samedi 29 novembre 2025

La vie des autres

Répondre à la violence par la violence, à la haine par la haine, c'est tout ce que sait faire le gouvernement israélien. Deux Palestiniens qui se rendaient à l'armée israélienne ont été tués sciemment en Cisjordanie (1). Des documents filmés en attestent. Et alors ? Quelle importance ? C'étaient des terroristes, balaie le ministre de la Sécurité nationale. Il sait qu'il a l'opinion publique avec lui. Cette exécution, rapportait hier un journaliste de France Inter, laisse la population israélienne indifférente. Depuis le 7-octobre, seuls les rares médias de gauche et quelques ONG s'indignent. Les vies humaines ne comptent pas, ne comptent plus.
Pas plus qu'en Russie. Pour le tueur en série Poutine, les centaines de milliers de morts qu'engendre sa guerre, y compris dans les rangs de son armée, n'ont aucune valeur. Il a aussi l'opinion publique avec lui. Il la contrôle d'une main de fer. Lui a sans cesse peur, affirment différentes sources, pour sa vie, mais celle des autres n'éveille aucun intérêt chez lui.
Tous ceux qui pensent qu'on n'a jamais essayé l'extrême droite et qu'il faut lui laisser sa chance feraient bien d'y réfléchir. L'extrême droite est étrangère aux notions de vie, de droit et d'humanité.

Je maudis la guerre, toute guerre, quelle qu'en soit la forme, quel qu'en ait été le motif. Tout vaut mieux que la guerre, il ne peut y avoir aucune exception à cela, cela n'admet aucune clause. Seule une personne sur mille veut la guerre, et c'est celle qui a tous les moyens de s'en mettre à l'abri et qui compte en tirer un profit ; pourquoi les autres souffrent-ils ? (...)
La guerre n'a pas de fondement dans les lois de la nature. La nature est calomniée ! La vie de tous les êtres vivants est fondée sur la convergence des intérêts, sur la coopération. Le chêne ne peut vivre sans le mycélium, de même que le mycélium ne peut vivre sans le chêne, ou la plante sans les insectes qui pollinisent ses fleurs. Nous parlons. d'
entre-dévorement des animaux et ne savons pas lire les pages de leur contrat. Ah, si les hommes se dévoraient les uns les autres, cela pourrait être une sorte de justification. Dans le monde des animaux, nous ne connaissons qu'une seule guerre : celle des fourmis ; il n'y a presque aucun doute que l'humanité future s'organisera à la manière des fourmis : heureux esclavage universel, atrophie de la pensée et de la volonté, mécanisation des mouvements, suppression des sentiments. Nous en approchons à pas de géant.
Mikhaïl Ossorguine, "Dans une bourgade paisible de France" (Verdier, 2025), écrit au tout début de la seconde guerre mondiale.
(M. Ossorguine avait connu les prisons tsaristes, puis bolcheviques et était alors réfugié en France où il a fui Paris occupé par l'armée nazie pour s'installer en zone dite libre.)

(1) https://www.lemonde.fr/international/article/2025/11/29/la-mort-filmee-de-deux-palestiniens-revelatrice-des-methodes-de-l-armee-israelienne-en-cisjordanie_6655347_3210.html

