samedi 12 novembre 2022

Zombies russes

La Russie est devenue Zombiland, estime Iegor Gran, un Zombiland toxique qui a permis la guerre d'Ukraine. Ils sont (très) nombreux ces Russes qui ont cessé de penser, n'ont aucun sens critique et accordent une confiance ou plutôt une foi aveugle dans leur gouvernement et leur tsar.
"Aucune preuve, aussi concrète soit-elle, n'est capable d'ébranler leurs certitudes. Non seulement, ils ne croient pas ce qu'ils voient, ils préfèreraient perdre la vue plutôt que de douter."
Dans "Z comme zombie" (1), Iegor Gran - écrivain français d'origine russe, fils du dissident Andreï Siniavski - multiplie les exemples de cécité dont font les preuves les Russes qui veulent croire que les Ukrainiens sont tous des nazis et se bombardent eux-mêmes pour pouvoir accuser la Russie.
Des familles russes se déchirent entre ceux qui voient et ceux qui croient. "Comment continuer à vivre quand, sous leurs airs affables, ceux que l'on croyait proches et qu'on pensait connaître sur le bout des doigts ne désirent rien d'autre que la guerre, adhèrent aux élucubrations sur la chienlit nazie et l'Ukraine qui les menace, justifient le bombardement sauvage des hôpitaux et des écoles ?"

Les informations débitées par la zombocaisse, comme certains appellent désormais la télévision russe - "cette boîte qui sonne creux et rend bête" - sont avalées comme parole d'Evangile par quantité de citoyens qui les répercutent autour d'eux sans le moindre recul. Et qu'on n'excuse pas cette foi aveugle par le fait que la télé serait la seule source d'information. Youtube reste accessible et est suivi quotidiennement par un tiers de la population russe. Et quantité de médias étrangers sont consultables via Internet.
Iegor Gran est stupéfait de découvrir l'agressivité de proches, parfois surdiplômés, face à une autre version des faits. Exemple parmi d'autres : "il est impossible de vaincre le peuple russe, ni à l'époque (1945) ni maintenant, car on est tous pour la Russie, tous on se lèvera pour se battre pour notre Union soviétique, et on les vaincra comme on les a déjà vaincus, alors depuis 1947 ils veulent encore une fois déchirer et empiéter sur notre territoire riche, ils n'en ont jamais assez de territoire, mais nous on ne laissera jamais notre terre, la victoire sera toujours pour les soldats russes, qu'on soutient, soldats, on vous soutient, toute la Russie vous soutient !". 

Cette certitude d'avoir absolument raison amène ces Russes à passer "haut la main le test d'Abraham" qui permet de se prouver à soi-même la force de sa foi en sacrifiant pour cela son fils. Au point de ne pas même récupérer les corps de leurs soldats perdus. "Personne ne les réclamait. Les parents de ces disparus s'en foutaient autant que le commandement militaire. Les zombies avaient d'autres priorités - fêter la destruction de leur voisin et des normes de la morale. Pouvoir enfin exprimer ce désir de barbarie qui les consumait de l'intérieur. Célébrer en somme leur grandiose métamorphose." Certains Russes revendiquent fièrement la qualité de zombie. Telle cette jeune qui, sur le réseau TikTok déclarait : "Oui, nous sommes des zombies et nous aimons la Russie ! Oui, nous sommes des zombies depuis plus de mille ans ! Dans notre ADN coulent probité, honneur, justice - telle est notre mentalité. Nous n'offrons qu'amour à ce monde. Mais quand notre peuple est maltraité, notre sang ne fait qu'un tour."

Et puis, "pour que la messe noire soit complète, il y a le Z", ce signe de soutien et de ralliement à cette guerre qui ne veut pas dire son nom (Z, initiale de Zapad, grand corps d'armée qui participe à la guerre). Des enfants, des lycéens, des hockeyeurs, de jeunes danseuses sont photographiés disposés de manière à former la lettre Z. "La Russie, cette mère vicieuse et salope, est prête à donner ses enfants pour le triomphe du Z." Ce Z est à la fois signe de ralliement et marquage des "traitres", ceux qui osent se montrer critiques par rapport à la guerre. "Ainsi, en fonction de l'endroit où on le met, le Z peut aussi indiquer l'opprobre. Signe d'appartenance quand on le met soi-même, signe de marquage de l'ennemi quand on l'estampille sur les autres : la différence peut être subtile, à ceci près que partout, en toutes occasions, le Z est malveillance."

