lundi 4 juillet 2022

Poutine et la triade d'Ouvarov

Si on a du mal à comprendre la logique et l'attitude d'un Vladimir Poutine et de son régime tsaro-soviéto-russe, on peut se référer au court texte (à peine 50 pages) d'André Markowicz "Et si l'Ukraine libérait la Russie ?" (1). Markowicz a traduit pour les éditions Actes Sud toutes les œuvres de fiction de Dostoïevski, le théâtre complet de Tchekhov ou encore des œuvres de Pouchkine ou Boulgakov.
Français "élevé dans la culture russe", il a passé les toute premières années de sa vie à Moscou où travaillait son père, journaliste communiste. En 1964 (André avait quatre ans), son père a décidé de rentrer en France "parce qu'il ne supportait plus la violence de la vie quotidienne, l'alcoolisme, la violence des rapports entre les citoyens de ce pays qu'il aurait rêvé de voir comme la patrie du socialisme, c'est-à-dire le paradis sur terre". Ce paradis s'est vite avéré invivable, même pour lui, un privilégié. Ce qui ne l'a pas empêché de revenir régulièrement à Leningrad avec sa famille. "J'ai vu l'URSS de l'intérieur", écrit son fils. Ce qu'il a vu, c'est que personne n'était dupe. "Chacun - du moins, les gens que nous voyions autour de nous - savait qu'il vivait dans le mensonge, que rien de ce qu'on lisait dans la presse ou de ce qu'on entendait à la radio n'était vrai." Et puis, il y eut la perestroïka et la catastrophe de Tchernobyl. Tout s'écroulait "dans l'horreur de l'incompétence et du mensonge". Et l'aspiration à la liberté et à la vérité se mêlait à la monstruosité du gâchis et à la honte.
Le régime soviétique ne fut jamais jugé. "Il n'y a pas eu de procès du stalinisme. parce que les assassins n'ont pas été vaincus. Les hommes de l'appareil soviétique se sont reconvertis en hommes d'affaires, en mafieux. Mais des mafieux qui prenaient le pouvoir réel. (...) Le KGB est resté le même, et les structures de l'Etat, finalement, n'ont pas bougé."
La démocratie, la Russie des temps nouveaux ne la connut pas vraiment, elle ne fut qu'une "espèce de bouffonnade pathétique" avec Elstine. 
En 1999, "l'alcoolique titubant était remplacé par quelqu'un qui, lui, ne buvait pas - du moins en public. Mais qui, pour arriver au pouvoir, ou se garder au pouvoir, n'allait pas hésiter à faire sauter des immeubles à Moscou, en accuser les Tchétchènes et provoquer une guerre impitoyable - une guerre qui, aujourd'hui, apparaît comme prémonitoire". Avec les mêmes méthodes : massacres systématiques de civils, destruction de toutes les infrastructures, ruine de la capitale, instauration d'un régime de terreur.

On aura reconnu en ce "quelqu'un" Vladimir Poutine qu'André Markowicz présente, en outre, comme un assoiffé "de fric". Il dénonce "la mainmise réelle de la mafia poutinienne sur l'ensemble de l'appareil d'Etat, et l'incroyable, l'indécente richesse des oligarques et de l'oligarque en chef, Poutine lui-même". Poutine qui a fait la jonction entre le KGB et la mafia "s'est installé au pouvoir par la mise en scène des attentats et le déclenchement de la guerre. C'est sous le signe de la guerre qu'il a toujours régné." De la deuxième guerre de Tchétchénie à celle d'Ukraine en passant par les interventions dans le Donbass ou en Géorgie et le soutien au régime sanguinaire de Damas. "D'un coup, dans une Russie en pleine décomposition, on entendait la voix d'un chef, un vrai chef, vulgaire et apparemment fort, et prêt à tout." Un chef qui élimine sans état d'âme quiconque se trouve sur son chemin, médias ou opposants politiques. 