mercredi 26 novembre 2025

Ne dites plus MAGA, dites MARGA

Comment dit-on larbin en américain ? On pourrait ainsi qualifier Donald Trump. On peut se prendre pour le roi et n'être qu'un valet.
Elle est loin, la guerre froide. Les deux puissances américaine et russe n'en sont plus à se regarder en chiens de faïence avec le doigt sur la gâchette nucléaire. Leurs dirigeants se font des ronds de jambe, se donnent du "cher ami", se congratulent mutuellement. Les Américains sont même devenus, de manière parfaitement consciente, les larbins des Russes. Make America Great Again se combine avec Make Russia Great Again. Leur plan de paix qu'ils veulent imposer aux Ukrainiens a en réalité été rédigé par les Russes.
Plusieurs analystes ces derniers temps soupçonnaient le plan de la Maison blanche de n'être qu'un copier-coller de celui du Kremlin. On en a maintenant la preuve.
L’agence Bloomberg vient de révéler des conversations qui témoignent de la grande proximité qui existe entre le conseiller de la Maison Blanche, le promoteur immobilier Steve Witkoff, et ses interlocuteurs russes et du stratagème russe pour faire passer le projet de plan de paix du Kremlin (1). "Je pense qu’on va juste faire ce document à partir de nos positions, et je le transmettrai de façon informelle, en disant clairement que tout est informel. Qu’ils fassent comme si c’était à eux. Mais je ne pense pas qu’ils prendront exactement notre version, mais au moins ce sera aussi proche que possible de cela." C'est ce qu'a dit à Iouri Ouchakov (conseiller diplomatique de Poutine) Kirill Dmitriev, patron du Fonds d’investissement direct russe et principal interlocuteur de Steve Witkoff.
Celui-ci, de son côté, a suggéré à Ouchakov quelle attitude avoir avec Trump : le flatter encore et encore et lui dire qu'il est "un homme de paix". Witkoff a aussi affirmé sa "conviction" que la Fédération de Russie "a toujours voulu un accord de paix". Il a même fait plus fort encore : "Tu sais que j’ai le plus profond respect pour le président Poutine".

L'Ukraine pourra être dépecée avec les félicitations d'Ubu roi et de ses courtisans à l'agresseur. Les extrêmes droites les plus puissantes s'entendent comme larrons en foire sur le dos des plus petits qui ont juste le droit de se taire et de s'aligner. Et le devoir de dire merci en criant Make America and Russia Greats Again. Amen.

(1) https://www.lemonde.fr/international/article/2025/11/26/steve-witkoff-un-envoye-special-de-donald-trump-tres-proche-de-ses-contacts-russes-j-ai-le-plus-profond-respect-pour-le-president-poutine_6654831_3210.html
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/geopolitique/geopolitique-du-mercredi-26-novembre-2025-9869769
Verbatim de la conversation entre Witkoff et Ouchakov :
https://www.lemonde.fr/international/article/2025/11/26/l-integralite-de-la-conversation-entre-steve-witkoff-envoye-special-de-donald-trump-et-iouri-ouchakov-conseiller-diplomatique-de-vladimir-poutine-revelee-par-bloomberg_6654892_3210.html

mercredi 19 novembre 2025

Avenir obscurci

Un professeur d'une université américaine affirme (sous le pseudonyme de Hilarius Bookbinder) que "la plupart de nos élèves aujourd'hui sont des analphabètes fonctionnels. J'entends par là qu'ils sont incapables de lire et de comprendre des romans pour adultes sérieux écrits par des auteurs grand public (...). Nos diplômés sont littéralement incapables de les lire d'un bout à l'autre en comprenant ce qu'ils ont sous les yeux. Ils n'ont ni le désir d'essayer, ni le vocabulaire nécessaire pour saisir le sens des phrases, et certainement pas la capacité d'attention nécessaire pour finir. (...) Mais le pire, c'est leur résistance à toute pensée originale. il y a une soumission réflexe au cliché le plus banal, et un refus de toute nouvelle idée". (1) Une étude de 2022, publiée dans The Chronicle of Higher Education, faisait le même constat et en attribuait les causes à l'usage excessif des portables et des réseaux dits sociaux, aux conséquences du confinement lors de l'épidémie de Covid-19 et à l'intelligence artificielle. 

