La victoire de L'Affreux pose question. Comment un personnage aussi repoussant peut-il être attractif ? Comment cet homme qui n'aime que lui peut-il recueillir d'autres voix que la sienne ? Comment ce milliardaire fils à papa peut-il symboliser le rejet de l'élite et du système, lui qui les incarne totalement ? Comment le vieux parti républicain s'est-il laissé dévorer par l'alt right ? Pourquoi le parti démocrate a-t-il été à ce point battu ? Les réponses sont nombreuses.
Pour beaucoup d'électeurs sans doute, et même d'électrices, un homme blanc - même si sa place devrait plutôt être en prison ou en hôpital psychiatrique - sera toujours préférable à une femme noire.
"Se rendre compte qu’une partie importante – et croissante – de ce pays, non seulement rejette tout progrès en dehors de ce qui est blanc, masculin et hétéronormatif, mais est prête à participer activement à l’avancement et au renforcement d’un programme régressif, c’est vraiment difficile à accepter", déplore Kimberly Ellis, juriste, proche de Kamala Harris (1).
Il y a aujourd'hui la puissance de ces réseaux prétendument sociaux qui charrient des torrents de désinformation, de haine, d'insultes. Et qui n'admettent aucune limite à leur pouvoir. Elon Musk, présenté comme l'homme le plus riche du monde, a mis son immense réseau au service d'Ubu. Argent, pouvoir et cynisme font bon ménage. Les utilisateurs du réseau X savent maintenant clairement à quel jeu ils participent. Un jeu dangereux.
Le journaliste Stéphane Jourdain évoquait récemment sur France Inter (2) la Maffia PayPal, des milliardaires de la tech' qui ont fondé à la fin des années '90 ce système de paiement en ligne et constituent un des cercles d'influence les plus puissants des Etats-Unis. Elon Musk, Peter Thiel et David Sachs, fondateurs de PayPal, ont soutenu Trump, qu'ils n'apprécient pourtant pas, pour faire battre les Démocrates et leur volonté de réguler l'intelligence artificielle, les cryptomonnaies et la tech'. Ce sont des entrepreneurs de la Silicon Valley qui ont poussé Trump à choisir Vance, investisseur proche d'eux, comme vice-président.
Dans son premier discours après son élection, Trump s'est félicité d'avoir gagné grâce aux réseaux et a remercié, longuement et avec un enthousiasme débordant, ce "super genious" de Musk.
Pourtant, en 2016, Musk avait soutenu Hillary Clinton, puis Joe Biden en 2020. Il trouvait Trump trop vieux pour redevenir président. A l'époque, Trump était loin de le considérer comme un genious, mais plutôt comme un loser. En janvier de cette année, Musk avait annoncé qu'il ne choisirait aucun candidat.
De son côté, Thiel avait soutenu Trump en 2016, il était la seule figure de la Silicon Valley (SV) à l'avoir fait. Ce qu'il a regretté ensuite, déçu par la politique du président. Il trouvait le slogan MAGA (Make America Great Again) négatif et insultant pour les entrepreneurs de la SV.
Mais à partir du moment où Trump a choisi Vance, en juillet, le vent a tourné et il a obtenu aussitôt le soutien des entrepreneurs qui estiment que Vance connaît leur business et les laissera agir à leur guise, qu'il abrogera la régulation, qu'ils considèrent comme liberticide, de leur secteur et la taxation des grosses fortunes. Vance est fermement opposé à toute régulation de l'intelligence artificielle. Selon un expert, c'est surtout le rejet de l'administration Biden qui a motivé le vote d'entrepreneurs de la SV en faveur d'un Trump qu'ils n'estiment pas. Joe Biden, pour eux, a eu le grand tort de vouloir réguler les cryptomonnaies, encadrer le développement de l'intelligence artificielle et mener une enquête anti-trust contre les GAFAM. Trump incarne pour eux l'ultra-libéralisme, le laisser-faire total. Sa volonté de mener une guerre économique à l'UE et à la Chine et ses positions anti-wokistes ont achevé de les convaincre.
Autre raison à la victoire d'Ubu Trump : la persistance de Joe Biden à vouloir effectuer un second mandat. S'il avait respecté sa promesse de n'en faire qu'un seul et passé la main beaucoup plus tôt en laissant son parti organiser des primaires, le résultat aurait peut-être été différent.
