mardi 30 janvier 2024

Grogne des procrastineurs

Le secteur agricole est en pétard un peu partout en Europe de l'ouest. Les agriculteurs néerlandais se sont mobilisés pour s'opposer à la décision de leur gouvernement de faire baisser les émissions d’azote en réduisant les cheptels, notamment de vaches laitières. Les agriculteurs flamands ont manifesté aussi pour l’azote. Puis, leurs confrères allemands pendant des semaines contre le projet de leur gouvernement de supprimer les aides publiques au diesel agricole. Maintenant, c’est la France. Et la Wallonie suit.
Le Vif (1) publie une interview de Philippe Baret, ingénieur agronome à l’UCLouvain et spécialiste du monde agricole belge et européen.

Pour Philippe Baret, "’il y a un effet de contagion et une bonne part d’opportunisme à moins de six mois du scrutin européen. Les agriculteurs savent très bien que la politique agricole européenne sera mise sous pression en cas de changement de majorité au Parlement et à la Commission UE. En réalité, c’est un bras de fer ancien qui se poursuit aujourd’hui. Il faut rappeler que près d’un tiers du budget européen est attribué à l’agriculture".
Faute de consensus entre ses Etats membres, l’Union européenne a récemment allongé de dix ans l'autorisation d'utilisation du sur le glyphosate. "Il existe évidemment tout un écosystème rassemblant des acteurs du secteur agricole, du secteur chimique et du secteur financier qui forment une masse d’influence pour faire reculer ou retarder les avancées au niveau écologique mais aussi de la santé." Phlippe Baret rappelle que la plupart des directives dont les agriculteurs dénoncent la lourdeur "poursuivent un objectif de santé avant tout et pas seulement écologique. (...) Les directives sont là pour améliorer la qualité de ce qu’il y a dans nos assiettes et la santé des gens."

"Le problème principal est, en fait, interne au monde agricole, pas au niveau de la Commission. D’un côté, les gros exploitants, soit 20 % des agriculteurs, qui font de plus en plus de bénéfices, absorbent néanmoins 80 % des subventions européennes. De l’autre, les petits exploitants, soit 80 % des agriculteurs, qui sont de plus en plus sous pression, ne touchent que 20 % des subsides. C’est cette inégalité-là qui est, à mon sens, à la base des problèmes du monde agricole."
"En Belgique, il y a des fermiers qui gèrent 1 200 hectares en pommes de terre et qui exploitent d’autres agriculteurs qui travaillent pour eux. Cette configuration est encouragée par le secteur agro-alimentaire et de la grande distribution. Au lieu de bloquer les routes et de gêner les citoyens, les tracteurs devraient faire le siège des supermarchés comme Aldi, responsables d’une course aux prix les plus bas et aux profits."

Les agriculteurs se plaignent d'un excès de contraintes administratives, mais certains contrôles ont été facilités. "Lorsqu’on reçoit des subsides surtout à une telle échelle, cela suppose des contrôles, donc de l’administratif. C’est logique. Le contrôle par satellite, lui, est en réalité une simplification pour les agriculteurs. Exemple : un fermier doit semer son couvert végétal pour le 11 novembre. Le 8, le satellite constate que ce n’est pas fait. Un sms prévient l’exploitant que le satellite repassera le 11, avec une sanction à la clé cette fois. Avant, l’agriculteur devait envoyer lui-même la preuve avec des photos quadrillées qu’il coloriait. Et les contrôles étaient aléatoires. Désormais, ils sont systématiques mais simplifiés. (...) "Toutes ces mesures n’ont pas été décidées sans concertation avec le monde agricole. Les syndicats étaient autour de la table pour les négocier et aujourd’hui ils sont dans la rue pour dénoncer ce qu’ils ont négocié. (...) Si vous consultez le registre des lobbies européens, vous verrez que la Copa-Cogeca, qui regroupe les principales organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne, est dans les bureaux de la DG Agri de la Commission tous les jours. La politique agricole commune (PAC) a pris un an de retard à cause des négociations."

Philippe Baret rappelle que le patron du grand syndicat FNSEA en France est le président du conseil d’administration du groupe Avril (Ndlr : qui est le numéro 1 des huiles alimentaires, comme Puget, Lesieur, et qui compte des filiales dans 18 pays). L'agronome est "inquiet du rôle simpliste que ces grands syndicats jouent par rapport à la mue indispensable du monde agricole". Selon lui, les grands syndicats agricoles mènent "un combat d’arrière-garde pour maintenir le vieux monde. Ce n’est pas représentatif de l’ensemble des agriculteurs. Ce n’est qu’une partie des agriculteurs qu’on retrouve sur les barrages routiers et dans la rue. La transition du modèle du passé vers le modèle de demain est inévitable. Ce n’est pas qu’une question écologique. C’est avant tout une question de système agricole. Les agriculteurs eux-mêmes sont les premières victimes du changement climatique, du manque d’eau… Ils savent depuis le début des années 2000 qu’il va falloir changer. Mais voilà, on a procrastiné et aujourd’hui la transition fait plus mal. Il y a sûrement des choses à négocier et à revoir. Mais ce qui m’inquiète le plus avec ces mouvements d’agriculteurs, c’est de savoir si ces manifestants ont un projet au-delà de la grogne et sont-ils vraiment dans l’optique de changer ?"
"On est dans le populisme tel que le définit l’historien Pierre Rosanvallon. (...) Pour lui, le populisme c’est la politique négative : on râle, on critique, mais on ne propose rien ou presque. Or le mouvement agricole tel que je le vois aujourd’hui dans les rues ne me semble pas avoir, jusqu’ici, de proposition à faire pour l’avenir. Il est juste dans la grogne – trop d’administratif, pas assez de revenus… –, sans aucun projet.

(1) par Thierry Denoël, 27.1.2024.
https://www.levif.be/societe/environnement/agriculture/agriculteurs-au-lieu-de-bloquer-les-routes-ils-devraient-faire-le-siege-daldi/

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