Hier matin, dans sa revue de presse sur France Inter (3), Nora Hamadi expliquait, citant un article du quotidien La Croix, que "le prestigieux MIT a mené une expérience auprès d’un groupe d’étudiants. Leur activité neuronale a été mesurée pendant qu’ils rédigeaient une dissertation en 20 minutes : les uns avec ChatGPT, les autres avec un moteur de recherche de type Google, et les derniers sans aucun soutien externe. Conclusion : c’est ce troisième groupe qui produisait le plus de connexions neuronales, comparativement aux deux autres. Les étudiants avec ChatGPT voient une baisse moyenne de 55 % de leur activité neuronale, ils se souvenaient beaucoup moins bien de leur écrit. L’étude a conclu à une diminution probable des compétences d’apprentissage. En gros, « ChatGPT rend bête ». « Déléguer le raisonnement humain a des algorithmes probabilistes, cela engendre une perte d’efforts cognitifs et une perte de pensées critique », explique Laure Tabouy, neuroscientifique : « Sur le long terme, il y a un risque d’atrophie de certaines zones cérébrales au détriment d’autres »".

Dans le même temps, le Père Ubu américain (dont on sait qu'il ne lit absolument rien sinon les propos élogieux à son égard - rien d'autre ne l'intéresse) fait la guerre aux universités. "De ce point de vue, écrit Marc Weitzmann (2), l'offensive catastrophique de l'administration Trump contre les campus et contre la science en général, dont nous paierons tous le prix à la première pandémie, ou lors du réchauffement climatique, paraît s'inscrire dans la continuation d'un processus de destruction initié par les universités elles-mêmes, leurs départements des sciences humaines et leurs administrations en particulier. Des médias aux universités, tous les lieux du savoir, comme l'écrit l'essayiste Ted Gloria, connaissent une crise, voire un effondrement sans précédent. Il est remarquable qu'on assiste en parallèle à la montée d'un catholicisme réactionnaire, voire moyenâgeux, qui trouve des alliés improbables chez certains magnats de la haute technologie."

En France, l'islam prend de plus en plus de place dans la vie des jeunes musulmans. Une étude de l'Ifop, rendue publique hier et commentée dans Charlie Hebdo de ce jour (4), indique que "65% des musulmans (de France) pensent que la religion a raison face à la science sur la question de la création du monde" (19% chez les adeptes d'autres religions) ; que "57% des musulmans âgés de 15 à 24 ans pensent que le respect des règles musulmanes est plus important que celui des lois françaises" ; que "32% des moins de 25 ans ont de la sympathie pour les Frères musulmans (13% chez les musulmans de plus de 50 ans) et que seuls 12% des 15 à 24 ans souhaitent que "l'islam se modernise" (ils étaient 41% en 1998). "Il est troublant de constater que ce sont les plus jeunes qui sont les plus traditionalistes, alors que les plus âgés le sont moins", commente Riss.

En Espagne, de plus en plus de jeunes voient le franquisme comme "une période idyllique". En France, de plus en plus de jeunes sont séduits par le ballon de baudruche Bardella et son RN très FN.

On voit par là qu'une partie inquiétante de la jeunesse avance à reculons. Dans l'obscurité et vers le pire.

(1) cité par Marc Weitzmann, "La part sauvage", Grasset, 2025.
(2) op. cit.
(3) https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/dans-l-oeil-de/dans-l-oeil-de-du-mardi-18-novembre-2025-6529260
(4) Jean-Loup Adénor, "Les jeunes musulamns en pincent pour l'islamisme" - Riss, "Islamisme made in France", Charlie Hebdo, 19.11.2025.

