vendredi 26 février 2021

Les censeurs indignés

La méthode est maladroite et contestable, mais l'intention est louable. La Ministre française de l'Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a mis lourdement les pieds dans le plat. Dénonçant la montée de l'« islamo-gauchisme » à l'université, elle a demandé au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) une enquête sur « l'ensemble des recherches » menées en France.
Le milieu universitaire s'offusque, refuse de voir la gangrène qui le gagne. Le CNRS lui-même s'indigne, affirmant que l'islamo-gauchisme « ne correspond à aucune réalité scientifique ». Peut-être pas à une réalité scientifique, mais bien à une réalité qui se banalise. Et même une réalité de bon ton qui s'est répandue comme un virus dans une bonne partie de la gauche et de l'extrême gauche, défiant toute rationalité. Après l'assassinat de Samuel Paty, une centaine d'universitaires publiaient une tribune dans Le Monde : « Il serait temps, disaient-ils, de nommer les choses et aussi de prendre conscience de la responsabilité, dans la situation actuelle, d’idéologies qui ont pris naissance et se diffusent dans l’université et au-delà ».

Aujourd'hui, six cents autres universitaires tempêtent contre la ministre: qu'elle s'occupe de la condition des étudiants que la pandémie a précarisée plutôt que de se mêler des contenus de l'enseignement. Faut-il comprendre qu'elle doit s'occuper uniquement des corps et non des esprits? Attend-on de la ministre qu'elle se contente d'allouer des subventions et se taise sur les dérives intellectuelles auxquelles elle assiste comme nous?

Le philosophe et politologue Pierre-André Taguieff, même s'il est critique sur la méthode, salue "cette prise de conscience et cette initiative" de la ministre. Il suggère, de plus, "un rapport dans le même cadre, mais dans une perspective tout autre, sur le statut des fausses sciences sociales calquées sur l’idéologie décoloniale, la théorie critique de la race et l’intersectionnalisme. L’enquête et l’évaluation critique sur les dérives militantes et les impostures intellectuelles dans les milieux académiques rempliraient une fonction démystificatrice et contribueraient à la lutte contre le nouvel obscurantisme", estime-t-il (1).

Certains ignorants le clament haut et fort: en utilisant le terme islamo-gauchisme, la ministre reprend un terme inventé par l'extrême droite. Rien de plus faux. "J’ai forgé l’expression islamo-gauchisme, rappelle Taguieff, au début des années 2000 pour désigner une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche (que je qualifie de gauchistes), au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle grande cause révolutionnaire à vocation universelle. (...) Les convergences idéologiques et les alliances militantes entre islamistes et gauchistes dérivaient d’un commun antisionisme radical, c’est-à-dire de la forme contemporaine de la judéophobie. L’extrême gauche n’était pas encore convertie à l’islamophilie inconditionnelle et la lutte contre l’islamophobie – slogan du fréro-salafisme – n’était pas encore le grand thème mobilisateur."

Pierre-André Taguieff s’étonne de voir que la direction du CNRS « condamne l’emploi du terme  islamo-gauchisme au nom de la défense de la liberté académique ! Pourquoi ne pas condamner aussi l’usage des termes politiques comme néonazisme, néofascisme, extrême droite ou islamisme, voire diversité ou universalisme, en tant que slogans politiques ne renvoyant à aucune réalité scientifique » ? Le politologue est clair: "un tel parti pris témoigne surtout d’une affligeante ignorance de ces questions et d’une grande perméabilité aux modes intellectuelles". 

