vendredi 26 janvier 2024

Changer de culture(s)

L'agriculture, en soi, ne va pas mal. Elle produit... Ce sont les agriculteurs (et la terre) qui vont mal. En tout cas, beaucoup d'entre eux. Certains, gros bonnets de l'agro-industrie, ont des revenus très confortables quand la plupart des autres ne parviennent pas à se dégager un salaire décent tout en travaillant six ou sept jours sur sept.
Le problème est ancien et a déjà suscité de nombreuses crises. Depuis longtemps, le secteur - largement subventionné - aurait dû remettre en question son fonctionnement (1). Il n'en est rien. Au contraire. Les syndicats agricoles majoritaires refusent de reconsidérer un système qui a montré ses limites, sinon sa folie, celle d'une agro-industrie de conception libérale qui continue à pousser ses travailleurs vers des monocultures en étendant toujours plus leurs superficies, en s'équipant toujours plus et en empoisonnant la terre sous prétexte de produire plus. Nourrir l'humanité n'a pas de prix. Sauf celui de leurs produits, achetés parfois en dessous de leur prix de revient par le secteur de la grande distribution et revendus avec des  « marges qui ne permettent pas une juste répartition de la richesse ». Un éleveur laitier du Nord dénonce « l’agro-industrie qui bénéficie de marges garanties quand nous, on doit répercuter la hausse des prix du gazole, de l’eau, du soja et du matériel » (2). Vincent Delobel,  jeune éleveur belge, constate que "l’agro-industrie augmente ses marges alors que les prix d’achat aux agriculteurs ne montent pas" (3). La majorité des consommateurs ne prête pas beaucoup d'intérêt au sort des agriculteurs. "On a habitué les Français à se nourrir pour pas cher. Ils ont oublié la valeur de leur alimentation, peste un agriculteur (2). Payer quelques centimes de plus leur semble insurmontable, alors qu’ils achètent des chaussures à 150 euros et des abonnements téléphoniques hors de prix. »  

« On marche sur la tête, estime un agriculteur. C’est tout le modèle agricole actuel qu’il faut changer. » (2) Mais la FNSEA, le syndicat agricole largement majoritaire en France, ne fait que le conforter, ce modèle. Pas l'ombre d'une autocritique sur "ce vaste merdier" qu'est devenue l'agriculture", pour reprendre le titre d'un livre du journaliste Fabrice Nicolino. Xavier Beulin a présidé la FNSEA de 2010 jusqu'à sa mort en 2017. Il était président du conseil d'administration du groupe Avril2 (anciennement Sofiprotéol), groupe agroindustriel international (chiffre d'affaires 7 milliards d'euros en 2013) de la filière oléagineuse et protéagineuse. Wikipedia le présente comme "homme d'affaires, actionnaire, administrateur, lobbyiste, syndicaliste, industriel, financier". Comment un tel personnage aurait-il pu faire sortir l'agriculture française de sa folie productiviste ? Il y avait des intérêts totalement opposés. La FNSEA est le seul syndicat à pousser ses adhérents dans le mur. Depuis une éternité, tous les ministres français de l'Agriculture ont mené des politiques voulues par la FNSEA.
On comprend la colère des agriculteurs qui travaillent comme des forçats pour des revenus misérables, mais il est urgentissime que l'agriculture dite traditionnelle (paradoxalement, il s'agit de celle qui n'a plus grand-chose à voir avec les traditions) change radicalement ses pratiques. 