dimanche 16 novembre 2025

Philistins antirépublicains

     Sensibilité, empathie, solidarité, fraternité, humanité, voilà autant de notions qui échappent à l'extrême droite. Les élus du RN-FN n'ont visiblement aucune notion de psychologie et ont le cœur desséché. Ils sont incapables de verser la moindre larme devant le Chœur du 13, cette chorale de rescapés et de familles de victimes des tueries du 13 novembre 2015, interprétant Shooting Stars (1). Au contraire. Ils se moquent, ricanent, persiflent. C'est tout ce qu'ils sont capables de faire.
Le Monde rapporte (2) les propos d'élus du RN sur le réseau X : « Les islamistes découragés à la vue de ces images », a écrit le député Alexandre Sabatou ;  « J’ai honte », a déclaré son collègue Julien Odoul qui se demande : « Quelle est la prochaine étape ? Une chorale avec Salah Abdeslam ? Cette cérémonie a été l’illustration d’une forme de lâcheté, de déni et de pacifisme totalement scandaleux au regard de la mémoire qu’on doit aux victimes. Les mouvements islamistes qui ont regardé leur télé ont dû bien rigoler. »
Le président de l’association de victimes Life for Paris, Arthur Dénouveaux, leur a répondu : « De cette cérémonie est né un sentiment de réunion républicaine, autour de valeurs que l’extrême droite essaie de nous confisquer : liberté, égalité, fraternité, et le drapeau français. Ils sont paniqués de voir que la société civile n’est pas dans l’envie de vengeance, alors ils réagissent à leur manière : en salissant et sortant les choses de leur contexte. Ils démontrent juste qu’ils sont profondément antirépublicains ».

Résumons-nous : le RN devrait se choisir des représentants humains.

(1) https://www.youtube.com/watch?v=7E9duxhyDrk&list=RD7E9duxhyDrk&start_radio=1
(2) https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/11/14/le-rassemblement-national-tourne-en-derision-la-commemoration-des-dix-ans-du-13-novembre_6653464_823448.html

jeudi 13 novembre 2025

La terreur perd et gagne

    Voilà donc dix ans déjà que la terreur islamiste se répandait dans tout Paris. Cent vingt personnes ont été tuées froidement et sans raison, des centaines d'autres blessées, des milliers terrorisées, tout un pays et ses voisins pétrifiés par l'horreur. Mais les terroristes n'ont pas gagné par rapport à l'opinion publique. Ils ne nous ont pas fait changer nos modes de vie. On sort toujours boire un verre en terrasse, on va toujours aux stades ou aux concerts. Et contrairement à ce qu'espéraient les islamistes et ce que veulent absolument croire certains, ce qu'ils appellent islamophobie ne s'est pas développé. "Je garde une certaine admiration pour les Français aujourd'hui, affirme Stefano Montefiori, correspondant à Paris du Corriere della Sera (1). Vu le choc, on aurait pu s'attendre à beaucoup de haine, mais je retiens surtout la douleur et la dignité des réactions tout autour de moi."
Son confrère du Spiegel, Leo Klimm, lui fait écho (2) : "Je sais ce que l'on ressent quand on est la cible du terrorisme. Et à quel point une société fait la démonstration de sa force quand elle résiste à la tentation de haïr en retour. Aucun autre pays d'Europe n'a été autant mis à l'épreuve par le terrorisme islamiste que la France. Jamais elle n'a réagi en sombrant dans l'hystérie."

    Si l'opinion publique a plutôt bien résisté, on ne peut en dire autant d'une bonne part des partis de gauche, devenus des culs-bénits soucieux d'accepter que se répandent dans la société les modes de vie prétendument rendus obligatoires par l'islam. Une telle attitude qui se veut bienveillante - et est très souvent électoraliste (3) - cache en fait une forme de racisme qui parfois s'ignore. Les mêmes qui montent au créneau pour pourfendre les censures qu'imposent les évangéliques se montrent très tolérants par rapport aux pratiques islamiques qui s'étendent le plus souvent au mépris des femmes et des musulmans qui ont envie de pratiquer leur religion sans ostentation.
"Les enquêtes et les ouvrages qui alertent l'opinion publique sur la stratégie des islamistes pour imposer à notre société leurs dogmes religieux ne manquent pas, écrit Riss (4). Mais l'islamisme, c'est comme le réchauffement climatique : on a beau disposer de toutes les informations sur le phénomène, personne ne le combat efficacement. Au contraire, on nous incite à l'accepter en nous habituant." Le directeur de Charlie Hebdo estime que "la couardise généralisée est plus efficace que les kalachnikovs des attentats de janvier et de novembre 2015, de Toulouse et de Montauban en 2012, et de tous les précédents. Les islamistes n'ont plus à se casser la tête pour diffuser leur idéologie : d'autres s'en chargent très bien et sans violence".

