lundi 11 novembre 2024

Etats-Désunis

La victoire de L'Affreux pose question. Comment un personnage aussi repoussant peut-il être attractif ? Comment cet homme qui n'aime que lui peut-il recueillir d'autres voix que la sienne ? Comment ce milliardaire fils à papa peut-il symboliser le rejet de l'élite et du système, lui qui les incarne totalement ? Comment le vieux parti républicain s'est-il laissé dévorer par l'alt right ? Pourquoi le parti démocrate a-t-il été à ce point battu ? Les réponses sont nombreuses.

Pour beaucoup d'électeurs sans doute, et même d'électrices, un homme blanc - même si sa place devrait plutôt être en prison ou en hôpital psychiatrique - sera toujours préférable à une femme noire. 
"Se rendre compte qu’une partie importante – et croissante – de ce pays, non seulement rejette tout progrès en dehors de ce qui est blanc, masculin et hétéronormatif, mais est prête à participer activement à l’avancement et au renforcement d’un programme régressif, c’est vraiment difficile à accepter", déplore Kimberly Ellis, juriste, proche de Kamala Harris (1).

Il y a aujourd'hui la puissance de ces réseaux prétendument sociaux qui charrient des torrents de désinformation, de haine, d'insultes. Et qui n'admettent aucune limite à leur pouvoir. Elon Musk, présenté comme l'homme le plus riche du monde, a mis son immense réseau au service d'Ubu. Argent, pouvoir et cynisme font bon ménage. Les utilisateurs du réseau X savent maintenant clairement à quel jeu ils participent. Un jeu dangereux.
Le journaliste Stéphane Jourdain évoquait récemment sur France Inter (2) la Maffia PayPal, des milliardaires de la tech' qui ont fondé à la fin des années '90 ce système de paiement en ligne et constituent un des cercles d'influence les plus puissants des Etats-Unis. Elon Musk, Peter Thiel et David Sachs, fondateurs de PayPal, ont soutenu Trump, qu'ils n'apprécient pourtant pas, pour faire battre les Démocrates et leur volonté de réguler l'intelligence artificielle, les cryptomonnaies et la tech'. Ce sont des entrepreneurs de la Silicon Valley qui ont poussé Trump à choisir Vance, investisseur proche d'eux, comme vice-président.
Dans son premier discours après son élection, Trump s'est félicité d'avoir gagné grâce aux réseaux et a remercié, longuement et avec un enthousiasme débordant, ce "super genious" de Musk.
Pourtant, en 2016, Musk avait soutenu Hillary Clinton, puis Joe Biden en 2020. Il trouvait Trump trop vieux pour redevenir président. A l'époque, Trump était loin de le considérer comme un genious, mais plutôt comme un loser. En janvier de cette année, Musk avait annoncé qu'il ne choisirait aucun candidat.
De son côté, Thiel avait soutenu Trump en 2016, il était la seule figure de la Silicon Valley (SV) à l'avoir fait. Ce qu'il a regretté ensuite, déçu par la politique du président. Il trouvait le slogan MAGA (Make America Great Again) négatif et insultant pour les entrepreneurs de la SV.
Mais à partir du moment où Trump a choisi Vance, en juillet, le vent a tourné et il a obtenu aussitôt le soutien des entrepreneurs qui estiment que Vance connaît leur business et les laissera agir à leur guise, qu'il abrogera la régulation, qu'ils considèrent comme liberticide, de leur secteur et la taxation des grosses fortunes. Vance est fermement opposé à toute régulation de l'intelligence artificielle. Selon un expert, c'est surtout le rejet de l'administration Biden qui a motivé le vote d'entrepreneurs de la SV en faveur d'un Trump qu'ils n'estiment pas. Joe Biden, pour eux, a eu le grand tort de vouloir réguler les cryptomonnaies, encadrer le développement de l'intelligence artificielle et mener une enquête anti-trust contre les GAFAM. Trump incarne pour eux l'ultra-libéralisme, le laisser-faire total. Sa volonté de mener une guerre économique à l'UE et à la Chine et ses positions anti-wokistes ont achevé de les convaincre.

