samedi 13 mars 2021

Les chasseurs de pécheurs

Les censeurs, les purs, les décoloniaux, les identitaires rêvent d'êtres exemplaires, de modèles sans tache. Ils ont jeté à l'eau les statues de colons, liquidé des cérémonies de prix les artistes soupçonnés de crimes sexuels, empêché des spectacles et des expos qui les dérangent, appelé à licencier les profs qu'ils jugent coupables de ce qu'ils appellent islamophobie. Ces anges purificateurs sont les nouveaux juges, flingant qui ne pense pas comme eux, condamnant sans procès.

Il faut, disent-ils, débaptiser les artères de nos communes, les écoles, les centres culturels qui portent les noms de personnages autrefois illustres mais qui furent nuisibles. Les valeurs et les références ont heureusement changé et il n'est que normal qu'on jette aux oubliettes les statues d'esclavagistes et de dictateurs. Mais leurs excès les amènent à réécrire l'Histoire ou à n'en garder que ceux qu'ils ont choisis. Et tant pis pour ceux qui, pensait-on, avaient apporté une contribution positive à leur société. Tant pis pour Churchill, pour de Gaulle, pour Gandhi, pour Lincoln qui, même s'ils ont été des acteurs de paix, ont le grand tort de ne pas avoir été des êtres parfaits. Le moindre péché les conduit à la relégation, voire à l'enfer.

En janvier dernier, le Conseil académique de San Francisco a décidé de débaptiser de nombreuses écoles qui portaient les noms de présidents américains, de maires de la ville et d'autres notables, tous considérés comme racistes, conquistadors ou ayant eu un lien avec l'esclavage, le racisme ou l'oppression. Parmi eux, Abraham Lincoln. Son crime: n'avoir pas gracié 38 des 303 Sioux condamnés à mort par un tribunal en 1862. Peu importe que Lincoln, encore considéré comme le plus grand président des Etats-Unis, ait empêché que se crée dans le sud des Etats-Unis un Etat fondé sur l'esclavage des Noirs, peu importe qu'il ait signé le traité d'Emancipation qui mit fin définitivement à cet esclavage, cette absence de grâce le voue aux noires gémonies. "Selon la logique du conseil académique, toute offense liée au racisme, au sexisme, au colonialisme ou au non-respect de l'environnement contrebalance tout le bien qu'a pu faire quelqu'un", écrit le San Francisco Cronicle (1). Paul Revere et Thomas Edison figurent aussi sur la liste noire. Edison pour avoir "pris plaisir à électrocuter des animaux" et Revere, héros de la guerre d'indépendance, pour avoir - scandale sans nom - parlé, dans un poème, d'Esquimaux plutôt que d'Inuits. On était dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Au début de la deuxième moitié du XXe, j'avais un livre qui me faisait rêver, il s'intitulait "Imok le petit esquimau". Je suppose que j'ai droit au bûcher.

Les purs ignorent toute contextualisation. Ils rejettent toute personne qui ne correspond pas aux valeurs d'aujourd'hui, et surtout à leurs critères totalement subjectifs, ignorant l'Histoire, l'évolution des sociétés. N'y a-t-il donc pas d'historien dans le Conseil académique de San Francisco? "Pour faire de l'histoire, il ne suffit pas de rappeler, comme certains, les propos racistes et impérialistes tenus par Churchill, écrit Guillaume Erner (2). On trouvera toujours une phrase qui mérite l'échafaud. Churchill était plutôt moins raciste que l'Angleterre d'alors - le personne n'est innocent s'applique à tous ses contemporains, de Keynes à James Bond." Y a-t-il le moindre politique, le moindre penseur d'hier qui résisterait au feu nourri des purs et des décoloniaux? "Une fois que l'on aura condamné Colbert et Napoléon, mais aussi Tocqueville pour ses propos sur l'Algérie, à qui passera-t-on? Camus, pour sa timidité sur la question algérienne? Les décoloniaux, comme tous les radicaux, haïssent l'Histoire. Ce qu'ils aiment, ce sont les tribunaux." Mais des tribunaux sans procès où tout pécheur est d'office condamné à l'excommunication par les Torquemada d'aujourd'hui.

C'est difficile à entendre, mais il va bien falloir qu'ils l'admettent: l'être humain est imparfait. A Tournai, il y a quelques décennies, le quai Staline est devenu quai Sakharov. Juste retour de l'Histoire que le nom d'un défenseur de la démocratie pour remplacer celle d'un sombre dictateur. Mais en 1953 Sakharov a participé à l'invention de la bombe à hydrogène soviétique. Faut-il débaptiser le quai? Et éviter alors tout nom d'une personne? On peut imaginer donner aux rues des noms d'animaux, d'arbres, de fleurs, mais la nature est parfois d'une brutalité très humaine, pleine de prédateurs. Reste alors à donner des numéros à nos rues. On évitera toutefois le chiffre 1 pour éviter d'indiquer la primauté d'une rue par rapport aux autres. 