(1) "On oublie parfois quand on est journaliste, qu'on est aussi concerné", Le Courrier international, 6.11.2025.
(2) Leo Klimm, "La France a résisté à la tentation de haïr en retour", Der Spiegel, 29.10.2025, in Le Courrier international, 6.11.2025.
(3) Lire l'interview de Omar Youssef Souleimane : https://www.leddv.fr/actualite/omar-youssef-souleimane-les-islamistes-ont-trouve-chez-lfi-un-echo-pour-leur-propagande-20251111
(4) Riss, "Trente ans de franche rigolade", Charlie Hebdo, 12.11.2025.

mercredi 12 novembre 2025

Enfin !

Boualem Sansal va être libéré après près d'un an de prison. Enfin ! Il n'aurait pas dû être enfermé un seul jour.

Allez, ouste, les dictateurs, les usurpateurs, les mafieux, les crapulards, l'avenir appartient aux gens de bien. Tiens, je crois que c'est ça la bonne définition de cet objet non identifié qu'est l'humanité, que je cherche depuis des années : l'humanité, ce sont ces gens de bien qui, vaille que vaille, assurent le service de la vie. (Boualem Sansal, "Vivre - Le compte à rebours", Gallimard, nrf, 2024)

mardi 11 novembre 2025

Démantèlement durable

     La plus grande centrale nucléaire d'Europe, celle de Sellafield sur la côte nord-ouest de l'Angleterre, ne produit plus d'électricité depuis 2003. Elle est en cours de démantèlement. Il devrait durer jusqu'en 2125. Au moins. C'est ce qu'on apprend en lisant un article du Guardian (1). "Entre l'entreprise chargée des travaux Sellafield Ltd et sa chaîne d'approvisionnement, le site emploie environ 60 000 personnes, dont plus de 80% de la région."
La durée de vie d'une centrale nucléaire est estimée à quarante ans, mais il en faut, dans ce cas-ci, cent vingt pour la démanteler après usage. Voilà donc pourquoi certains parlent à propos du nucléaire d'énergie durable. 

Note : ouvert en 1947, le site de Windscale est chargé de produire du plutonium pour le programme nucléaire britannique. En 1957, une fuite radioactive pollue les environs, pire accident nucléaire avant ceux de Three Mile Island en 1979 et Tchernobyl en 1986. Dans les années '60, le rejet d'eaux contaminées dans la mer d'Irlande provoque la colère des pays scandinaves et de l'Irlande qui portent l'affaire devant l'ONU en 2001. En 1981, le site a changé de nom pour modifier son image de marque. Le démantèlement de Sellafield a été entamé en 2005.

(1) Eve Livingston, "La vie à l'ombre de la centrale nucléaire",  The Guardian, 7.10.2025, in Le Courrier international, 30.10.2025.

samedi 8 novembre 2025

Le Soudan comme une proie

    Parmi ces guerres qui nous indiffèrent (voir billet précédent), il y a celle du Soudan. L'émission d'Arte Le Dessous des cartes en a donné un excellent résumé ce vendredi (1).
Tandis qu'une guerre interne divise le Soudan du Sud depuis 2013 (deux ans après son indépendance), le Soudan, l'un des pays les plus pauvres de la planète, est tout aussi déchiré par une guerre civile qui fait rage depuis 2023. Elle oppose le général Abdel Fattah al-Burhan, à la tête de l'armée régulière, et son homologue Mohamed Hamdan Dogolo, dit Hemetti, qui commande les Forces de soutien rapide (FSR).