Autre raison à la victoire d'Ubu Trump : la persistance de Joe Biden à vouloir effectuer un second mandat. S'il avait respecté sa promesse de n'en faire qu'un seul et passé la main beaucoup plus tôt en laissant son parti organiser des primaires, le résultat aurait peut-être été différent.
Pour autant que les Démocrates aient changé de politique. C'est ce que pense le politiste américano-allemand Yascha Mounk, professeur à l’université Johns-Hopkins de Baltimore (Maryland). Dans une interview au Monde (3), il affirme que "les démocrates ont fondamentalement mal compris leur pays et la tendance politique du monde. Ils ont appliqué un schème de pensée identitaire qui les a coupés de la réalité. Ils ont pensé que le pays était divisé entre les Blancs et les personnes de couleur, qu’ils bénéficieraient toujours du vote des minorités ethniques et que la manière de les mobiliser était d’accepter les propos plutôt identitaires. Cela s’est révélé être une grande erreur."
Mounk constate que la victoire de Trump est due à des électeurs jeunes, notamment issus de minorités ethniques, qui ont perdu confiance dans les institutions. On pense à la France et à tous ces jeunes séduits par Bardella et le FN-RN. Mais si Bardella peut séduire physiquement, on ne peut en dire autant du vieux Trump. Tenir des propos populistes et agressifs en attaquant les élites suffit-il pour se faire élire ? "Les électeurs se méfient tellement des élites actuelles qu’ils sont prêts à tout pour les faire tomber. Cela montre que le problème n’est pas seulement l’existence des populistes, mais l’impopularité des alternatives au populisme", dit encore  Yascha Mounk. "La terrible réalité de cette élection, c’est que les républicains ont mieux su parler à cette majorité silencieuse que les démocrates. Et tant que les démocrates ne parviennent pas à se rapprocher de cette majorité, pourtant proche de leurs idéaux, ils perdront contre des populistes autoritaires et dangereux comme Trump."
Le parti pris identitaire est une arme dangereuse qui peut se retourner contre vous. Kamala Harris l'a vécu avec ces Arabes Américains qui lui ont tourné le dos estimant qu'elle se rangeait trop du côté des Israéliens laissant tomber les Palestiniens (4). Chacun voit aujourd'hui la politique de son seul point de vue. 

C'est la règle du Je. Chacun prône la liberté individuelle. "C'est particulièrement vrai aux Etats-Unis, écrit Gérard Biard (5),  où elle n'est vécue qu'à l'aune de l'individu et de ses seuls intérêts particuliers. La liberté y est moins une idée collective qui porterait l'esprit et le rêve américains qu'un empilement de droits à la découpe  et à la demande." (...) "Aux Etats-Unis, qu'importent les grands discours, dans la loi comme dans les esprits, le je prévaut sur le nous." Y compris dans le camp démocrate. "A preuve son obsession presque pathologique à fractionner son électorat en de multiples communautés et à y associer des droits spécifiques, qui deviennent autant de marqueurs idéologiques à opposer aux républicains. Ce communautarisme de principe, outre le fait qu'il est une impasse sociétale, n'est qu'une forme d'individualisme de groupe." Et Biard de voir l'Amérique "presque décomposée en une multitude de tribus qui au mieux s'ignorent, au pire s'affrontent".

Mais abandonnons toute inquiétude : Donald Trump affirme aujourd'hui vouloir rassembler les Etats-(Dés)Unis. Son humour est particulier.

(1) https://www.lemonde.fr/international/article/2024/11/10/election-de-trump-realiser-qu-une-partie-croissante-de-ce-pays-rejette-tout-progres-en-dehors-de-ce-qui-est-blanc-masculin-et-heteronormatif-est-difficile-a-accepter_6386182_3210.html
(2)  https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-18-20-un-jour-dans-le-monde/le-18-20-un-jour-dans-le-monde-du-jeudi-07-novembre-2024-9298145
(3) https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/09/yascha-mounk-le-probleme-n-est-pas-seulement-l-existence-des-populistes-mais-l-impopularite-des-alternatives-au-populisme_6384642_3232.html
(4) Voir sur ce blog "Colère masochiste", 3.11.2024.
(5) Gérard Biard, "Liberté, j'écris mon nom", Charlie Hebdo, 6.11.2024.
A lire aussi : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/11/naomi-klein-essayiste-kamala-harris-a-ete-emportee-par-la-vague-de-mecontentement-qui-traverse-les-democraties_6388121_3232.html