Pour autant que les Démocrates aient changé de politique. C'est ce que pense le politiste américano-allemand Yascha Mounk, professeur à l’université Johns-Hopkins de Baltimore (Maryland). Dans une interview au Monde (3), il affirme que "les démocrates ont fondamentalement mal compris leur pays et la tendance politique du monde. Ils ont appliqué un schème de pensée identitaire qui les a coupés de la réalité. Ils ont pensé que le pays était divisé entre les Blancs et les personnes de couleur, qu’ils bénéficieraient toujours du vote des minorités ethniques et que la manière de les mobiliser était d’accepter les propos plutôt identitaires. Cela s’est révélé être une grande erreur."
Mounk constate que la victoire de Trump est due à des électeurs jeunes, notamment issus de minorités ethniques, qui ont perdu confiance dans les institutions. On pense à la France et à tous ces jeunes séduits par Bardella et le FN-RN. Mais si Bardella peut séduire physiquement, on ne peut en dire autant du vieux Trump. Tenir des propos populistes et agressifs en attaquant les élites suffit-il pour se faire élire ? "Les électeurs se méfient tellement des élites actuelles qu’ils sont prêts à tout pour les faire tomber. Cela montre que le problème n’est pas seulement l’existence des populistes, mais l’impopularité des alternatives au populisme", dit encore Yascha Mounk. "La terrible réalité de cette élection, c’est que les républicains ont mieux su parler à cette majorité silencieuse que les démocrates. Et tant que les démocrates ne parviennent pas à se rapprocher de cette majorité, pourtant proche de leurs idéaux, ils perdront contre des populistes autoritaires et dangereux comme Trump."
Le parti pris identitaire est une arme dangereuse qui peut se retourner contre vous. Kamala Harris l'a vécu avec ces Arabes Américains qui lui ont tourné le dos estimant qu'elle se rangeait trop du côté des Israéliens laissant tomber les Palestiniens (4). Chacun voit aujourd'hui la politique de son seul point de vue.
C'est la règle du Je. Chacun prône la liberté individuelle. "C'est particulièrement vrai aux Etats-Unis, écrit Gérard Biard (5), où elle n'est vécue qu'à l'aune de l'individu et de ses seuls intérêts particuliers. La liberté y est moins une idée collective qui porterait l'esprit et le rêve américains qu'un empilement de droits à la découpe et à la demande." (...) "Aux Etats-Unis, qu'importent les grands discours, dans la loi comme dans les esprits, le je prévaut sur le nous." Y compris dans le camp démocrate. "A preuve son obsession presque pathologique à fractionner son électorat en de multiples communautés et à y associer des droits spécifiques, qui deviennent autant de marqueurs idéologiques à opposer aux républicains. Ce communautarisme de principe, outre le fait qu'il est une impasse sociétale, n'est qu'une forme d'individualisme de groupe." Et Biard de voir l'Amérique "presque décomposée en une multitude de tribus qui au mieux s'ignorent, au pire s'affrontent".
Mais abandonnons toute inquiétude : Donald Trump affirme aujourd'hui vouloir rassembler les Etats-(Dés)Unis. Son humour est particulier.
(1) https://www.lemonde.fr/international/article/2024/11/10/election-de-trump-realiser-qu-une-partie-croissante-de-ce-pays-rejette-tout-progres-en-dehors-de-ce-qui-est-blanc-masculin-et-heteronormatif-est-difficile-a-accepter_6386182_3210.html
(2) https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-18-20-un-jour-dans-le-monde/le-18-20-un-jour-dans-le-monde-du-jeudi-07-novembre-2024-9298145
(3) https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/09/yascha-mounk-le-probleme-n-est-pas-seulement-l-existence-des-populistes-mais-l-impopularite-des-alternatives-au-populisme_6384642_3232.html
(4) Voir sur ce blog "Colère masochiste", 3.11.2024.
(5) Gérard Biard, "Liberté, j'écris mon nom", Charlie Hebdo, 6.11.2024.
A lire aussi : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/11/naomi-klein-essayiste-kamala-harris-a-ete-emportee-par-la-vague-de-mecontentement-qui-traverse-les-democraties_6388121_3232.html