    A l'automne 2021, deux ans après la chute du dictateur Omar al-Bachir, l'armée a viré les civils du pouvoir pour l'occuper seule. Un pouvoir aussitôt contesté par Hemetti, chef d'une milice paramilitaire responsable de massacres au Darfour qui ont fait au moins 300 000 morts entre 2003 et 2020. Les deux camps ont chacun la main sur des parties de territoires qu'ils conquièrent, puis contrôlent en enrôlant de force des civils sur des bases ethniques.

    Les ressources du Soudan - or, pétrole, gomme arabique, produits agricoles - attirent les rapaces voisins qui trouvent aussi des intérêts stratégiques à se positionner dans ce conflit en soutenant l'un des deux camps. Et parfois les deux. L'Egypte et l'Ethiopie s'opposent sur le contrôle du Nil et se mènent une guerre par procuration à travers les acteurs du conflit soudanais : la première soutient l'armée régulière, la seconde les FSR.
L'armée régulière d'al-Burhan est donc soutenue par l'Egypte, mais aussi par l'Iran, la Turquie, le Qatar,  l’Arabie saoudite et l’Erythrée, tandis que l'Ethiopie, les Emirats arabes unis et l'Africa Corps, ex-milice russe Wagner, soutiennent les paramilitaires d'Hemetti qui viennent de commettre de nouveaux massacres en prenant la ville d'El-Fasher (2). Les Russes contrôlent des mines d'or avec le soutien d'Hemetti, mais entendent aussi contrôler Port-Soudan, sur la mer Rouge, avec le soutien d'al-Burhan cette fois. En février 2025, Poutine, le tueur sans frontière, a obtenu d'al-Burhan un accord pour la construction d'une base navale sur la Mer Rouge.

    Résultat - très provisoire - de ce Stratego cynique et sanglant : plus de 150 000 morts, des viols, des crimes contre l'humanité, plus de 13 millions de déplacés, des pillages et des situations de famine qui menacent la moitié des 45 millions de Soudanais. La soif de pouvoir de quelques-uns écrase des populations entières. Dans l'indifférence et le cynisme.

(1) https://www.arte.tv/fr/videos/125533-005-A/le-dessous-des-cartes/
(2) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2025/11/03/au-soudan-le-jeu-trouble-des-emirats-arabes-unis-et-le-desinteret-coupable-des-occidentaux_6651268_3212.html

jeudi 6 novembre 2025

Ces guerres qui nous indiffèrent

    Il y a les guerres à la mode contre lesquelles les mobilisations sont nombreuses. Et il y a celles qui nous indiffèrent. Telles celle du Soudan ou celle qui ravage l'est du Congo. Ces guerres n'intéressent personne ou presque. Parce qu'elles sont trop lointaines ? Parce qu'elles ne nous parlent pas ? Parce qu'elles sont trop compliquées à comprendre ? Parce qu'on ne sait quel camp choisir ? 

    "La République démocratique du Congo (RDC), rappelle l'organisation Panzi (1), a connu l'un des conflits les plus meurtriers depuis la Seconde Guerre mondiale, avec plus de 6 millions de morts et des millions de personnes déplacées. Souvent motivé par la lutte pour ses vastes richesses minières, le conflit en cours a causé des souffrances indicibles, en particulier pour les femmes et les enfants. La violence sexuelle a été une arme de guerre, avec des atrocités massives commises par des groupes rebelles et des milices soutenues par l'étranger."
Depuis l'afflux de réfugiés suite au génocide rwandais en 1994, les cycles de violence se succèdent dans l'est de la RDC. "Des groupes armés comme le M23 continuent de déstabiliser la région. Malgré plusieurs accords de paix, les causes sous-jacentes (pauvreté, exploitation des ressources et faible gouvernance) n'ont pas encore été résolues, laissant l'est du Congo dans un état d'insécurité chronique."