Vladimir Poutine gouverne selon les règles du KGB et de la mafia, mais aussi selon un principe qui fut la doctrine officielle du tsarisme après 1830, appelée la triade d'Ouvarov: orthodoxie - autocratie - principe national, sauf que Poutine a inversé les deux premiers, mettant en avant l'autocratie, "verticalité absolue du pouvoir et refus, par conséquent, de toute forme de démocratie. Avec le culte du chef qui en découle". Au point qu'on a pu entendre le président de la Douma affirmer sans rire que la véritable richesse naturelle de la Russie n'est ni le gaz ni le pétrole mais Poutine.
Deuxième principe : l'orthodoxie. "Poutine se réclame explicitement de l'onction divine - avec l'aide de l'appareil de l'Eglise, aussi corrompue que tous les autres corps de l'Etat." (2)
Et enfin, le principe national ou l'identité, avec une "mythologisation d'une histoire russe recomposée et donnée pour seule légitime" (3), ce qui passe par une falsification de l'histoire réelle, la fermeture des archives des répressions staliniennes ou encore les persécutions quotidiennes de Memorial International (4). Le principe national implique aussi qu'il n'y a qu'une seule et unique nation slave, "la triade d'Ouvarov implique la nationalisme panslaviste".

"La guerre lancée par Poutine est une conséquence de la triade d'Ouvarov", affirme André Markowicz. Elle laisse la Russie face au miroir où se lit une triple monstruosité, une triple faillite." La faillite engendrée par l'idéologie panslaviste, la faillite de l'Eglise orthodoxe russe et la faillite engendrée par la violence endémique qui régit les rapports humains. Cette violence est le fait des "seigneurs de la guerre, de chefs de mafias" à qui Poutine a livré le pays. C'est aussi celle de l'armée, "une des armes essentielles du grand décervelage".
"La réalité fissure la propagande. Il faudra bien que la Russie se retrouve face à elle. Qu'elle se retrouve, d'une façon ou d'une autre, face à une défaite militaire due essentiellement à la corruption." Car, derrière cette "mythologisation" et cette glorification de la Russie se cache une réalité sordide avec une corruption généralisée à tous les étages du régime (même Choïgou, ministre de la Défense, a escroqué son propre ministère "pour quelque chose comme un milliard de dollars sur des contrats d'intendance") et une armée qui commet quotidiennement des crimes. 

"Le régime de Poutine est la honte de la Russie". Il "a fait de la Russie un pays non pas seulement craint, mais haï. Il a sali, au nom de la défense du peuple russe, l'image de la Russie et de sa culture". Il est indispensable, écrit encore André Markowicz, que les criminels soient jugés, que la Russie répare. 
"Dans cette guerre, comme dans tout le reste, conclut-il, les Russes doivent passer de Dostoïevski à Tchekhov : voir la réalité concrète, humaine, quotidienne de ce qui se passe. Rejeter le mensonge de l'épopée. Eh oui, donc, commencer à se voir , tels qu'ils sont. C'est alors, et alors seulement, que l'Ukraine - au prix de quelle catastrophe, de quelles tragédies - aura libéré la Russie."

(1) Seuil Libelle, avril 2022.
(2) (Re)lire sur ce blog : "Dieu de sang", 21.3.2022.
(3) (Re)lire sur ce blog : "Récents délires", 29.1.2022.
(4) (Re)lire sur ce blog : "Que se taisent les morts", 29.12.2022. 

4 commentaires:

Bernard De Backer a dit…

Je n'ai pas (encore) lu le livret de Markowicz, mais j'ai beaucoup lu sur l'histoire de la Russie depuis la Rus' de Kiyv (qui n'est pas la Russie moscovite), notamment sur son système de pouvoir autocratique et patrimonial (la terre et les hommes appartiennent au Tsar - puis au pouvoir soviétique, puis d'une certaine manière à Poutine). Ce système, avec des variations dans le temps, est très ancien. Il date (au moins) d'Ivan IV dit "Le Terrible" (1530-1584) qui a détruit la République de Novgorod à la suite de son grand-père Ivan III. Il est le premier tsar de Russie. Ce système de pouvoir fut très influencé par les Mongols. Un auteur de ce siècle, Claudio Ingerflom, a écrit un bouquin passionnant sur ce sujet : "Le tsar c'est moi. L'imposture permamente d'Ivan Le Terrible à Vladimir Poutine". J'en ai fait une recension pour La Revue nouvelle (lien sur mon nom). Je n'ai jamais "cru" à la démocratisation de la Russie après la chute de l'URSS. Il y en aura pour des dizaines d'années, si pas davantage. Car la démocratisation de la Russie implique la fin de l'Empire (qui se nomme faussement "Fédération de Russie"). Ce sera un guerre de Yougoslavie au carré à nos portes. Après celle d'Ukraine.

