont l'objectif premier, son gourou en est fier, est de faire un maximum de bruit ?), mais les partis de gauche veulent toujours y croire et ne sont donc pas prêts à négocier avec des partis du centre ou de droite.
"Est-il vraiment raisonnable de s’obstiner à faire « comme si » une majorité absolue pouvait un jour renaître de ses cendres alors que le paysage politique des démocraties européennes est de plus en plus fragmenté ?, interroge Anne Chemin.  Puisque les institutions ne sont pas en cause – la Ve République est parfaitement compatible avec un gouvernement de coalition –, la clé de ce mystère réside sans doute du côté de la culture politique."
Elle cite le constitutionnaliste Bastien François, pour qui "le blocage est « dans les têtes, à gauche comme à droite ». La France a un « problème de culture politique, pas de droit », renchérit le constitutionnaliste Dominique Rousseau. « La tradition française est fondée sur le conflit, que ce soit dans les entreprises, dans les syndicats ou dans le monde politique, conclut le constitutionnaliste Olivier Beaud. Tout compromis est considéré soit comme une terrible trahison, soit comme une lâche compromission. Il est donc difficile de trouver des partis de l’arc républicain prêts à s’engager dans des logiques de coalition. »".

De nouvelles élections, comme les réclament des partis et de nombreux citoyens ne changeraient vraisemblablement pas la donne si les règles ne sont pas modifiées auparavant. Par exemple, l'instauration de la proportionnelle. "La proportionnelle aurait le mérite d’obliger les responsables politiques à changer de logiciel, affirme le politiste Florent Gougou (3). Pourquoi ? Parce qu’ils sauraient, avant même que les électeurs se rendent aux urnes, que la majorité absolue ne peut pas être atteinte par un seul parti – et donc qu’il faudra, pour constituer un gouvernement, s’engager, après les élections, dans une négociation. Ce serait un changement majeur : les dirigeants ne pourraient plus proclamer, comme beaucoup le font actuellement, qu’ils gouverneront uniquement sur la base de leur propre plateforme."

La négociation oblige à plus d'humilité, à reconnaître qu'on ne détient pas la solution idéale, à accepter de lâcher du lest et à travailler avec celles et ceux qui étaient hier encore des adversaires. Ceci dit, la proportionnelle ne règle cependant pas tout. Ainsi la Région bruxelloise est toujours sans gouvernement (sinon un gouvernement en affaires courantes) depuis juin 2024, victime d'un système électoral d'une complexité absurde et de jeux politiques malsains de certains partis. Triste spectacle. Aussi. 

"Tout est identité désormais. Chacun avec la sienne, prêt à anéantir celle de l'autre. (...) On vit pas ensemble en restant derrière nos ordis à insulter celui ou celle d'à côté, on survit ensemble en se disant que ce serait mieux sans les autres. C'est là où nous en sommes. Et hier, j'ai vu des hommes et des femmes politiques incapables d'aller les uns vers les autres. Ils ne font plus l'époque, ils sont le reflet de leur époque." L'humoriste Tangy Pastureau, parlant des réseaux dits sociaux au lendemain de la chute du gouvernement Bayrou (4).

(1) en Belgique, le vocabulaire est riche en la matière : informateur, explorateur, clarificateur, démineur, préformateur, formateur !
(2) https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/09/09/comment-la-majorite-absolue-est-devenue-la-drogue-dure-du-monde-politique-en-france_6640159_3232.html
(3) https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/09/12/le-chaos-gouvernemental-n-est-pas-lie-a-l-absence-de-majorite-a-l-assemblee-mais-aux-pratiques-des-responsables-politiques_6640500_3232.html
(4)  https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/tanguy-pastureau-maltraite-l-info/tanguy-pastureau-maltraite-l-info-du-mardi-09-septembre-2025-6386141


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