dimanche 21 mars 2021

Le paradoxe de la gauche

On l'a écrit déjà: en France, les sondages sont inquiétants (1). Si l'élection présidentielle avait lieu aujourd'hui, la fille à papa Le Pen et Emmanuel Macron seraient au coude-à-coude au second tour. Le plus choquant est de lire que, face à ce duel, de très nombreux électeurs de gauche préfèreraient rester devant leur télé ou aller à la pêche que d'aller voter. Pas question de soutenir un candidat qui n'est pas le leur  et qui les a trop déçus et plus question - comme vingt ans auparavant - de faire barrage à l'extrême droite. Advienne que pourra. Le système français est pourtant ainsi fait qu'au second tour de l'élection on vote pour le moins pire. Ce second tour est celui de la dernière élimination. Et tant pis si le candidat choisi par défaut ne fait pas rêver. Mais ces électeurs veulent garder les mains propres. La pureté idéologique est leur valeur principale. Si Macron repasse, ce ne sera pas grâce à eux, disent-ils. Mais si Le Pen gagne, ce sera à cause d'eux. Certains, analyse Gérard Biard (2), parient sur la stratégie du chaos, pensant (de manière faussement naïve) que le peuple de gauche se réveillera si l'extrême droite arrive au pouvoir. Qu'à défaut de se mobiliser pour un projet politique, la gauche le fera pour s'opposer à la dynastie Le Pen.

"Permettre à un parti comme le RN d'exercer le pouvoir, c'est, écrit Gérard Biard, avoir la mémoire historique très courte et un sens de l'observation politique pour le moins défaillant. C'est être aveugle sur ce qu'est, concrètement, l'extrême droite. Il suffit de voir quels dégâts a faits, en seulement quatre ans, la présidence de Donald Trump, dans un pays où les contrepouvoirs sont autrement plus importants qu'en France..." Ceux qui sont dans le ni-ni (ni Le Pen, ni Macron) devraient effectivement prendre des leçons aux Etats-Unis: en 2016, la gauche et le centre n'ont pas pris suffisamment conscience du danger extrême que représentait Ubu Trump. En 2020, ils se sont mobilisés, non parce que Joe Biden suscitait leur enthousiasme, mais parce qu'il fallait stopper l'entreprise de démolition et de haine qu'incarnait Trump. Dans six ans, en France, les mêmes non-électeurs aux mains blanches devront-ils se mobiliser pour dégager la clone de Trump qu'ils auront laissé élire? 

Une bonne partie de la gauche n'a plus aujourd'hui de projet de société mobilisateur et s'axe principalement sur la défense des minorités, dénonçant le racisme, le sexisme, l'homophobie et même l'islamophobie. Certains, foulant aux pieds l'universalisme, soutiennent même le communautarisme et le relativisme culturel. Ils ne semblent pas vouloir se rendre compte de l'immense gâchis provoqué par un Trump ou un Bolsonaro qui ont réussi à diviser plus encore les sociétés qu'ils ont présidés. "Les gens ne réalisent pas encore tout à fait que nous vivons sous un régime d'extrême droite, affirme le réalisateur brésilien Kleber Mendonça Filho (3). Les militaires ne débarquent pas chez nous au milieu de la nuit, mais la destruction est insidieuse, et l'agression, permanente. Contre les femmes, les gens de couleur, les homosexuels, les artistes. Les actions sont moins spectaculaires, mais tout aussi redoutables, l'abandon et la déconsidération font vivre la population dans un état de dépression dont on peut voir les symptômes physiques partout (...). Le Covid et sa négation par le gouvernement, la négligence à l'égard de ceux qui souffrent ne font que renforcer la brutalité de l'époque."

Le Pen au pouvoir, ce sera le droit pour ses soutiens de se lâcher, de cracher sur les étrangers, les femmes, les homos, de les agresser. Ce sont toutes celles et tous ceux qui ne sont dans la norme qui paieront les premiers une présidence de Marine Le Pen. Et celles et ceux que la gauche considèrent aujourd'hui comme des victimes seront demain les proies d'un pouvoir qu'aura laissé s'installer une partie de cette même gauche aux mains pas si propres.

Reste à espérer, à défaut d'un système présidentiel renouvelé, un autre duel au second tour, une mobilisation de la gauche autour d'une personnalité rassembleuse et d'un projet de société fort. Mais on peut craindre que chacun y aille de sa candidature personnelle - MélenChe s'est déclaré avant tous les autres - parce que ce qui compte, bien sûr, c'est l'intérêt collectif et le succès de la gauche. Et qui mieux que chacun des candidat-e-s pour y parvenir? 

(1) (Re)lire sur ce blog: "Les loups regardent vers Paris", 4.2.2021.

(2) Gérard Biard, "Et si essayait Le Pen?", Charlie Hebdo, 10.3.2021.

(3) Laurent Rigoulet, "Le Brésil en est à un tel point d'absurdité!", Télérama, 17.2.2021.

2 commentaires:

Bernard Tomasi Debeire a dit…

Toutestdit, clairement, fortement, simplement.
Le pire n'est évidement jamais sur, mais ??
MelenChe n'est heureusement quand même pas toute la gauche et toute la gauche n'est pas sous l'emprise de la dérivé identitaire (je n'en reviens d'ailleurs toujours pas..).!
Des contre-feux s'allument quand même ça et là: par exemple ce blog sur lequel je suis tombé par hasard et qui me dé-deprime. Nul ne peut dire si ça suffira. En tout cas ne pas baisser les bras.

Bernard De Backer a dit…

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les responsabilités d'une certaine gauche dans la "lepenisation des esprit", et pas qu'en France (USA et UK, par exemple ; Biden est un petit miracle du Covid 19). Mais tu en dis une bonne partie pour ce pays. Je ne vois en effet pas qui à gauche pourrait être au second tour

Ce qui est étonnant, si j'ai bien lu Le Monde de ce jour, c'est que trois sondages donnent quand même Macron vainqueur au second tour : "Les trois donnent Marine Le Pen en tête au premier tour, avec 25 % des intentions de vote (28 % selon l’IFOP), et Emmanuel Macron vainqueur au second, par 53 % contre 47 % pour Marine Le Pen selon Harris Interactive et l’IFOP, 56 % contre 44 % pour Ipsos. Il faut naturellement être prudent : Marine Le Pen avait des sondages aussi favorables avant la dernière élection présidentielle, entre 29 % et 33 % des intentions de vote, alors qu’elle n’a finalement obtenu que 21,30 % des voix au premier tour de 2017."

Bon, ce sont des sondages. L'essentiel est ailleurs.