    Les conséquences, constate Oxfam, sont catastrophiques pour les populations locales.
"5,2 millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays pour fuir les affrontements militaires dans la région. C’est colossal.
28 millions de personnes souffrent de la faim. Soit un quart de la population.
1 viol toutes les 4 minutes. Le viol est largement utilisé comme arme de guerre avec plus de 123 000 cas recensés par l'ONU.
Les camps de réfugiés débordent, les conditions sanitaires sont désastreuses. Les populations survivent sans accès à l'eau potable, à la nourriture ou aux soins essentiels. C’est d'ailleurs une cible stratégique des attaques. 
Epidémie de choléra qui se propage dans toute la région à cause du manque d'eau potable, aggravant une situation sanitaire déjà précaire."

    Le 27 juin 2025 à Washington, un accord a été signé entre le Rwanda et la RDC. Il affirme l’intégrité territoriale de la RDC, prévoit le retrait des troupes rwandaises sous conditions, la fin du soutien du Rwanda et de la RDC aux milices, la mise en place d’un mécanisme conjoint de sécurité et un cadre d’intégration économique régionale. "Mais cet accord, signé en grande pompe devant les caméras, n’a pas changé la réalité du terrain", estime Lydia Mutyebele Ngoi (2). Les derniers rapports soulignent même une accélération du nombre de morts." Selon la députée fédérale belge (PS), "cet accord est en l’état un malheureux symbole du désintérêt de l’Occident pour une crise et une région dans lesquelles il est plus impliqué qu’il aimerait l’admettre." Un désintérêt dont profite le Rwanda. "Le président rwandais Paul Kagame mène sa guerre, conscient d’être protégé par la passivité internationale. Il agit à l’instar de nombreux leaders qui ferment les yeux sur les violations du droit et privilégient leurs intérêts, dans un monde qui sombre dans le cynisme le plus profond, aussi profondément que le mutisme dans lequel le droit international a coulé."
Lydia Mutyebele Ngoi appelle à "appliquer des sanctions ciblées contre Paul Kagame, les responsables militaires rwandais et les chefs du M23, ainsi que contre les entreprises profitant illégalement des minerais congolais. Une traçabilité stricte des ressources est indispensable pour tarir le financement de la guerre. Nous appelons à la création d’un mécanisme international de justice chargé de juger les crimes de guerre, à un financement massif de l’aide humanitaire et à une politique étrangère belge et européenne fondée sur le droit international, rejetant la diplomatie transactionnelle."

    A l'initiative du Togo et de la France, une conférence a réuni à Paris le 30 octobre une soixantaine de pays et d’organisations qui ont "mobilisé plus de 1 milliard et demi d’euros d’assistance pour les populations les plus vulnérables", s'est réjoui le président français. Son collègue togolais, Faure Gnassingbé, a noté, souligne Le Monde (3) que l’urgence ne devait pas faire oublier « une autre vérité » : « On ne peut pas répondre indéfiniment au long terme avec des outils de court terme », a-t-il déclaré, appelant l’Afrique à participer à son propre effort humanitaire, « non pas seulement par devoir moral, mais parce que c’est une question de dignité et d’efficacité ». Il a aussi exhorté à faire toute la transparence sur l’aide humanitaire, qui dans un contexte de guerre « a tendance elle-même à devenir un enjeu de pouvoir »."
« Il faut, a-t-il déclaré, que l’aide soulage sans nourrir la dépendance, qu’elle stabilise sans figer les rapports de force. C’est pourquoi, pour protéger les bienfaits de l’aide et ceux qui la portent, il faut un contrôle africain renforcé ». Il a aussi plaidé pour que chaque ressource soit traçable.

    Si les populations de l'est de la RDC peuvent enfin être tirées du bourbier mortel duquel elles sont prisonnières, ce le sera aussi par la mobilisation de la communauté internationale. Si ce mot a un sens.

