samedi 3 septembre 2022

Animal aveugle

Comment évolue l'Homme ? Mal. Il est incapable de tirer un bilan de sa lamentable expérience.
L'isolement auquel l'avait contraint un virus qu'il n'avait pas imaginé l'a amené à jurer qu'il allait changer de cap. Mais il a la mémoire aussi courte que sa capacité de changement.
L'été fut brûlant à plus d'un titre à cause du réchauffement climatique, mais dès que baisse le prix des carburants il se précipite dans les stations-service pour faire le plein de sa voiture. C'est que l'urgence pour lui, c'est de faire ses courses dans des zones commerciales gigantesques bâties loin des lieux d'habitation. L'homme est un animal aveugle et obstiné qui fonce tout droit, incapable de modifier sa trajectoire. Il se jette dans le gouffre parce que celui-ci est sur sa route.
Ici, il déboise des milliers d'hectares de forêts pour nourrir des animaux qu'il mange ensuite avec excès. Là, il bétonne à tout va des autoroutes et des pistes d'aéroports parce qu'il doit toujours être ailleurs, sans souci pour les terres où il vit et va.
Ailleurs, l'homme fait la guerre à ceux qui ne sont pas comme lui parce qu'ils devraient être comme lui. Cet homme-là est le pire de tous. Celui qui se range du côté de la destruction de l'humanité, de la faune, de la flore, de l'environnement, pour sa propre vanité. Cet homme-là est un fou furieux qui fait exploser les budgets militaires à travers la planète (1) et manie la faux sans discernement ni état d'âme.

Ici nous avons encore des jardins, des petits vergers, d'étroites vallées, des collines pauvres. Cette pauvreté nous sauve. Plus loin, dans les vastes plaines riches, les hommes plantent des lingots d'or, qu'ils arrosent de poisons avec des hélicoptères et de monstrueux insectes aux ailes de fer. Ils enferment dans des cages pas plus larges qu'une page de mon cahier, de la naissance à la mort, des peuples de lapins, ils passent au broyeur des milliards de poussins mâles. De longues files de veaux attendent en pleurant dans des couloirs de sang. Ils assassinent partout et on n'entend rien !...
Il faudrait oublier toutes ces terres chimiques, ces forêts en flammes, ces rivières mortes... Partout la main de l'homme, l'œuvre de l'homme. Comment oublier...
Je suis l'un de ces hommes. Je marche sur ces collines pauvres mais je suis l'un des leurs... Je me suis lentement écarté de leurs crimes. Ça ne changera rien aux jours terribles qui s'avancent...
(...)
Nous avons été les hôtes, ces derniers temps, d'un virus sorti de nulle part, il a fait plus de bruit que la chute de la Bastille. La mort a rôdé dans les rues, poussé des portes, escaladé à pas de loup des escaliers, s'est glissée sans bruit dans les maisons. Nous sommes comme ces animaux qui arrêtent leur course, dressent l'oreille, écoutent... Nous percevons les lointains galops des cataclysmes qui s'approchent. Nous sommes désormais une espèce anxieuse, aux aguets, fragile. Nous venons de comprendre que le merveilleux paquebot sur lequel nous voguons va bientôt être englouti et nous poursuivons, malgré tout, notre croisière vers l'abîme.
René Frégni, Minuit dans la ville des songes, Gallimard, 2022.

En attendant que l'humanité s'éclaire et se ravise, gardons nos forêts, respectons nos grands arbres. (...)  Quand la terre sera dévastée et mutilée, nos productions et nos idées seront à l'avenant des choses pauvres et laides qui frapperont nos yeux à toute heure. Les idées rétrécies réfléchissent sur les sentiments qui s'appauvrissent et se faussent. L'homme a besoin de l'Eden pour horizon. Je sais bien que beaucoup disent : "Après nous la fin du monde !" C'est le plus hideux et le plus funeste blasphème que l'homme puisse proférer. C'est la formule de sa démission d'homme, car c'est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes des autres.
George Sand, Impressions et souvenirs, paru dans Le Temps, 13.11.1872 (in "Sand - Ecrits sur la nature - présentation par Patrick Scheyder, éd. Le Pommier, 2022)

(1) Lire à ce sujet le dossier du Courrier international de cette semaine : "Armement - La course folle".

1 commentaire:

Anne-Marie Decoster a dit…

Heureuse que Frégni ait laissé une trace ici et dans ton coeur, sans doute...
Hier, nous avons eu une pluie minuscule. Je ne me souvenais pas de la précédente.