mercredi 6 novembre 2024

L'agent orange

Il devrait être en prison et il dirigera, à nouveau, les Etats-Unis. La démocratie est décidément un drôle de bazar. Les électeurs américains ne pouvaient dire qu'ils n'avaient pas encore essayé Trump, cet ennemi des femmes, de la démocratie, de l'état de droit. Ils connaissaient l'énergumène, menteur patenté, agressif, égocentrique, inculte, grossier, provocateur, avide de pouvoir et d'argent. Un perdant revanchard qui a fomenté un coup d'état, un homme condamné par la justice qui trimballe de multiples casseroles. Ils savent tout cela et ils le réélisent.
Les réseaux qu'on présente comme sociaux ont charrié des tombereaux de fausses informations, d'injures, de vidéos truquées, alimentés par les ennemis de la démocratie pour précisément venir à bout de celle-ci. Et ça marche. C'est évident à présent : Trump est d'extrême droite. "Son souhait pas vraiment caché est de reprendre la présidence et de s’accrocher au bureau Ovale jusqu’à la fin de ses jours pour devenir le premier dictateur des Etats-Unis", affirme l'écrivain américain Jérôme Charyn (1). Trump avait annoncé une chasse aux sorcières parmi les "ennemis de l'intérieur" et qu'après ce 5 novembre ses adeptes, suprémacistes, masculinistes, évangéliques, cyniques et naïfs, n’auraient plus besoin de voter par la suite. "La Heritage Foundation, le plus puissant groupe de réflexion conservateur du pays, s’efforce de l’aider à atteindre ce but avec le « Project 2025 », un plan qui prévoit de se débarrasser de tous les employés fédéraux et de les remplacer par des trumpistes fidèles de façon à faire de la Maison Blanche le siège du pouvoir du président dictateur pour les années à venir." (...) Une fois qu’il aura regagné la Maison Blanche, il prévoit d’utiliser les forces armées pour tuer dans l’œuf toute forme de trouble à l’ordre public, voire de tirer sur les manifestants si les choses venaient à lui échapper."
Comment peut-on faire confiance à un tel individu ? Trump n'a aucun souci des autres. Seule compte pour lui sa petite personne.  Sa réélection présage une catastrophe pour le climat, les réfugiés, les défavorisés, les femmes, l'Ukraine (2), le climat. Le monde courait à sa perte. Une majorité d'électeurs américains a décidé de le faire galoper.

(1) https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/03/jerome-charyn-romancier-le-5-novembre-pourrait-etre-la-date-de-la-derniere-election-legitime-aux-etats-unis_6373225_3232.html
(2) Poutine aurait esquissé ce qui ressemble à un sourire en apprenant la victoire de son ami. Ça ne lui était plus arrivé depuis la conquête de la Crimée.

lundi 4 novembre 2024

Houris, au nom de toutes les femmes

On l'espérait : "Houris", dernier roman de Kamel Daoud (1), vient de recevoir le Prix Goncourt. L'écrivain algérien y donne une voix à celles et ceux qui ne peuvent en avoir : toutes les victimes de la guerre civile qui a mis l'Algérie à feu et à sang entre 1990 et 2000. Une loi interdit d'en parler. Les 200.000 morts que cette période sanguinaire a engendrés n'existent pas. 
Alors, Kamel Daoud leur donne la parole, paradoxalement via une jeune femme qui n'a plus de cordes vocales. Affichant au niveau de la gorge un "sourire" figé de 17 centimètres, celle qui, enfant, égorgée par un islamiste, a senti sa tête quitter son corps, est enceinte et parle à cette "houri" à qui elle hésite à donner  la vie dans ce monde qui appartient aux hommes.
"Ici, une femme ne sort pas seule, ne lève pas les yeux du sol quand elle marche dans la rue, ne parle pas même à ceux qui l'accompagnent, ne voyage pas sans tuteur masculin et ne porte pas de pantalon qui souligne sa silhouette comme une seconde peau."

Double coïncidence, ce prix est attribué le jour où débute le procès des complices de l'assassin de Samuel Paty, égorgé par un islamiste, mais aussi alors même qu'on apprend (2) qu'une étudiante iranienne a été embarquée, il y a quelques jours, dans une voiture par des individus vêtus de noir. Ahou Daryaei s'était dévêtue et était en sous-vêtements devant l'université islamique Azad de Téhéran. L’agence iranienne Fars affirme qu'elle portait des vêtements « inappropriés » en cours et avait été mise en garde par les agents de sécurité de l’université. Selon certains témoins, ses vêtements auraient été déchirés par ceux qui lui reprochaient son impudeur. Elle s'est donc dévêtue pour protester contre les diktats de la police des mœurs qui réglemente la tenue des femmes. A quel niveau de désespoir faut-il être pour en arriver à mettre ainsi sa vie en danger ? On craint évidemment le pire pour elle. Selon les autorités iraniennes, elle aurait été envoyée dans un hôpital psychiatrique parce qu'elle aurait des problèmes mentaux. En Iran, une femme qui veut vivre librement est folle.
"La même semaine, rappelle Sophia Aram (3), de l’autre côté de la frontière, les femmes afghanes se sont vues interdire de parler entre elles, y compris dans leurs propres foyers. Une interdiction qui vient après celles de chanter, d’étudier, de porter des vêtements clairs, de posséder un téléphone portable, de porter des talons, de se déplacer seules, d’aller dans des parcs, de faire du sport, de parler à un médecin homme ou de parler en public. Après les avoir emmurées, les Talibans que d’aucuns rêvaient plus inclusifs qu’avant, ont visiblement choisi de bâillonner toutes les Afghanes."