"Cette expression (islamo-gauchisme) désigne quelque chose de précis, explique Natacha Polony dans Marianne (2): la complaisance, jusqu’à l’alliance objective, de nombre de militants gauchistes pour l’islamisme au nom de la défense des musulmans comme minorité opprimée et de la détestation de l’Occident." Et l'ennemi devient alors celui qui s'oppose à l'islamisme malgré l'extrême violence dont use celui-ci, plus encore dans des pays musulmans qu'occidentaux. "À l’extrême gauche, décrypte Taguieff, cet antiracisme islamisé tend à remplacer le vieil antifascisme communiste. On peut voir dans ces attitudes et ces comportements le résultat de la stratégie des Frères musulmans qui jouent sur la culpabilisation et le victimisme pour conquérir l’opinion occidentale. Bref, l’Occident mécréant-islamophobe (pour les islamistes) ou capitaliste-raciste (pour les gauchistes) est toujours le seul coupable."

Pas question de nier les faits racistes commis dans nos sociétes, ni de délégitimer les études sur les questions de race et les formes de racisme, mais il faut, précise encore Taguieff, expertiser sérieusement les travaux réalisés dans ce domaine. "Or, en langue française, la plupart d’entre eux se présentent comme des catéchismes ou des bréviaires idéologiques, fabriqués paresseusement à coups d’emprunts aux publications militantes étasuniennes, et appliquant mécaniquement à la société française des outils conceptuels forgés pour analyser l’ordre social-racial américain, tel le racisme systémique (dit auparavant institutionnel ou structurel). Transposé par les activistes académiques à la française, cela donne le racisme d’État, pur fantasme, alors que ce qui caractérise la France, c’est son antiracisme d’État."

Taguieff rappelle que, en 2003-2004, Michel Laurent, alors premier vice-président de la Conférence des présidents d’université (CPU) et président de l’université d’Aix-Marseille II, "s’inquiétait de la poussée de tendances communautaristes, le plus souvent à caractère religieux, et précisait que ce phénomène constitue à la fois une réalité que certains d'entre nous vivent au quotidien, et, plus largement, un sujet de crispation politique et de revendication dans notre société ». C'était il y dix-sept ans. La CPU n'est plus aujourd'hui constituée que "d'heureux dormeurs" et le phénomène n'a fait que s'accroître. Ce qui n'empêche pas des intellectuels, des élus de gauche et d'extrême gauche, des journalistes de s'indigner de la volonté de la ministre d'enquêter sur ces dérives. "Une fois de plus, écrit Natacha Polony, la bêtise politicienne risque de faire rentrer dans le rang les quelques esprits lucides qui commençaient à faire entendre une autre musique." Combien faudra-t-il encore, avant que la réalité soit vue en face, de spectacles interdits, de conférenciers conspués, d'enseignants virés dans les universités parce qu'ils n'entrent pas dans la ligne fixée par le politbureau de quelques censeurs décoloniaux? "Pourquoi donc, demande P.A. Taguieff, s’indignent-ils pompeusement devant une légitime demande d’enquête objective sur des dérives idéologiques et des pratiques douteuses observables dans certaines universités devenues des temples du décolonialisme et des territoires conquis de l’islamo-gauchisme alors que nombre d’enquêtes journalistiques, ces dernières années, ont mis en évidence le phénomène ? Comment ces indignés peuvent-ils ignorer, par exemple, les travaux de Bernard Rougier, de Gilles Kepel et d’Hugo Micheron sur l’imprégnation islamiste de la société française, et en particulier du champ universitaire ? Comment peuvent-ils ignorer que cette imprégnation commence dès l’enseignement secondaire, comme l’a montré Jean-Pierre Obin dans ses travaux ?" Le terrorisme intellectuel ne correspond peut-être pas à une réalité scientifique, mais est bel et bien une réalité inquiétante. Taguieff n'utilise pas la langue de bois pour parler de ces terroristes à la mode. "Les chercheurs ou les enseignants-chercheurs qui disent s’inquiéter de ce projet d’enquête sur leurs pratiques et la qualité scientifique de leurs travaux sont pour beaucoup des militants décoloniaux, indigénistes et pseudo-antiracistes, pour la plupart pro-islamistes et parfois antijuifs, qui craignent que soit établie la médiocrité ou la nullité de leurs prétendus travaux scientifiques ainsi que dévoilées leurs actions d’endoctrinement et de propagande dans le cadre de leur enseignement ou sous couvert de colloques ou de séminaires militants (parfois fermés, non mixtes). Ils sont les premiers à ne pas respecter la liberté d’expression de leurs contradicteurs au sein du champ universitaire, à les diffamer (réactionnaires, racistes, islamophobes, etc.) et à jeter aux orties les libertés académiques, en empêchant les conférenciers dont ils n’aiment pas les idées de les exprimer librement. Ces censeurs, ces inquisiteurs et ces intolérants des gauches radicales installés dans l’Université sont les véritables maccarthystes de notre temps, qui ont mis en place un nouveau terrorisme intellectuel et installé un conformisme idéologique inédit. Ils prennent la posture victimaire dès qu’ils font l’objet d’une analyse critique."

