dimanche 7 mars 2021

Enfermée dans sa peau

La folie identitaire se propage. Elle est contagieuse. Elle inquiète. Quels gestes barrières nous en protègeront?

Lors de l'investiture du président Joe Biden à Washington le 20 janvier, la jeune poétesse Amanda Gorman a lu un de ses textes: The Hill We Climb. Texte unanimement salué et que les éditeurs du monde entier tiennent à publier. Ce qui implique, évidemment, de le traduire. L'éditeur néerlandais Meulenhoff a choisi pour ce faire Marieke Lucas Rijneveld, décrite comme une jeune écrivaine prometteuse. Mais qu'importe son talent? Elle est blanche et donc incapable de traduire un texte écrit par une noire. Ainsi en a jugé une activiste noire néerlandaise. Résultat: tant la traductrice sollicitée que l'éditeur ont jeté l'éponge, ce dernier allant même jusqu'à s'excuser pour ce choix malheureux. On pourrait ajouter que Marieke Lucas Rijneveld n'est pas américaine. Et se poser alors cette question insensée: un traducteur doit-il ressembler à la personne dont il traduit un texte? Pour ces activistes identitaires, peu importe la qualité d'écriture, la sensibilité, l'expression artistique, les compétences, l'intelligence, seuls comptent l'origine, le sexe, la couleur de peau.

André Markowicz, reconnu comme un grand traducteur du russe vers le français, relève (sur son compte Facebook) que l'activiste qui se prend pour une éditrice souligne "qu'Amanda Gorman n’est pas simplement noire : elle est aussi fille de mère célibataire, elle a eu des problèmes d’élocution qui ont fait croire à un retard mental. Peut-être faudrait-il en plus, s'interroge-t-il, que sa traductrice soit noire et fille de mère célibataire et ait eu des problèmes d’élocution ?... Ou le fait d'être noire suffit-il à comprendre une enfant noire qui a été dyslexique ? Et pourquoi une blanche, dyslexique ou non dans son enfance, fille ou non d'une mère célibataire, ne pourrait-elle pas le sentir ? Et que se passera-t-il si Amanda Gorman est traduite, je ne sais pas, en chinois, ou en japonais, ou en russe ? Il faudrait quoi, chercher une chinoise noire qui aurait été dyslexique dans son enfance ?"

Un livre écrit par une femme peut-il être traduit par un homme? Les textes qu'Arthur Rimbaud a rédigés à dix-sept ans peuvent-ils être traduits par quelqu'un qui en a cinquante? Un livre sur le véganisme peut-il être traduit par un omnivore? Un journaliste peut-il parler de handicap s'il n'est pas lui-même  handicapé? Un non croyant peut-il publier le texte d'un croyant ou inversement?

André Markowicz dénonce "cette idéologie de l'atomisation de l'humanité". Pour lui, "la traduction (...) est, d’abord et avant tout, le partage et l’empathie pour l'autre, pour ce qui n'est pas soi : ce que j'appelle la reconnaissance. (...) Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas (à part pour des questions de droits d'auteur, évidemment légitimes). Tout le monde, en revanche a le droit de juger si je suis capable de le faire. C’est-à-dire si je suis capable de partager ma lecture, mon empathie ; si je suis capable de faire entendre, par ma voix, la voix d’un ou d’une autre — sans la réduire à la mienne. Si ma voix est assez accueillante, assez libre pour accueillir d'autres voix que la mienne." 

Si on obéit à ces néo-censeurs - ce qu'a fait, hélas, l'éditeur Meulenhoff - un gouffre s'ouvre sous nos pieds. Au théâtre ou au cinéma, un rôle d'homme peut-il être joué par une femme, de blanc par un noir, de jeune par un vieux, le tout inversement? Un peintre peut-il représenter un paysage ou des personnes qui ne soient pas du pays dont il est originaire (ce qui pose la question des origines: un noir né en France a-t-il le droit de peindre un paysage du Sénégal?) ? Peut-on cuire une pizza si l'on n'est pas italien? Le peut-on si un de ses deux parents l'est? Et à quelle génération l'autorisation devient-elle caduque? Un chauve peut-il avoir un avis sur les coiffeurs? On voit où nous mènent ces censeurs, qui jouent au shérif et au juge: au repli, à la bêtise. L'assignation identitaire mène tout droit au racisme. "Juger de quelqu'un pour ce qu'il est, et non pour ce qu'il fait, est une des marques du racisme, affirme encore André Markowicz. Que le racisme soit anti-noir, ou anti-blanc, ou anti-ce-que-vous-voulez, c'est du racisme. Et tout racisme est détestable."

Post-scriptum: à écouter, sur le même sujet, le billet de Sophia Aram sur France Inter ce lundi 8 mars (8h55).

(Re)lire sur ce blog: "Chacun chez soi", 13.8.2018.

4 commentaires:

Anne-Marie Decoster a dit…

C'est insensé. Je suis consternée. Où tout cela va-t-il s'arrêter?

Didier L. a dit…

Impeccable.

Bernard De Backer a dit…

Il y a un ou deux points de la réaction de Markowicz que tu n'évoques pas, Michel.

D'abord son dialogue "amical" avec un orthodoxe russe qui lui dit qu'il ne peut pas traduire des écrivains russes, car il n'est pas orthodoxe. Markowicz interprète cela comme de l'antisémitisme, car ce que son interlocuteur voudrait dire sans oser : "tu n'es pas Russe, tu es Juif".

Ensuite et surtout son évocation du "fascisme" à deux reprises pour désigner ce qui nous menace avec la culture "woke". C'est un réflexe bien connu de ne voir qu'une seule source du "mal" au 20e siècle, le facsisme (qui désigne en fait le nazisme), et de rabattre les question actuelles sur le passé. La passé nazi et pas le passé communiste totalitaire (dès Lénine). Or je ne crois pas du tout que le "wokisme" (ou la "cancel culture", le décolonial, etc.) gagne en intelligibilité à être rabattu sur la "fascisme". C'est un phénomène nouveau qui fait davantage penser aux gardes rouges, mais qui a sa logique propre qu'il faut analyser.

Enfin, la question de l'antisémitisme des orthodoxes russes est une vieille affaire pour Markowicz, qui se définit comme Juif laïc. Ainsi, lors de l'anniversaire de la mort de Soljénitsyne (ou de la publication de l'Archipel du Goulag, je ne sais plus), il a attaqué assez violemment Soljénitsyne en le traitant d'antisémite. Je ne vais pas expliquer pourquoi, ce serait trop long (mais je peux le faire). Pour le reste, je suis totalement d'accord avec son point de vue.

Bernard De Backer a dit…

Complément. La réaction d'André Markowicz a été publiée comme tribune dans Le Monde d'aujourd'hui, et ne comporte pas (si j'ai bien lu) les deux éléments que j'ai relevés ci-dessus. Mais elle en comporte d'autres que chacun pourra découvrir : https://www.lemonde.fr/livres/article/2021/03/11/andre-markowicz-traducteur-sur-l-affaire-amanda-gorman-personne-n-a-le-droit-de-me-dire-ce-que-j-ai-le-droit-de-traduire-ou-pas_6072706_3260.html