samedi 24 septembre 2022

Dans la tête du Tsar

Glaçant. Le récit de l'arrivée à la tête de l'Etat russe d'un officier du FSB (successeur du KGB) et de la manière brutale dont il a installé son pouvoir est glaçant.
Vadim Baranov est un personnage de fiction, mais tous les autres (Poutine, Elstine, Berezovski, Limonov, Prigogjine, Zaldostanov, etc.) sont bien réels dans « Le Mage du Kremlin », roman de Giuliano Da Empoli (1). Les experts ont vite reconnu dans Baranov la figure de Vladislav Sourkov qui fut conseiller de Vladimir Poutine pendant vingt ans et qui a disparu en 2020. Giuliano da Empoli, lui, fut conseiller de Matteo Renzi et connaît bien la Russie. Il mène une enquête imaginaire sur des faits réels. En exergue, le livre précise que "ce roman est inspiré de faits et de personnages réels, à qui l'auteur a prêté une vie privée et des propos imaginaires. Il s'agit néanmoins d'une véritable histoire russe". 

C'est Vadim Baranov qui raconte comment Poutine est devenu le Tsar, après qu'il l'ait convaincu que les Russes avaient un "besoin de verticalité".
"Poutine subit une métamorphose, enfle, devient « le Tsar », écrit Vincent Rémy dans Télérama (2), écarte les oligarques pour reprendre le contrôle des richesses du pays, galvanise le peuple en promettant de mettre fin à la désintégration de la Russie. Peu à peu, on entre dans la tête du Tsar, qu’exaspère la condescendance américaine, la perte de la Crimée, siège de la flotte militaire russe, et la « révolution orange » qui menace, par contagion, son propre pouvoir…"
On y découvre la brutalité d'un chef qui sait comment démontrer sa toute-puissance, on y croise ses terrifiants complices, on comprend pourquoi la Russie a agressé l'Ukraine. "Écrit avant l’invasion russe en Ukraine en février dernier, ce diablement romanesque Mage du Kremlin est tristement prémonitoire, énonçant que « la première règle du pouvoir est de persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer la plus petite fissure dans le mur de l’autorité ». La fascination du chaos est omniprésente."

Après la lecture du "Mage", après être entré dans la tête du Tsar, on a peine à croire que Poutine ne soit pas prêt au pire pour se venger des erreurs qu'il a lui-même commises.

Extraits :

"S'appuyer sur les passions populaires en Russie ne sert à rien : à la fin celui qui gagne fonde toujours son pouvoir sur la Cour. C'est pourquoi le meilleur moyen est l'adulation, pas le talent, le silence, pas l'éloquence. (...) Pays de muets, pays de la belle endormie, merveilleux mais sans vie parce qu'y manque le souffle de la liberté. Aujourd'hui comme hier."

"Seul le privilège compte en Russie, la proximité du pouvoir. Tout le reste est accessoire. C'était comme ça du temps du tsar et pendant les années communistes encore plus. Le système soviétique était fondé sur le statut. L'argent ne comptait pas. Il y en avait peu en circulation et il était de toute façon inutile : personne n'aurait pensé évaluer une personne sur la base de l'argent qu'elle possédait. (...) Ce qui comptait, c'était le statut, pas le cash. Bien sûr, il s'agissait d'un piège. Le privilège est le contraire de la liberté, une forme d'esclavage plutôt."

"On n'échappe pas à son propre destin et celui des Russes est d'être gouverné par les descendants d'Ivan le Terrible. On peut inventer tout ce qu'on voudra : la révolution prolétaire, le libéralisme effréné, le résultat est toujours le même : au sommet, il y a les opritchniki, les chiens de garde du tsar. Aujourd'hui au moins un peu d'ordre est revenu, un minimum de respect. C'est déjà quelque chose, nous verrons combien de temps cela durera." 

C'est Poutine qui parle dans le roman : "Mets-toi une chose en tête, Vadia, les marchands n'ont jamais dirigé la Russie. Et tu sais pourquoi ? Parce qu'ils ne sont pas capables d'assurer les deux choses que les Russes demandent à l'Etat : l'ordre à l'intérieur et la puissance à l'extérieur."

"Il s'agissait de mobiliser toutes les ressources, tous les éléments de force de la Russie pour retrouver notre place sur la scène mondiale. Une démocratie souveraine, tel était l'objectif. Pour le réaliser, nous avions besoin d'hommes d'acier, capables d'assurer la fonction primordiale de tout Etat : être une arme de défense et d'attaque. Cette élite existait déjà. c'était les siloviki, les hommes des services de sécurité. Poutine était un des leurs. Le plus puissant, le plus avisé. Le plus dur. Mais toujours un des leurs. (...) Il les a placés un à un dans des positions de commandement. Au sommet de l'Etat, certes, mais aussi à la tête d'entreprise privées, qu'il a récupérées une à une des mains des affairistes des années quatre-vingt-dix. L'énergie, les matières premières, les transports, les communications. Les hommes de la force ont remplacé les oligarques dans tous les secteurs. C'est ainsi qu'en Russie l'Etat est redevenu la source de toute chose."

Conversation entre Berezovski (3) et Baranov.
Berezovski : "Il ne s'arrêtera jamais, n'est-ce pas ? Les gens comme lui ne le peuvent pas. C'est la première règle. Persévérer. Ne pas corriger ce qui a déjà fonctionné, mais surtout ne jamais admettre les erreurs." (...)
Baranov: "Ce n'est pas de la barbarie : ce sont les règles du jeu. La première règle du pouvoir est de persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer la plus petite fissure dans le mur de l'autorité."

"Débarrassée de mes conjectures, la vérité apparaissait pour ce qu'elle était. L'Empire du tsar naissait de la guerre et il était logique qu'à la fin il retournât à la guerre. C'était cela la base inébranlable de notre pouvoir, son vice original. Au fond, si on y regardait de près, avions-nous jamais bougé de là ?"

"La gentillesse de l'Europe, ses lumières d'en bas qui dissimulent la cruauté du monde, le moment était venu d'y renoncer. Au fond de moi, j'avais toujours su que ce moment viendrait ; depuis la première fois que mes yeux avaient rencontré le regard du Tsar. Il n'y avait rien d'européen dans ce regard, rien de doux. Seulement la détermination d'une nécessité qui ne tolère pas d'entraves."

(1) Giuliano Da Empoli, "Le Mage du Kremlin", Gallimard, 2022.
(2)  https://www.telerama.fr/livres/le-mage-du-kremlin-3-16556746.php
(3) Boris Abramovitch Berezovsky est un homme d'affaires et homme politique russe, né à Moscou en 1946 et mort en 2013 (à 67 ans) à Ascot dans le Berkshire (Wikipedia).

1 commentaire:

Bernard De Backer a dit…

Lugubres citations. C'est sans doute aussi, espérons, la guerre qui sera le tombeau du Tsar Poutine. Certains disent que la ville de Kherson sera "son Stalingrad" - s'il la perd, bien entendu. Ceci étant, la verticalité du pouvoir est une très vieille constante en Russie, qui remonte à la domination mongole de deux siècles. C'est sur ce point que le "petit frère" ukrainien a connu un parcours très différent de celui du "grand frère russe". Voir à ce sujet le livre très éclairant (encore un !) de l'historien autrichien, "Russes et Ukrianiens, les frères inégaux" (CNRS éditions, 2022). Mais cette verticalité n'est pas une fatalité, bien évidemment.