A lire: Pierre-André Taguieff, "L'Imposture décoloniale - Science imaginaire et pseudo antiracisme", éd. de l'Observatoire, 2020.

A passer: le test de Charlie Hebdo "Pourriez-vous obtenir une chaire d'islamo-gauchisme?" https://charliehebdo.fr/jeux/quiz/pourriez-vous-obtenir-une-chaire-dislamo-gauchisme/?utm_source=sendinblue&utm_campaign=QUOTIDIENNE_23022021_-_ABONNES&utm_medium=email

A consulter: le site http://decolonialisme.fr/

(1) https://www.marianne.net/societe/entretien-avec-pierre-andre-taguieff-premiere-partie-quest-ce-que-lislamo-gauchisme

(2) https://www.marianne.net/politique/gouvernement/islamo-gauchisme-betise-politicienne-et-aveuglement-universitaire?utm_source=nl_quotidienne&utm_medium=email&utm_campaign=20210225&xtor=EPR-1&_ope=eyJndWlkIjoiMWRhMjc0MDM2MDEzNTMyNzJkNjYxMmIyOWM2M2NiMDAifQ%3D%3D

1 commentaire:

Bernard De Backer a dit…

Ce texte de Taguieff, dont j'avais déjà lu quelques ouvrages (et même fait une recension de "Le sens du Progrès" publiée par Etopia), est très intéressant car il met bien les choses en perspective dans le temps depuis 2000. Je pense que tu fais bien d'utiliser le mot "puritain" (dans le billet suivant), car il y a quelque chose de religieux dans cette "passion de la pureté". De religion séculière (expression forgée par Raymond Aron), sans transcendance, comme l'étaient les totalitarismes du siècle passé. Je le perçois d'autant mieux que je travaille sur la "Grande révolution culturelle" qui est d'un registre semblable, toutes choses étant en partie inégales par ailleurs. Et que j'ai fait une recension de "La démocratie à l'épreuve des totalitarismes" de Gauchet pour La Revue nouvelle (en son temps - je crois que cela ne passerait plus maintenant, Gauchet étant classé dans la rubrique des "réactionnaires" par la RN....).

Taguieff écrit : "Peut-être faut-il supposer, outre une « préférence pour l’extrémisme » bien partagée, une certaine communauté de perception de la réalité sociale jugée intolérable et d’aspiration à un monde juste, pour ainsi dire purifié, sans discriminations – substitut de la « société sans classes » –, ainsi qu’une même propension à idéaliser le sacrifice de soi pour une grande cause, qui nourrit l’admiration pour l’héroïsme révolutionnaire projeté sur la mort en « martyr » du jihadiste. C’est ce qui expliquerait le transfert des passions révolutionnaires du communisme au communautarisme, le sujet révolutionnaire passant du prolétariat à l’oumma."

Car il y a bien une passion à l'oeuvre, comme l'avait pointé Michel Hellas (ex journaliste RTBF) dans son livre "La passion totalitaire".