vendredi 10 septembre 2021

Les Aventures de Savonarole en Ontario

"Tintin en Amérique", au feu ! "Astérix et les Indiens", au feu ! "La Conquête de l'ouest", aventure de Lucky Luke, au feu ! Ce ne sont là que trois des innombrables bandes dessinées, romans, livres d'histoire et manuels scolaires qui ont été brûlés, il y a deux ans, en Ontario par  le Conseil scolaire catholique Providence, qui gère une trentaine d’écoles francophones (1). Cinq mille livres ont été mis à l'index, comme à l'époque de l'Inquisition et une partie d'entre eux brûlée. Hergé est accusé de racisme (ce qui reste à prouver) (2). Goscinny et Uderzo ont commis le crime d'avoir présenté dans cet album d'Astérix une jeune Indienne trop aguicheuse. Et Morris se voit reprocher d'utiliser le terme "conquête". Le Conseil scolaire catholique a donc jugé nécessaire de procéder à une "purification par le feu" de ces ouvrages accusés d’entretenir les préjugés contre les autochtones.

Peut-on suggérer à ce Conseil d'aller plus loin encore? De brûler les livres saints emplis de scènes de violence, de brûler les tableaux qui représentent des scènes de la crucifixion du Christ ou des martyrs de saints. Ce sont autant de glorifications du sadisme, du masochisme, de l'humiliation, de la torture, de la mise à mort. Sans doute faudrait-il aussi supprimer les crucifix, représentations de pratiques atroces qui heurtent les âmes sensibles. Il faudrait expurger les bibliothèques de tous les livres qui peuvent choquer d'une manière ou d'une autre. Au feu, "L'Amant de Lady Chatterley" ! Au feu, "Les liaisons dangereuses" ! Au feu, "American Psycho" et tant d'autres romans ! Les musées aussi doivent faire le tri. Lacérons - évidemment - "L'Origine du monde " de Courbet, "L'Olympia" de Manet (une femme blanche nue sur un lit, à qui une servante noire apporte des fleurs) et tous les tableaux du même style qui l'ont précédé, en particulier "La Venus d'Urbino" du Titien. Jetons à la poubelle toutes les représentations de "L'Enlèvement  des Sabines" et tous les tableaux de Toulouse-Lautrec emplis de femmes de mauvaise vie. Et, si on ne les brise pas, habillons au moins toutes ces nus antiques qui doivent tant choquer celles et ceux dont les convictions religieuses les obligent à cacher leur corps. Le cinéma ne peut être en reste. Supprimons tous les westerns, les films de guerre et de bagarres, les films érotiques bien sûr, et ceux qui comportent des scènes de viol (telle "La Source" de Bergman). Bref, réinstaurons des comités de salubrité publique qui décideront des œuvres d'art qui pourront être ou non diffusées.  

Le Comité scolaire catholique Providence est dans l'air du temps, celui de la cancel culture, celui des nouveaux censeurs et inquisiteurs qui entendent appliquer d'autorité à tous leur morale - qui est évidemment la seule à suivre. Se rendent-ils compte qu'avec ces autodafés ils renouent avec les pires heures de l'Inquisition et du nazisme ? Se rendent-ils compte qu'ils commettent un crime contre l'intelligence, convaincus que les lecteurs, les amateurs d'art ne sont pas capables d'esprit critique ? Leur volonté de purification effraie. Les purs sont souvent des épurateurs. "Là où on brûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes », a dit l’écrivain allemand du XIXe siècle Heinrich Heine (3).


(Re)lire sur ce blog notamment "Prévert à l'index", 29.6.2021, et "Tavernier et les censeurs, 5.4.2021.

(1) https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/09/au-canada-des-livres-brules-au-nom-de-l-image-negative-vehiculee-sur-les-autochtones_6093983_3210.html

https://www.lalibre.be/international/amerique/2021/09/07/des-milliers-douvrages-dont-tintin-et-asterix-detruits-dans-des-ecoles-au-canada-nous-enterrons-les-cendres-de-racisme-L7ZC5XH5Y5FQFCKB5RZNYTYAAQ/

(2) https://www.lalibre.be/debats/opinions/2021/09/10/tintin-en-amerique-merite-t-il-detre-brule-4T73EUBTQRHFHLUWCKAI72N4ZM/

(3) cité dans Le Soir.

