mardi 9 avril 2019

De la complexité des arches

La perspective de la démolition des trois arches du Pont des Trous à Tournai a scandalisé d’innombrables personnes. Qui toutes se déclarent amoureuses d’un patrimoine intangible et estimaient que les politiques avaient, comme toujours, pris une décision unilatérale, contre l’avis de la population. Bel exemple ici encore de notre époque où chacun se fait une opinion sur un sujet en ayant lu trois mots sur Internet, se fait justicier et  tempête et vitupère ayant entendu une vache braire. La réalité est plus complexe. 
A commencer par celle des trois arches : elles ont beau être considérées comme intangibles, elles n’en ont pas moins été déjà changées, puisqu’elles ne datent pas du XIIIe siècle, comme les solides piliers du pont auxquels on ne touchera pas, mais d’après la deuxième guerre mondiale au cours de laquelle elles ont été détruites lors d’un bombardement. Elles ont été reconstruites en 1947, elles ont donc un peu plus de septante ans et non huit siècles.
Le Pont des Trous est une ancienne porte militaire du XIIIe siècle sur l’Escaut. Aujourd’hui déjà, son passage pose problème aux péniches actuelles. Il est difficile à franchir du fait de son étroitesse et est extrêmement dangereux en cas de crue. Mais il sera demain trop étroit pour permettre le passage aisé de péniches de gros tonnage. Or l’Escaut doit être mis à gabarit dans le cadre du projet du canal Seine Nord-Europe. Peut-être le pont aurait-il pu être contourné. Mais ce n’est pas une option qui a été retenue. La Commune de Tournai a consulté sa population en 2015 à propos de la modification des arches. Les citoyens pouvaient choisir entre une rénovation en pierre ou une figuration en résille métallique de la porte actuelle. Mais en réalité le passage des péniches de gros tonnage entraîne de plus importantes modifications dans le centre de la ville où l’administration wallonne a décidé d’élargir le fleuve et de reconfigurer, de manière importante, les quais et certains ponts. Des associations et de nombreux citoyens ont dénoncé un assujettissement de ce projet à ce qu’il considèrent comme des politiques néo-libérales : une ville, ses commerces, son patrimoine, sa relative tranquillité doivent-ils se soumettre aux exigences du trafic international ? Par ailleurs, la voie d’eau, voie d’avenir dans le cadre de la transition écologique, doit-elle être adaptée à un gigantisme des bateaux présenté comme inévitable ? Sur ces questions-là, fondamentales et complexes, il n’y eut ni débat public réunissant élus et citoyens, ni consultation populaire. Juste un bref débat et un vote en conseil communal et le titanesque chantier est en cours en centre-ville depuis plus d’un an et pour un moment encore. La consultation populaire fut donc résumée à un point de détail par rapport à l’ensemble du dossier : pierre ou résille pour les arches redessinées ? C’est le choix qui était alors offert aux Tournaisiens. Comme si, dans une famille, les enfants étaient consultés sur la couleur des murs de la cuisine (jaune ou vert ?) quand les parents décidaient seuls de transformer en hôtel la maison familiale. 
Les Tournaisiens qui avaient participé à cette consultation populaire (un sur cinq) avaient opté très massivement  pour la pierre. Mais suite aux protestations de nombreux citoyens estimant la réflexion trop courte (pour ne pas dire inexistante), la Ville de Tournai avait cependant mis en place, sur injonction du Ministre wallon en charge des voies fluviales, une procédure de concertation avec tous les acteurs concernés pour définir l’aménagement souhaité pour et autour de ce Pont des trous. Les portes du comité de concertation mis en place étaient largement ouvertes à qui voulait s’y investir. Cent quinze personnes – simples citoyens, représentants d’associations, architectes, fonctionnaires et élus communaux - ont participé à une dizaine de réunions en deux mois et demis pour aboutir à un projet unanimement reconnu pour sa qualité et sa prise en compte de tout l’environnement de ce monument. Ce croisement de regards, d’expériences, d’envies, d’idées et de besoins divers a créé de l’intelligence collective. La qualité des échanges a notamment été rendue possible par l’intervention d’un organisme dont le rôle est précisément de « faciliter le contact humain pour la rencontre réelle et co-créative entre décideurs et utilisateurs à travers l’intelligence collective, la conscience systémique et la collaboration » (1). Ce processus participatif a cherché la transparence : les rapports de chacune des réunions ont été rapidement publiés sur le site de la ville et diffusés à la presse et via les réseaux sociaux, de manière à établir une confiance suffisante et à tenir informés tous les citoyens qui ne participaient pas activement au processus. Au terme de celui-ci, il revenait au pouvoir politique, maître d’œuvre, de prendre une décision. Forts de cette expérience fructueuse, de nombreux participants ont souhaité que celle-ci soit étendue à tous les grands projets publics futurs. Tout en s’interrogeant : comment permettre à tous les acteurs-citoyens de s’impliquer utilement et efficacement dans de multiples processus similaires, en connaissant les limites du bénévolat ? Et surtout comment faire en sorte que toutes les catégories de la population d’une commune participent à ce type d’assemblée, sans qu’en soient exclues les populations les plus défavorisées ? 