La Confédération paysanne, syndicat agricole d'une tout autre approche, affirme sa solidarité avec les mouvements actuels et estime que "la colère exprimée est légitime, tant le problème de la rémunération du travail paysan est profond". Elle appelle "à se mobiliser et à porter des solutions durables de sortie de crise et de système".  Son  mot d'ordre : « Un revenu digne pour tous les paysans et paysannes » et « Rompre avec le libre-échange ». Elle constate que "l'agriculture française tourne en rond depuis des décennies derrière la sacro-sainte « compétitivité » chère à l'agrobusiness et aux marchés mondialisés. Résultat : un plan de licenciement massif dramatique qui tue nos campagnes".
La Confédération paysanne demande "d'urgence une loi interdisant tout prix agricole en-dessous de nos prix de revient et la fin immédiate des négociations d'accord de libre-échange".
"Les gouvernements successifs et la FNSEA ont mené conjointement l'agriculture dans l'impasse actuelle d'un système économique ultralibéral, inéquitable et destructeur. Nous alerterons nos collègues sur le mirage de la « suppression des normes » et celui du « complément de revenu » par la production d'énergies." La Confédération estime qu'une simplification administrative est nécessaire, mais qu'il ne faut pas se tromper de cible. "La demande de la majorité des agriculteurs et agricultrices qui manifestent est bien celle de vivre dignement de leur métier, pas de nier les enjeux de santé et de climat ou de rogner encore davantage sur nos maigres droits sociaux." (...)  "Ce dont nous avons besoin, c'est de s'attaquer aux racines du problème en offrant plus de protection sociale et économique aux agricultrices et agriculteurs."
Ses demandes : "Instauration de prix garantis pour nos produits agricoles, mise en place de prix minimum d'entrée sur le territoire national, accompagnement économique à la transition agroécologique à la hauteur des enjeux, priorité à l'installation face à l'agrandissement, arrêt de l'artificialisation des terres agricoles". C'est à ces conditions que le monde agricole sortira du marasme dans lequel il (s')est plongé. (4)

Comme toujours, pour beaucoup d'agriculteurs en colère, le coupable est tout trouvé : c'est la faute de l'Union européenne et de ses frontières ouvertes. L'extrême droite nationaliste, en France comme en Allemagne, espère récupérer ce ras-le-bol et répète sa haine de l'Europe. Alors que c'est précisément plus d'Europe qui sauvera l'agriculture, plus d'harmonisation des règles et des législations. Où était le président du Front du Rassemblement national quand était discutée la PAC ?  Aujourd'hui, il se balade de ferme en ferme avec ses belles bottes. Il cause, il pérore, il parade. Bien plus qu'au Parlement européen où  il a toujours brillé par son absence (*). Une tradition dans la famille  Le Pen.

Les maires, quasiment tous, soutiennent sans condition le combat des agriculteurs. Même ceux qui ont refusé un label bio dont peut se targuer leur commune. Même ceux qui s'opposent à la loi ZAN qui entend interdire de nouvelles artificialisations des sols au détriment des terres agricoles.

Les agriculteurs se plaignent d'un excès de règlementations à devoir respecter, notamment dans le domaine environnemental. Ils souffrent, c'est indéniable, des dommages causés par le dérèglement climatique. Dont ils sont aussi responsables. Pour que soit visible leur colère, certains brûlent des pneus. C'est le cas ici tout près, en Haute-Vienne,  vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec l'aide d'un garagiste si content de s'en débarrasser. Quel est le message ? L'environnement, on l'emmerde ? Ça, ça fait longtemps qu'on l'avait compris. Oui, "c’est tout le modèle agricole actuel qu’il faut changer". Et sa culture. Dans tous les sens du terme.

(1) https://moeursethumeurs.blogspot.com/2013/10/fort-minables.html
https://moeursethumeurs.blogspot.com/2015/09/adieu-veaux-vaches-cochons.htmlhttps://moeursethumeurs.blogspot.com/2014/11/basse-cour.html
(2) https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/01/25/sur-les-barrages-des-agriculteurs-on-marche-totalement-sur-la-tete-c-est-tout-le-modele-agricole-actuel-qu-il-faut-changer_6212867_3234.html
(3) https://www.lavenir.net/regions/wallonie-picarde/2024/01/26/vincent-delobel-eleveur-a-havinnes-lagro-industrie-augmente-ses-marges-alors-que-les-prix-dachat-aux-agriculteurs-ne-montent-pas-U5TO5GIKNZAVBLUQVBPP6G63VI/
(4) https://confederationpaysanne.fr/actu.php?id=14096
(*) "La vocation de Jordan n'est pas d'être toujours à user ses fonds de pantalon sur les bancs de l'hémicycle. Il a rendez-vous avec l'Histoire prochainement ou dans quelques années, quelques décennies." Propos de l'eurodéputée RN Mathilde Androuët, excusant l'absentéisme de Bardella au Parlment européen (France 2, 18.1.2024). Faut-il en rire ou en pleurer ?


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