Iegor Gran relève les interventions abjectes qui se sont multipliées sur les réseaux sociaux et même à la télévision appelant aux pires exactions contre les Ukrainiens. Même des femmes russes appellent leurs soldats à violer des Ukrainiennes.
Mais parfois on se surprend à rire face à l'amateurisme de ces grands professionnels que sont l'armée et les organismes de l'Etat russe. Par exemple, quand on découvre que le FSB (les service secrets russes) confond carte SIM et cartouche du jeu Les Sims, qu'il saisit chez de prétendus malfaiteurs des cocktails Molotov préparés dans des bouteilles en plastique (qui n'ont aucune chance d'exploser), où, pire - ou plus drôle, quand il prétend avoir trouvé de la "documentation nazie" avec la dédicace "Tue pour vivre, vis pour tuer" et qu'elle est signée en toutes lettres "signature illisible". On comprend que le faux document destiné à prouver la culpabilité des Ukrainiens devait être signé de manière illisible, mais l'agent du FSB ne l'a pas  compris de la même manière et a mis une application enfantine à exécuter les ordres. "On se croirait dans un film des frères Coen, et l'on se pince : qui peut gober une désinformation aussi mal dégoupillée ? Le zombie avale tout, et en redemande." 

Iegor Gran ne parvient pas à comprendre le pouvoir de Vladimir Poutine, "chaleureux comme une limace". Alors, "il faut bien l'admettre : notre zombie a choisi d'être zombie. Loin d'être une victime, il est le collaborateur actif de sa transformation, qu'il a désirée et fait mijoter juste ce qu'il faut pour que le processus devienne irréversible." (...) "La responsabilité du peuple russe dans les crimes en Ukraine est précisément celle-là : avoir patiemment construit d'immenses latrines à l'intérieur de leurs propres consciences, là où vivent d'habitudes raison et humanité, pour que les cyniques, les mafieux et les sadiques viennent s'y soulager."
L'analyse d'Iegor Gran est longue encore et sans pitié sur l'aveuglement, le cynisme et les contradictions de ces zombies qui permettent à Poutine, "ce leader absent et trouillard ", d'exercer ce pouvoir tyrannique et assassin. 

Tous les Russes ne sont pas, heureusement, des zombies. Les quelques centaines de milliers d'entre eux qui ont quitté, la mort dans l'âme, leur pays en témoignent. Et l'angoisse gagne de plus en plus de Russes : "Fin septembre, après l'annonce de la mobilisation, 70% des Russes se disaient "angoissés", un taux record jamais enregistré par l'Institut de sondage FOM, favorable au Kremlin. Un mois plus tard, le Centre Levada, un institut indépendant, rapportait que près de 9 Russes sur 10 se disaient "inquiets" de la situation autour de l'Ukraine." (2) Les dépenses pour les antidépresseurs ont augmenté de 70%, celles des calmants de 56 % depuis le début de la guerre. Les consultations psychologiques en ligne ont augmenté de 40% depuis la mobilisation et le nombre de personnes souffrant de dépression ne cesse d'augmenter.
Avec cette guerre, Poutine voulait rendre sa fierté au peuple russe, il en a fait, selon une psychologue, un pays qui "sera traumatisé pour longtemps".

(1) éditions P.O.L., 2022.
(2) https://www.lalibre.be/international/europe/guerre-ukraine-russie/2022/11/10/plus-rien-na-de-sens-les-russes-au-bord-de-la-crise-de-nerfs-a-cause-de-la-guerre-en-ukraine-HCK2IPOQFRDHDK2NISIMO24OGE/

1 commentaire:

Bernard De Backer a dit…

Il est certain que les Russes, en majorité, ont une lourde responsabilité. Non seulement en ce qui concerne leur passivité face à l'invasion et aux crimes de guerre en Ukraine (sans oublier la Syrie, entre autres), mais également pour leur déni ou "oubli" des crimes présents et passés dans leur propre société, essentiellement sous Staline (voir la liquidation de Mémorial). PS. Un petit détail : zapad veut dire "ouest" en russe. C'est intriguant.