On l'espérait : "Houris", dernier roman de Kamel Daoud (1), vient de recevoir le Prix Goncourt. L'écrivain algérien y donne une voix à celles et ceux qui ne peuvent en avoir : toutes les victimes de la guerre civile qui a mis l'Algérie à feu et à sang entre 1990 et 2000. Une loi interdit d'en parler. Les 200.000 morts que cette période sanguinaire a engendrés n'existent pas.
Alors, Kamel Daoud leur donne la parole, paradoxalement via une jeune femme qui n'a plus de cordes vocales. Affichant au niveau de la gorge un "sourire" figé de 17 centimètres, celle qui, enfant, égorgée par un islamiste, a senti sa tête quitter son corps, est enceinte et parle à cette "houri" à qui elle hésite à donner la vie dans ce monde qui appartient aux hommes.
"Ici, une femme ne sort pas seule, ne lève pas les yeux du sol quand elle marche dans la rue, ne parle pas même à ceux qui l'accompagnent, ne voyage pas sans tuteur masculin et ne porte pas de pantalon qui souligne sa silhouette comme une seconde peau."
Double coïncidence, ce prix est attribué le jour où débute le procès des complices de l'assassin de Samuel Paty, égorgé par un islamiste, mais aussi alors même qu'on apprend (2) qu'une étudiante iranienne a été embarquée, il y a quelques jours, dans une voiture par des individus vêtus de noir. Ahou Daryaei s'était dévêtue et était en sous-vêtements devant l'université islamique Azad de Téhéran. L’agence iranienne Fars affirme qu'elle portait des vêtements « inappropriés » en cours et avait été mise en garde par les agents de sécurité de l’université. Selon certains témoins, ses vêtements auraient été déchirés par ceux qui lui reprochaient son impudeur. Elle s'est donc dévêtue pour protester contre les diktats de la police des mœurs qui réglemente la tenue des femmes. A quel niveau de désespoir faut-il être pour en arriver à mettre ainsi sa vie en danger ? On craint évidemment le pire pour elle. Selon les autorités iraniennes, elle aurait été envoyée dans un hôpital psychiatrique parce qu'elle aurait des problèmes mentaux. En Iran, une femme qui veut vivre librement est folle.
"La même semaine, rappelle Sophia Aram (3), de l’autre côté de la frontière, les femmes afghanes se sont vues interdire de parler entre elles, y compris dans leurs propres foyers. Une interdiction qui vient après celles de chanter, d’étudier, de porter des vêtements clairs, de posséder un téléphone portable, de porter des talons, de se déplacer seules, d’aller dans des parcs, de faire du sport, de parler à un médecin homme ou de parler en public. Après les avoir emmurées, les Talibans que d’aucuns rêvaient plus inclusifs qu’avant, ont visiblement choisi de bâillonner toutes les Afghanes."
" A nos malheurs, l'imam joignit ensuite "les femmes qui visitent les tombes, celles qui hurlent dans le deuil, celles qui mettent en colère leur époux". Et aussi celles qui se parfument en sortant, celles qui ajoutent des tresses à leurs cheveux, celles qui se promènent les chevilles nues, et l'imam continua et continua encore jusqu'à ce qu'il ne reste rien, d'aucune femme, pas une trace, pas un cheveu, que du sang sur les mâchoires de loups. Que des ombres poilues, des silhouettes muettes et des mortes aux voix douces pour dire "oui" à l'homme. Et dans le salon, après le rire féroce, on resta plongées dans un silence de rescapées, je te le jure. Pas seulement inquiètes, mais stupéfaites : pourquoi ce Dieu nous hait tant ? Qu'avons-nous fait pour le mettre en colère depuis trois mille ans ? Lui avons-nous volé la maternité du monde, le pouvoir d'accoucher et d'allaiter ? Lui avons-nous ravi le cœur des hommes ? Mon salon de coiffure était devenu une tanière de louves apeurées, de ventres clandestins. "
Kamel Daoud, Houris.
(1) Kamel Daoud, "Houris", Gallimard, 2024. Ce livre est interdit en Algérie.
https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/09/08/kamel-daoud-les-islamistes-ont-perdu-militairement-mais-gagne-politiquement_6307521_3260.html
https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/11/04/kamel-daoud-que-ce-livre-fasse-decouvrir-le-prix-des-libertes_6376278_3260.html
(2) https://www.lemonde.fr/international/article/2024/11/04/iran-une-etudiante-se-deshabille-devant-son-universite-pour-protester-contre-la-police-des-m-urs-avant-d-etre-arretee_6375455_3210.html
(3) https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-billet-de-sophia-aram/le-billet-de-sophia-aram-du-lundi-04-novembre-2024-3868538
Sophia Aram souligne l'hypocrisie du président du RN-FN qui a salué “le courage inouï de cette jeune femme iranienne“, mais qui, il y a quelques mois seulement, répondant à une question sur l’accueil des femmes afghanes, avait lâché : « Pardonnez-moi, mais je ne vois pas la plus-value pour la société française d’accueillir des gens de Tchétchénie ou des gens d’Afghanistan“.
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