Philippe Dutilleul a dit…

"Voir la réalité en face, rejeter le mensonge" écris-tu en final de ta chronique à propos de la Russie pour sortir de l'autocratie, la corruption à tous les étages de la société... L'analyse de ce pays/empire telle que tu l'écris est on ne peut plus proche de la réalité... Mais ce refus de voir la réalité en face et de ses conséquences néfastes de la part de la population n'est pas propre à la Russie de Poutine et de ses prédécesseurs. Il est présent dans la problématique climatique par exemple où depuis 50 ans des scientifiques alertent sur la menace du réchauffement sans être sérieusement entendus. D'ailleurs, on parle plus aujourd'hui de s'acclimater (quand c'est possible) que de combattre sérieusement ce phénomène d'origine humaine, non naturelle. Faire l'autruche, creuser son trou pour s'isoler et ne rien vouloir voir et comprendre doit faire partie des gènes dominants chez beaucoup d'êtres humains.... L'aveuglement et la lâcheté vont de pair...

Michel GUILBERT a dit…

Je cite Markowicz, c'est lui qui écrit que les Russes doivent voir la réalité de ce qui se passe. Mais tu as raison, Philippe : il y a partout un déni de réalité par rapport au réchauffement climatique, même si ses conséquences sont et seront de pires en pires. Très - trop nombreux sont les vacanciers à reprendre l'avion ou à encombrer les autoroutes parce qu'ils ont "besoin de soleil", alors que le soleil se fait partout de plus en plus brûlant et génère des catastrophes. Je suis très pessimiste !

Bernard De Backer a dit…

Complément à mon commentaire et la référence au livre "Le tsar c'est moi", cette tribune d'un écrivain russe (Mikhaïl Chichkine) dans Le Monde : "La question majeure : « Est-ce un vrai ou un faux tsar ? ». Quant au « Rousski Mir » (le "monde rude" ou "le village russe"), sa désillusion est tout aussi profonde. Les maudites questions russes : « Qui est coupable ? » et « Que faire ? » ne tracassaient que les intellectuels. Pour le commun des mortels russes, la question majeure a toujours été la suivante : « Est-ce un vrai ou un faux tsar ? » Seules des victoires pouvaient apporter une réponse. Staline était un vrai tsar, ce qui explique la vénération que beaucoup lui portent encore aujourd’hui. Gorbatchev a perdu aussi bien la guerre d’Afghanistan que la guerre froide contre l’Ouest. « Gorbi » était donc de toute évidence un faux tsar : il reste critiqué et détesté en Russie. L’annexion de la Crimée a valu à Poutine une légitimité de vrai tsar aux yeux de la population. Mais cette légitimité se voit aujourd’hui gravement compromise par l’absence de victoire dans la campagne ukrainienne. Sur Telegram, l’opposition patriotique, forte de plusieurs centaines de milliers d’abonnés, crie déjà à la haute trahison et réclame la victoire à tout prix. Plus les cercueils qui reviennent d’Ukraine en Russie sont nombreux, plus fort résonne ce cri : « On brutalise les nôtres ! » La recherche du vrai tsar a déjà commencé.", Mikhaïl Chichkine.

On n'est pas sorti de l'auberge russe...

Source : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/07/17/mikhail-chichkine-poutine-disparaitra-mais-les-aspirations-qu-il-projette-ne-se-volatiliseront-pas-avec-lui_6135088_3232.html#xtor=AL-32280270-%5Bmail%5D-%5Bios%5D