Bref, pour revenir au Pont des trous, le processus participatif aboutit à un projet riche, prenant en compte le nouvel aménagement du pont et son environnement et proposant, notamment, de nouvelles arches résolument contemporaines. Le Conseil communal avait promis de respecter les propositions qui sortiraient de ce groupe largement ouvert. Il vota donc pour ce projet.
Deux ans plus tard, c’est-à-dire tout récemment, à l’approche du chantier, les réseaux prétendument sociaux s’affolent : on va détruire le Pont des trous ! Stéphane Bern, fondus du moyen-âge, Gilets jaunes, journaux français, citoyens au fait du dossier ou en ignorant tout ont dit, chacun à sa manière, haut et fort leur indignation, certains venant même de loin manifester leur désaccord avec un projet qui avait fait l’objet d’une réflexion approfondie et qui avait pris forme à l’issue d’un processus complexe de consultation populaire.                            Et voilà qu’à deux mois des élections régionales, fédérales et européennes, un ministre régional CDH décide de jeter à l’eau le projet de nouvelles arches (2). On démolit les fausses vieilles et on reconstruira à l’identique. Et pas question d’approche actuelle, même en améliorant le projet caricaturalement baptisé McDonald. Tous les spécialistes, affirme-t-il, sont opposés au projet contemporain. Il faut donc comprendre qu’il n’y en avait aucun parmi les cent quinze personnes qui ont participé à la réflexion pendant deux mois et demis et que ce sont eux qui ont raison. « Un permis va être accordé en mai ou juin pour la partie élargissement et déconstruction », annonce le ministre. Puis, un autre permis le sera, plus tard, pour un projet qui reste à définir. Mais « le caractère médiéval du pont doit être totalement préservé », déclare martialement le ministre. Même s’il ne l’est plus depuis la seconde guerre mondiale. Va-t-on construire avec des pierres du Moyen-Age, avec des techniques de l’époque, avec des maçons habillés en tenue de l’époque ? Le temps doit-il s’arrêter ?, demandent les défenseurs d’une approche contemporaine (3) qui rappellent les exemples d’aménagement réussis tels que la pyramide du Louvre à Paris ou la bulle de verre au sommet du Reichstag à Berlin. On ne manque pas d’exemples de bâtiments anciens adaptés avec goût et talent aux matériaux et styles actuels. Faut-il faire semblant, faire du faux vieux ? Faut-il figer une ville dans une illusion de passé ?
Les questions que pose ce dossier passionnel sont nombreuses. Bien sûr, il est réjouissant que tant de gens se mobilisent pour défendre leur patrimoine,  mais les réseaux prétendument sociaux ne sont-ils pas, en la matière en tout cas, fondamentalement conservateurs ? Pour prendre une décision par rapport à un projet d’intérêt général, faut-il donner la préférence à une consultation populaire où chacun se positionne par rapport à son goût personnel ou à une réflexion collective via un processus participatif plus large, prenant en compte tous les aspects du dossier concerné ?                                                                                
Les référendums et consultations populaires se résument, trop souvent, à poser une question simple (ceci ou cela, oui ou non ?) à propos de problèmes complexes. On le voit par l’exemple du Pont des trous, on peut imaginer des processus de « co-construction » souples et créatifs qui permettent aux citoyens de prendre pleinement la place qui leur revient dans le jeu démocratique. Ce qui passe par une réflexion et une expression collectives de ces citoyens plutôt que par le recueil de la somme d’avis individuels, le plus souvent émotionnels. A l’heure où le Gouvernement français tire un premier bilan de son Grand débat, voici – par rapport à la réflexion sur les outils participatifs – ma pierre à l’édifice. Ou mon bout de résille.

(Pour l’anecdote, on notera que c’est le groupe politique communal qui s’appelait autrefois CDH et s’est rebaptisé Ensemble aux dernières élections communales qui s’est associé au ministre CDH pour annoncer cette décision. Sans doute vaut-il mieux qu’il assume son appartenance au CDH. Faire jeter à la poubelle un projet collectif et s’appeler  Ensemble est pour le moins contradictoire.)

(Re)lire sur ce blog: "Démocratie de l'esthétique", 22.10.2015.
(2) http://www.notele.be/it9-media63913-pont-des-trous-la-mort-du-projet-contemporain-actee-par-carlo-di-antonio.html
(3) http://www.notele.be/it12-media63998-samedi+-debat-citoyen-apres-la-mort-du-projet-contemporain-du-pont-des-trous.html


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