mardi 6 octobre 2020

Le Débat est clos

La revue Le Débat n'aura jamais quarante-un ans. L'historien Pierre Nora, qui en est le fondateur, vient de décider de mettre fin à cette revue générale d'idées, sous-titrée "Histoire, politique, société". L'heure n'est hélas plus au débat, constate-t-il, inquiet (1). "La revue a commencé dans les années 1980, un moment historique très précis, celui où s'épuisait l'idée révolutionnaire, moment où les intellectuels se ralliaient à la démocratie: ils comprenaient qu'on vivrait toujours avec des gens avec lesquels on n'est pas d'accord, et que le but n'était pas de les anéantir, mais de discuter avec eux. On entrait dans le débat." Et Nora de constater, amer, que cette période est terminée. Le changement, c'est "la montée des radicalités, pour lesquelles et avec lesquelles le débat est absolument impossible. Ce sont des gens qui ne veulent pas débattre, ils sont enfermés dans leur identité. Ma crainte, c'est que la cancel culture, qui est à mon avis une néantisation de la culture, n'arrive massivement en France." Pierre Nora parle à propos de cette culture du flingage de "guerre civile intellectuelle". Voilà plusieurs années que sont nombreux ceux qui, incapables de débattre, se sentent insultés par ceux qui ne sont pas d'accord avec eux. Mais ces derniers temps, ce sentiment d'être insulté se traduit en chasse à l'homme ou à la femme qu'il s'agit de faire disparaître des réseaux prétendument sociaux, de boycotter ou de faire licencier. Le terrorisme intellectuel est à la mode.

Pierre Nora déplore s'être trouvé si souvent, trop souvent, face à des gens qui "nous nient et ricanent". Il évoque un article de Mediapart : "ils commencent avec quelques précautions verbales en disant que la fin d'une revue est toujours triste, mais ils sont très contents que Le Débat s'arrête. Ils cachent à peine leur joie, ils la cachent habilement, et disent finalement que si nous disparaissons, c'est que nous n'avons rien compris, que nous l'avons bien cherché. Il faut répondre à ça". L'historien et éditeur en appelle au combat des Lumières: "il s'agit de travailler contre cette carapace identitaire qui est en train de gangrener l'esprit public. Les identitaires excluent, ils chassent littéralement ceux qu'ils considèrent comme l'expression du vieux monde". 

Un (vrai) débat est censé enrichir ceux qui y participent. On y apprend des faits qu'on ignorait, on y entend des arguments et des points de vue auxquels on n'avait pas pensé, on y affine ses réflexions. On peut en sortir plus nuancé, plus intelligent, plus riche. Encore faut-il en avoir envie, oser prendre le risque de douter, de sortir de ses certitudes. Il plus facile de crier ses vérités, d'aboyer, d'attaquer. 

(1) "Pierre Nora, "Les carapaces identitaires sont en train de gangrener l'esprit public", propos recueillis par Yann Diener, Charlie Hebdo, 16.9.2020.


1 commentaire:

Bernard De Backer a dit…

Grand lecteur du Débat, sa disparition me désole profondément, d'autant qu'elle a une signification plus vaste qui est l'objet de ce billet. Mais les trois animateurs de la revue (Nora, Gauchet et Pomian) n'ont rien fait pour préparer leur succession. Il n'y avait pas de comité de rédaction et j'ai eu un jour la surprise de reçevoir un mail de Gauchet himself, après avoir signalé un erreur de référence me concernant dans l'article d'un ami polonais. Il était vraiment au four et au moulin. Une excellente revue d'engagement intellectuel, qui sera passée à côté d'un sujet capital (comme Pierre Nora l'a reconnu sur France Inter) : l'écologie.