" A nos malheurs, l'imam joignit ensuite "les femmes qui visitent les tombes, celles qui hurlent dans le deuil, celles qui mettent en colère leur époux". Et aussi celles qui se parfument en sortant, celles qui ajoutent des tresses à leurs cheveux, celles qui se promènent les chevilles nues, et l'imam continua et continua encore jusqu'à ce qu'il ne reste rien, d'aucune femme, pas une trace, pas un cheveu, que du sang sur les mâchoires de loups. Que des ombres poilues, des silhouettes muettes et des mortes aux voix douces pour dire "oui" à l'homme. Et dans le salon, après le rire féroce, on resta plongées dans un silence de rescapées, je te le jure. Pas seulement inquiètes, mais stupéfaites : pourquoi ce Dieu nous hait tant ? Qu'avons-nous fait pour le mettre en colère depuis trois mille ans ? Lui avons-nous volé la maternité du monde, le pouvoir d'accoucher et d'allaiter ? Lui avons-nous ravi le cœur des hommes ? Mon salon de coiffure était devenu une tanière de louves apeurées, de ventres clandestins. "
Kamel Daoud, Houris.

(1) Kamel Daoud, "Houris", Gallimard, 2024. Ce livre est interdit en Algérie.
https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/09/08/kamel-daoud-les-islamistes-ont-perdu-militairement-mais-gagne-politiquement_6307521_3260.html
https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/11/04/kamel-daoud-que-ce-livre-fasse-decouvrir-le-prix-des-libertes_6376278_3260.html
(2) https://www.lemonde.fr/international/article/2024/11/04/iran-une-etudiante-se-deshabille-devant-son-universite-pour-protester-contre-la-police-des-m-urs-avant-d-etre-arretee_6375455_3210.html
(3) https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-billet-de-sophia-aram/le-billet-de-sophia-aram-du-lundi-04-novembre-2024-3868538
Sophia Aram souligne l'hypocrisie du président du RN-FN qui a salué “le courage inouï de cette jeune femme iranienne“, mais qui, il y a quelques mois seulement, répondant à une question sur l’accueil des femmes afghanes, avait lâché : « Pardonnez-moi, mais je ne vois pas la plus-value pour la société française d’accueillir des gens de Tchétchénie ou des gens d’Afghanistan“.

dimanche 3 novembre 2024

Colère masochiste

Dans le Michigan, des Arabes américains annoncent qu'ils ne voteront pas pour Kamala Harris. Ils veulent lui "donner une leçon" pour le soutien apporté par le gouvernement américain à son homologie israélien. On peut comprendre leur émotion tant la situation est dramatique à Gaza. Mais la colère est rarement bonne conseillère.
Une jeune femme, un keffieh sur les épaules, affirme vouloir se ranger du côté de sa famille palestinienne et a dès lors l'intention soit de voter blanc - ce qui revient à aider à l'élection de Trump, soit de voter pour la candidate écologiste - qui soutient Poutine (ce qui revient également à favoriser Trump). Sa mère est d'origine palestinienne, son père d'origine syrienne. Se rend-elle compte que Trump est un fervent soutien de Netanyahou (1) ? Se rend-elle compte que la candidate dite écologiste en soutenant Poutine soutient le dictateur syrien qu'il a aidé à massacrer la population syrienne ? Se rend-elle compte que la leçon qu'elle veut donner à Harris c'est à elle-même, à tous les gens d'origine étrangère, aux femmes, à l'ensemble des Etats-Unis et bien au-delà qu'elle va la donner ? Laisser passer Trump, c'est ouvrir la voie au chaos.
Ce qui interpelle aussi, c'est cette appellation d'Arabes américains. On ne dit pas Américains d'origine arabe, mais Arabes américains. Comme on dit maintenant Africains-Américains ou Afro-américains. Comme si l'origine des ancêtres était primordiale par rapport à la nationalité. Cette vision communautariste d'une élection amène les uns et les autres à sortir d'une vision commune de l'avenir de leur pays. Pour autant qu'ils aient le souci de leur pays.