(1) https://panzifoundation.org/fr/war-in-congo/#
(2) https://www.levif.be/international/afrique/rdc-une-paix-trahie-les-congolais-abandonnes/
(3) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2025/10/30/emmanuel-macron-annonce-une-aide-internationale-de-plus-1-5-milliard-d-euros-pour-la-region-des-grands-lacs_6650333_3212.html?search-type=classic&ise_click_rank=2

lundi 3 novembre 2025

Padamalgam

Si ce n'est pas de l'antisémitisme, alors qu'est-ce ? 
Le 16 octobre dernier, une librairie de Séville a annulé, en dernière minute, la venue de l’essayiste Javier Leibiusky. Il devait venir y présenter le lendemain son dernier livre, Sefarad, l’Empire ottoman et Villa Crespo : un travail universitaire sur l’immigration des juifs ottomans vers Buenos-Aires à la fin du XIXe siècle.
"L’ouvrage, reconnu pour sa rigueur historique et son intérêt sociologique, ne traite ni d’Israël ni du conflit israélo-palestinien, relève Céline Masson, professeur à l’Université de Picardie Jules Verne et directrice du Réseau de recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme (1). Il explore la coexistence entre juifs et musulmans dans l’Empire ottoman, ainsi que le processus d’assimilation culturelle des communautés judéo-espagnoles en Argentine." Mais voilà : "la librairie a une position ouvertement pro-palestinienne, sans équivoque et frontale, et elle condamne le sionisme", affirme le libraire que sa "position frontale" amène donc à refuser qu'un auteur vienne présenter un ouvrage sur la coexistence entre juifs et musulmans.
On voit les librairies comme des espaces d'ouverture au monde, de dialogue, de partage de réflexions. Celle-ci s'affiche comme un lieu de censure qui a choisi le camp du bien. Contre celui du mal donc.
"La tiédeur n’a pas sa place ici", a déclaré le libraire qui appelle à "se positionner pour ou contre". Et conclut : "Je suppose qu’il s’agit d’un désaccord sérieux, suffisamment pour annuler cet événement". 
Javier Leibiusky a exprimé son refus de toute instrumentalisation politique : "Je n’ai pas de position “pour” ou “contre” ; ces postures font partie du problème, non de la solution. Je me définis plutôt comme pacifiste, défendant le droit des deux peuples à exister et à vivre en paix. (...) Il est dangereux d’amalgamer “juif” et “israélien”."

"Cet épisode, écrit encore Céline Masson, dépasse le cadre d’un simple malentendu. Il illustre les nouvelles formes de censure idéologique qui s’exercent dans les espaces culturels et universitaires au nom d’un prétendu « antisionisme de principe », lequel masque une hostilité à toute voix juive. Dans ce cas précis, il apparaît nettement que le sujet du livre ne portait pas sur Israël ni sur la politique israélienne, que l’auteur ne défendait aucune position militante ; et pourtant, son identité et le thème juif de son travail ont suffi à déclencher la suspicion et la disqualification." Les censeurs, tous les censeurs, sont toujours sûrs d'être des modèles de vertu. Ils ne sont que des censeurs. "L’argument avancé par le libraire, « la tiédeur n’a pas sa place ici », révèle un climat de polarisation morale où toute nuance est suspectée de complicité. Le refus d’accueillir un auteur juif et associé à l’histoire juive, sous prétexte de la ligne pro-palestinienne d’un lieu culturel constitue une forme de discrimination fondée sur l’appartenance et participe d’un antisémitisme maquillé d’humanisme."

Ce sont parfois les mêmes qui, après chaque attentat, chaque tuerie commise au nom du Prophète, appellent à ne pas faire d'amalgame avec l'islam et donnent dans les amalgames les plus grossiers et haineux entre gouvernement israélien et juifs.
Où est la solution ? Dans le boycott mutuel ? Cette attitude de censure participe de ce grand mouvement général qui veut que chacun ait raison contre l'autre, voire à cause de l'autre. 
Javier Leibiusky a raison : ces postures, qui se veulent vertueuses, font partie du problème, pas de la solution.

(1) https://www.leddv.fr/actualite/quand-lantisemitisme-emprunte-la-voie-de-la-cancellation-20251020