4 commentaires:

Bernard Tomasi Debeire a dit…

"Peut-on suggérer à ce Conseil d'aller plus loin encore?". Je crains que ce programme ne sois déjà présent dans beaucoup de têtes.
Une chose me stupéfie encore presque plus si c'est possible : l'absence de réactions massives, l'approbation au mieux molle de larges pans de l'opinion, ce qui se reflète dans la position pour le moins ambiguëe d'Elliott Trudeau.
Deux scénarios possibles. Le meilleur : un nouvel épisode de prohibition, cette fois à l'échelle planétaire.
Le pire, là on ne sait pas, mais il faudrait ajouter Dürrenmatt à votre référence de Heine.

Bernard Tomasi Debeire a dit…

Non, j'ai écrit trop vite : pas Dürrenmatt mais Max Frisch : Biedermann und die Brandstifter...

Didier L. a dit…

Un point de vue de Bernard Ouellette que j’approuve en tous points :
J'ai osé feuilleter de nouveau Tintin en Amérique, livre mis à l'index par une commission scolaire de l'Ontario et brûlé sous prétexte de «réconciliation», car les Autochtones n'y seraient pas bien représentés aux yeux d'une dame qui est une «fausse Autochtone» (voir le message précédent).
Le premier point est qu'il s'agit d'une des toutes premières aventures de Tintin. Ce titre est venu après Tintin au pays des soviets (1930 et que Hergé a renié) et Tintin au Congo (1931). Dans ces trois livres, le personnage de Tintin est encore immature. Il ne prendra sa vraie stature qu'avec le titre suivant, Les cigares du Pharaon (1934) et surtout Le lotus bleu (1936).
Tintin en Amérique date de 1932 et se déroule au temps de la prohibition, soit entre 1920 et 1933, une période où régnait le truand Al Capone (qui figure dans l'album).
Une nation autochtone des États-Unis, les Pieds-Noirs, joue un rôle dans ce livre. Hergé les a-t-il représenté de manière caricaturale? Je ne sais pas. Dans l'album, ils revêtent des habits traditionnels et vivent dans des tentes. Or, dans les années 1920, des gens de cette nation vivaient encore ainsi - il n'y a rien de mal à ça:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Conf%C3%A9d%C3%A9ration_des_Pieds-Noirs
Dans une case, Tintin les nomme Peaux rouges. Est-ce insultant? J'ai lu des écrits récents d'Autochtones qui reprochent à certains des leurs d'être des «pommes»: Rouge à l'extérieur, Blanc à l'intérieur. Bref...
Mais que vois-je à la page 28 de Tintin en Amérique?! Tintin découvre un puits de pétrole par accident. En page suivante surviennent aussitôt des hommes d'affaire empressés d'acheter à Tintin «son» puits. Les enchères montent jusqu'à 100 000 $ (vers 1930: une fortune!). Tintin leur répond ceci: «Ce puits de pétrole ne m'appartient pas. Il est la propriété des Indiens Pieds-Noirs qui occupent la région». Hé! Non seulement Tintin n'est pas raciste, mais il reconnait les droits de cette nation sur le territoire qui est le sien! Ce n'est pas vilain pour un livre de 1932 alors que les revendications territoriales des peuples autochtones posent toujours problème en 2021...
Un homme d'affaire répond alors à Tintin: «Vous n'auriez pas pu le dire plus tôt?!». Cet homme va aussitôt voir le chef Pied-Noir et lui dit: «Voici vingt-cinq dollars, vieil hibou! Vous avez une demi-heure pour faire vos paquets et quitter le pays!». Le chef réplique: «Le Visage-Pâle est-il fou?». À la case suivante, des soldats de l'armée interviennent armes à la main pour déloger les Pieds-Noirs. Puis, une ville-champignon est aussitôt construite.
Hergé a résumé en quelques cases de cette page 29 le sort que les puissants ont fait subir à des Premières nations: expropriation brutale et appropriation des richesses naturelles de leurs terres. Il a aussi résumé les dérives d'une économie basée sur le pétrole (chose qu'il approfondira dans Tintin au pays de l'or noir, 1950). Il me semble y avoir là quelque chose d'assez prophétique, du moins quelques petites leçons à méditer encore aujourd'hui. Alors que la Terre brûle avec les bouleversements climatiques causés par les combustibles fossiles, brûler ce livre est être à côté de la plaque.

Didier L. a dit…

On peut aussi noter que la personne qui est à l’origine de ces autodafés new age (rendre à la Terre mère les cendres du mal pour qu’elle les purifies etc.) a usurpé son identité autochtone et vient de démissionner du parti libéral pour le compte duquel elle animait – illégitimement donc dans cette logique woke – une commission de protections des cultures autochtones.