(1) Carl Nolte, "San Francisco bafoue l'histoire", San Francisco Cronicle, 30.1.2021, in Le Courrier international, 11.2.2021.

(2) Guillaume Erner, "Décoloniaux - Quand l'Histoire ne tient qu'à un boulon", Charlie Hebdo, 3.3.2021.

6 commentaires:

Bernard De Backer a dit…

Excellent. La phrase clé, pour moi : "C'est difficile à entendre, mais il va bien falloir qu'ils l'admettent : l'être humain est imparfait." Les purs sont dans la théorie de l'homme dénaturé. Ils pensent que l'homme est parfait mais qu'il a été dénaturé par un agent extérieur malfaisant (le choix de cet agent est vaste : regardez rien que pour le 20e siècle). Le sociologue Gérald Bronner a deux chapitres très éclairants à ce sujet dans son livre Apocalypse cognitive (2021). Bien évidemment, cela ne signifie pas qu'il n'y a pas d'agent malfaisant, mais je pense qu'il est inscrit à différents niveaux de la nature humaine (et des existants non-humains). Parfois; ce sont les partisans de l'homme dénaturé qui sont des agents malfaisants...

Didier L. a dit…

"Ces anges purificateurs sont les nouveaux juges ". Je retournerais volontiers l'expression : ces nouveaux juges sont des anges purificateurs. On est bien dans le domaine religieux. On parle à juste titre de "purs", ce sont les nouveaux cathares. D'ailleurs le veganism (je garde exprès la forme anglo-américaine) va bien avec le wokisme.
A propos de wokeries, attention à ne pas prêter le flanc, l'expression "noires gémonies" peut coûter cher devant le tribunal ecclésial.
Par ailleurs, je tiens à ta disposition le bouquin de Bronner justement cité par Bernard De Backer dans le commentaire précédent.

Didier L. a dit…

@Bernard De Backer : pensez-vous que les Purs, ces néo-cathares, sont simplement de tristes rousseauistes ?

Bernard De Backer a dit…

Il y a un peu de cela, mais je n'emploierais pas le qualificatif "triste". Ceci dit, chez Rousseau, le "bon sauvage" est un mythe philosophique, pas une affirmation historique. Du moins selon Bronner, je ne suis pas un spécialiste de Jean-Jacques ! Mais la croyance d'une humanité pure, non pervertie par quelque malfaisance, me semble universelle. Le "bon sauvage" croyait déjà que ses Ancêtres étaient parfaits...

Michel GUILBERT a dit…

Gérard Biard a intitulé son billet dans Charlie Hebdo de ce jour "Le retour de la révolution culturelle". Il y revient sur la chasse menée contre deux enseignants de Sciences Po Grenoble traités d'islamophobes et de fascistes. Les mêmes injures ont été adressées, constate-t-il, à des féministes qui manifestaient à Paris le 8 mars dernier. Les insulteurs - qui sont parfois aussi des agresseurs - sont, dit-il, "les descendants de ces maos enragés qui, dans les années 70, nous vantaient les vertus de la Révolution culturelle et de ses cinq catégories noires à éradiquer, puis, plus tard, du génocide khmer. Pour le moment, ils se contentent de simples affichages de noms. Mais au fond , ce sont les 'ennemis' en chair et en os qu'ils aimeraient bien coller contre un mur."
Et une bonne partie de la gauche semble amnésique...

Bernard De Backer a dit…

Il s'agit bien des "maos" français, pas des chinois. N'oublions pas que la Grande Revolution culturelle (appelation officielle) était téléguidée par Mao dans un contexte sociétal et politique qui n'a rien à voir avec celui de la France d'aujourd'hui ou celui de 68. La pouvoir du Grand Timonier était menacé après le désastre de la collectivisation totale du Grand Bond en avant (entre trente et quarante millions de morts de faim et de malnutrition, sans parler du cannibalisme). Les jeunes Français de 68 n'y comprenaient rien et projetaient leurs propres revendications sur une Chine fantasmée. Voir le témoignage récent (et oh combien tardif !) d'Annette Wievorka. Ce qui peut donner une impression de parenté, ce sont les dazibaos (affiches) et le manichéisme effrayant de ces groupes, avec les réflexes pavloviens habituels ("fasciste", "islamophobe", "réactionnaire", etc.). Sans oublier le délire d'Alain Badiou, trop vieux que pour être le Mao français. Il y a bien une sorte de révolution culturelle en cours sur les campus, avec les ambiguïtés et les passions afférentes, mais dans un Etat démocratique (pluripartisme, séparation des pouvoirs, Etat de droit, liberté de la presse...). Ce qui n'empêche de la tenir à l'oeil, de l'analyser et de la combattre, sans nul doute.