dimanche 5 janvier 2014

Liberté chérie

La culture ultralibérale a envahi tout l'espace. Je fais et je dis ce que je veux quand je veux et comme je veux. Je suis l'unique guide de ma vie, ma propre référence. Les règles collectives ne devraient pas exister (sauf si elles peuvent me protéger).
Voilà pourquoi certains pensent que racisme et antiracisme sont juste deux opinions différentes qui doivent avoir les mêmes droits de s'exprimer.
Voilà pourquoi certains pensent que Dieudonné et les extrémistes ont le droit de dire ce qu'ils veulent, même s'il s'agit d'appels à la haine.
Voilà pourquoi tout gouvernement a toujours tort, quoi qu'il fasse.
Voilà pourquoi il faut détruire les radars.
Voilà pourquoi l'impôt que l'on paie est toujours trop élevé et les subventions que l'on reçoit ne le sont jamais assez.
Voilà pourquoi on doit avoir le droit de vendre et d'acheter ce qu'on veut (y compris le corps des autres)  quand on veut (y compris la nuit et le dimanche).
Voilà pourquoi certains défendent - même (et surtout) à gauche - le droit  (et parfois l'obligation)  de vivre selon les règles de sa communauté d'origine.
Voilà pourquoi nous devons pouvoir satisfaire nos besoins au moment même où nous les ressentons.
Voilà pourquoi les commentaires postés dans les forums sont souvent aussi agressifs qu'incompréhensibles.

Le philosophe Jean-Claude Michéa constate (1) qu'on trouve peu d'esprits à gauche "encore capables de critiquer - comme jadis Engels - la dynamique aveugle qui conduit peu à peu le marché capitaliste à désagréger l'humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière (ou - version saint-simonienne - à transformer la société en une agrégation d'individus sans liens, sans relations et n'ayant pour mobiles que l'impulsion de l'égoïsme)".
Selon Jean-Claude Michéa, ce sont aujourd'hui principalement "des intellectuels issus de la droite anticapitaliste qui parviennent le plus souvent (sous des formes, on s'en doute souvent très ambiguës et parfois ouvertement antisémites) à proposer (...) certaines des critiques les plus lucides de l'individualisme libéral, de ses fondements anthropologiques et de ses conséquences morales et culturelles sur la vie quotidienne des gens ordinaires". Il constate que ces critiques ont aujourd'hui presque entièrement disparu du discours de la gauche: "cette situation paradoxale - qui n'est, encore une fois, que la contre-partie logique de la conversion de la gauche à l'idée que le capitalisme est l'horizon indépassable de notre temps - n'a évidemment rien pour enthousiasmer les partisans d'une sortie aussi civilisée que possible du système capitaliste".

Question particulièrement sensible aujourd'hui: comment vivre-ensemble? Dans une société de dictature du moi et de disparition du surmoi, quelles lois, quelles normes, quelles valeurs, quels codes peuvent fonder une culture commune? Qu'est-ce qui est normal, qu'est-ce qui ne l'est pas? Quelles règles collectives nous permettent de vivre ensemble si chacun a les siennes, si le démolisseur de radar est juste un automobiliste en colère, si l'homme qui oblige sa femme à se couvrir entièrement n'est qu'un croyant dont il faut respecter la foi, si les propos de l'antisémite ou du raciste sont juste une opinion? Tant de gens sont aujourd'hui dans une surestime de soi qui les amène à l'irrespect de l'autre.
Le respect, écrit Alain Finkielkraut (2) marque la différence entre les hommes et les autres réalités naturelles: "le respect nous inhibe. Le respect nous tient en respect et nous interdit d'envahir le monde comme une force qui va. Le respect, c'est-à-dire, écrit Kant, une maxime de restriction, par la dignité de l'humanité en une autre personne, de notre estime de nous-même."
"Et toute la question, poursuit Finkielkraut, est de savoir ce qui va l'emporter du respect au sens défini par Kant de restriction de l'estime de soi-même ou du respect au sens dénoncé par Hobbes de volonté manifestée par chacun d'être évalué par son voisin au prix qu'il s'évalue lui-même. Deux régimes de respect se disputent aujourd'hui notre vivre-ensemble."

(1) Marianne, 20 décembre 2013.
(2) L'identité malheureuse, Stock, 2013.

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